dimanche 6 avril 2014

INTERVIEW. Michel Rocard : "Manuel Valls est une chance"


Adepte du pragmatisme, plus "social-libéral" que socialiste, Manuel Valls est un "rocardien". Que pense son mentor de sa nomination ?

Michel Rocard se rend avec Manuel Valls au siège du PS, en 1993.
Michel Rocard se rend avec Manuel Valls au siège du PS, en 1993. © MICHEL GANGNE / Afp

Propos recueillis par 

Il était le "Sarkozy de gauche", le voici donc métamorphosé enMichel Rocard bis d'un président mitterrandien. Reprise par les médias, commentateurs et acteurs de la politique, la comparaison avec l'ancien Premier ministre s'impose : Manuel Valls est "rocardien" depuis l'adolescence : il a adhéré au Parti socialiste en 1980, à 17 ans, pour le soutenir. Comme son mentor, il se réclame du pragmatisme politique et d'une économie "ancrée dans le réel", ce qui lui vaut d'être vilipendé par une partie de la majorité. Comme lui, il est nommé parce que le président n'a pas d'autre choix que de jouer la carte du renouveau et de la popularité. Et sa nomination à Matignon par un président qui ne l'inviterait pas à passer des vacances avec lui pourrait brûler les ailes de ce rival en puissance. C'est en tout cas ce qui est arrivé à Michel Rocard... Mais qu'en pense l'intéressé ? Pour Le Point.fr, Michel Rocard commente la nomination de son ancien élève au poste de Premier ministre.
Le Point.fr : La nomination de Manuel Valls est-elle un choix judicieux ? 
Michel Rocard : Je déteste ce besoin journalistique de juger tout de suite. C'est une chance. L'homme est suffisamment intelligent, suffisamment courageux et suffisamment novateur pour être Premier ministre. Maintenant, on ne sait pas encore. Ce n'est pas sûr. Ce qui est sûr, c'est que le président de la République avait besoin d'un choix innovant. C'est un bon choix à ce titre. 
Possède-t-il l'autorité qui manque au président ou qui manquait à Jean-Marc Ayrault ? 
C'est moins une affaire de personne que de pertinence des idées et des mesures à prendre. Nous sommes dans une situation de crise et de drame. Ni le président de la République ni Jean-Marc Ayrault n'avaient réussi à donner l'impression qu'ils la maîtrisaient ou la comprenaient. De ce point de vue, Manuel Valls a davantage de capacités. Mais il les mettra au service du président, dans le cadre d'une compréhension mutuelle. 
Ce sera une cohabitation entre eux ?
Non, je ne pense pas. Ils sont tous les deux capables de gérer, de manière complémentaire, leurs tempéraments différents. Ce mot de cohabitation sert un peu à tout. C'est une bêtise. Il faut lui garder son sens constitutionnel.
François Hollande a utilisé l'expression "gouvernement de combat". Ça vous parle ? 
En politique, il faut des mots pour entretenir une relation avec l'opinion publique. C'est un mot. On verra dans les faits. Et de fait, la situation exige qu'on se batte. 
Valls était "rocardien". L'est-il toujours ?
Bien sûr. Mais rocardien, ça ne veut rien dire. C'est un mot un peu idiot inventé par les journalistes. Depuis un siècle, la gauche française a en commun des valeurs qui sont issues d'un mariage tragique entre le jacobinisme et le marxisme. Quand on parlait d'union de la gauche, il y avait à la fois la laïcité, le centralisme d'État et l'idée de redistribuer les moyens de production et d'échange. Ceux qui n'étaient ni totalement jacobins ni totalement marxistes étaient minoritaires tout du long. C'est une longue dissidence qui commence avec Jean Jaurès, qui n'a jamais été membre de la direction du PS. Ça a continué avec Pierre Mendès France. Le mot est appliqué à ceux qui souhaitent débarrasser la gauche d'une pensée marxiste ou trop étatiste et pensent qu'il faut s'intégrer dans une économie de marché en essayant de donner des résultats de distribution qui soient sociaux. À ce titre, Manuel Valls est rocardien. 
Assumez-vous la comparaison avec vous ? 
Si vous voulez, oui. C'est un de mes amis et l'un de mes anciens collaborateurs, en plus. Comme j'ai été animateur pendant une trentaine d'années d'un courant au sein du parti, il était dedans, et je pense que ses idées restent les mêmes. 
La nomination de Valls est-elle une manière de le tuer politiquement ?
Ceux qui pensent comme ça considèrent qu'il ne peut qu'échouer. Je ne le pense pas. Je suis bien placé pour savoir que le poste de Premier ministre confère une grande puissance. La machine de l'État se commande depuis Matignon. La Ve République a été inventée comme ça et pour ça. Simplement, la tâche sera rude à cause des multiples crises qui convergent. Il ne faut pas oublier que la crise financière est distincte et différente de la crise proprement économique et tout ça se mélange avec une désobéissance civile. Tous ces problèmes n'ont pas les mêmes causes et nécessitent des traitements distincts. Devant l'ampleur de ces dégâts, l'inventivité est un devoir. Il est clair que nommer Manuel Valls constitue un changement qui ouvre des pistes.
Comment jugez-vous la politique économique menée jusqu'ici par François Hollande ? 
Vous êtes trop franco-français dans votre manière de m'interroger. La France est, comme tout le monde, victime d'une crise économique et financière qui est mondiale. Nous avons un effondrement propre de l'appareil productif en France, mais qui s'inscrit dans un ralentissement général de l'économie mondiale, qui est quasi stagnante depuis dix ans maintenant. Un des premiers actes que François Hollande et Manuel Valls devraient assumer ensemble, c'est de faire comprendre à l'opinion que la France n'est qu'un petit morceau de tout ça et que toute seule elle n'a pas les moyens de s'en sortir dans la crise mondiale. Mais qu'elle peut corriger le peu qui nous en incombe.
source : Le Point