Alors que Freud, Nietzsche, Spinoza ou Hume en ont déjà fait le procès, pourquoi établir une critique de la religion aujourd’hui ?
Cette critique est liée au retour politique du religieux. Notamment quand il fait pression sur les institutions républicaines, à la manière de la Manif’ pour tous ; quand, en Europe de l’Est, une religion rétrograde essaie d’influencer la Constitution : ou quand, avec le Traité constitutionnel européen, les religions ont le droit d’intervenir dans la définition des lois. Par ailleurs, je m’inquiète de la montée de l’islamisme radical. Dans l’esprit de la philosophie des Lumières et des grands penseurs du XIXe siècle comme Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud, je tiens à montrer à quel point la religion demeure une imposture morale, intellectuelle et politique. Un imposteur prétend apporter ce qu’il n’apporte pas ou prétend être ce qu’il n’est pas. Les religions prétendent amener la Vérité, alors qu’elles n’amènent que des croyances.
Votre livre est-il un éloge de l’athéisme ?
Je distingue deux formes d’athéisme. L’athéisme dogmatique consiste à dire qu’il n’y a pas de Dieu. C’est celui de Marx ou du philosophe Marcel Conche. Ce dernier dit qu’un tel athéisme ne peut pas se démontrer, car il se prononce sur la totalité du réel. Mon athéisme est privatif. Je me passe de Dieu dans ma vie et analyse les religions comme un phénomène humain. Je m’inspire de la formule de Feuerbach : « Ce n’est pas la religion qui fait l’homme, mais l’homme qui fait la religion. » Ce sont les structures religieuses que je remets en cause. Pas l’élément subjectif de la croyance.
Comment distinguez-vous foi et religion ?
La foi est une prise de position sur l’origine du monde, sur sa finalité, sur l’hypothèse d’un Dieu créateur. Je suis sensible à ces questions métaphysiques. Mais ma conscience est tirée de la philosophie de Kant, selon laquelle on ne peut pas répondre à ces questions sur le plan du savoir. Je mets donc les réponses possibles entre parenthèses et j’autorise quiconque à avoir une position de croyant ou d’athée.
Ne pensez-vous pas que la religion puisse relier les hommes ?
Si l’on prend le mot latin religare (relier), les religions sont censées unir les hommes. Or, il n’y a pas une, mais des religions. Si elles unissent généralement les fidèles d’une même religion, elles se divisent parfois en interne, mais surtout entre elles. Au Moyen-Orient, des guerres déterminées par un contexte géopolitique et économique deviennent des guerres proprement interreligieuses ou intra-religieuses. La religion n’est pas ce facteur de paix qu’elle prétend être. Nietzsche considère que la religion chrétienne est hostile à la vie. Au nom d’un monde idéal, elle dévalorise la vie terrestre. Pour Marx, la religion se nourrit non seulement de la détresse sociale, mais elle contribue à l’alimenter.
En affirmant que les religions vont à l’encontre de la vie, vous vous opposez au vocabulaire désignant souvent les mouvements religieux « antiavortement » comme Pro-Life.
Les religions font de la vie une valeur sacrée, car créée par Dieu. D’où leur refus de l’avortement. Quand je parle des religions comme puissances antivie, c’est au niveau des mœurs. Le refus de la contraception s’explique parce qu’elles ne veulent pas faire du plaisir sexuel une valeur intrinsèque. Il est toujours justifié par une possibilité de procréation. Les religions n’ont cessé de mutiler la vie concrète des êtres humains. Nietzsche affirmait que la morale religieuse était antinature et avait inventé des « évènements spirituels et imaginaires », appelés péchés.
Cette volonté de contrôler les mœurs n’est pas spécifique aux religions. Les régimes communistes, pourtant athées, étaient hostiles à l’avortement et tenaient l’homosexualité pour une abomination...
Je pars du principe que le marxisme des pays de l’Est est un véritable contresens. On peut faire des analogies entre les défauts des religions instaurées et le stalinisme lui-même. Ce dernier valorisait l’importance de la famille et instaurait un conformisme moral hallucinant, tout en condamnant l’homosexualité, de la même manière que les trois religions monothéistes.
Quand vous établissez un bilan négatif des religions, vous visez particulièrement les trois religions monothéistes. Y a-t-il une hiérarchie dans votre critique ?
Même si cela peut choquer, il s’agit de hiérarchiser des religions selon leur proximité doctrinale avec les valeurs universelles de la raison humaine. Kant dévalorisait la religion judaïque comme étant celle d’un peuple élu. Il mettait en avant le christianisme comme religion universaliste. Par ailleurs, l’hindouisme et le bouddhisme ne sont pas des religions au même sens que les trois monothéismes. La dimension d’Église et de conformisme idéologique y est moindre. Ces mouvements sont peut-être davantage spirituels que religieux. Leur fonds doctrinal est plus difficile à critiquer intellectuellement, moralement ou politiquement. Il faut cependant rester méfiants : ces religions sont aussi concernées par des mouvements de fanatisme et d’intolérance. Dans l’histoire, les religions ont parfois pris des orientations politiques progressistes, comme la Théologie de la libération. Mais généralement, les religions ont été du côté du pouvoir dominant. Dans les régimes fascistes du XXe siècle – l’Italie de Mussolini, l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar et le Chili de Pinochet –, le catholicisme était omniprésent.
En plaçant leur foi dans une religion établie, est-ce que les croyants s’auto-manipulent ?
Un catholique est né dans un univers catholique. Si on est musulman, on est né dans un univers musulman... Montaigne d’emblée avait signalé cette relativité. En dehors de l’acte minimal de croire, tout le reste de la doctrine dépend d’une religion particulière. Un croyant authentique devrait se réserver à une foi en un Dieu transcendant, puis soumettre la doctrine à un examen critique et philosophique. Éventuellement, renoncer à des pans de sa doctrine incompatibles avec la science contemporaine. Le pape Jean-Paul II n’a reconnu la validité de la théorie de l’évolution selon Darwin qu’en 1996 ! La Création et le péché originel ne peuvent plus avoir leur place dans une théorie scientifique et matérialiste de l’évolution. On peut toujours croire que cette Nature vient de Dieu, qui lie tout ce processus évolutif. Mais c’est à la foi de s’accorder aux sciences. Pas aux sciences de s’accorder avec une foi.
Pourtant, les religions ne se sont pas toujours opposées à la science. Il suffit de regarder l’âge d’or islamique, du VIIIe au XIIIe siècle.
La civilisation musulmane a vu fleurir les sciences : les mathématiques, l’astronomie et l’étude de la nature inanimée. Mais s’agissant du vivant, il y avait un blocage. Car l’étude du vivant risquait de modifier notre idée de l’homme. En tant qu’enseignant, j’ai eu des étudiants musulmans qui, pendant trois mois, refusaient d’admettre que l’Homme était d’origine animale, car le Coran disait l’inverse.
Que dire du rôle majeur des religions dans l’art et la culture ?
Il est incontestable. Parce qu’elles sont irrationnelles et cachent une part de mystère, les religions nourrissent la créativité artistique. Bien plus que ce qu’on a appelé le « réalisme stalinien ». C’est prégnant dans l’architecture, la musique, la poésie... Je pense notamment au poète catholique Patrice de La Tour du Pin (1911-1975). Dans l’art, une spiritualité s’exprime. Hors du cadre artistique, je récuse le concept de spiritualité laïque qu’André Comte-Sponville met en avant. Je préfère dire que l’homme a une intelligence, se pose des questions métaphysiques et possède une conscience morale.
Vous n’envisagez donc pas une spiritualité horizontale à la place d’une religion transcendante et verticale ?
Nietzsche affirmait que « le pur esprit est pure sottise ». Qui dit spiritualité dit esprit. Des scientifiques renoncent aujourd’hui à ce concept. On peut dire qu’ « esprit » n’est qu’un mot désignant des processus biologiques, psychologiques, etc. Parler de spiritualité, c’est une manière d’interpréter ce qui se passe en nous à l’aide d’une origine religieuse. Je crois plutôt à une intelligence rationnelle commune à tous les hommes. Le lien social horizontal n’a pas besoin de spiritualité. Il a surtout besoin d’une dimension morale qui organise le vivre-ensemble à la lumière de la raison.
(*) Critique de la religion : Une imposture morale, intellectuelle et politique, Yvon Quiniou (Éditions La ville brûle, 2014).
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