dimanche 19 octobre 2014

De quoi Zemmour est-il le nom ?



Eric Zemmour.

Qu’est-il arrivé à la France de Jean Moulin pour que triomphe un livre qui réhabilite le maréchal Pétain ? Où en est la droite française pour qu’un chroniqueur duFigaro fasse l’éloge de Georges Marchais, l’ancien secrétaire général brejnévien du Parti communiste français d’avant la chute du mur de Berlin ? Qu’arrive-t-il à notre pays pour qu’une prose aussi rance rencontre une telle audience ? Un malaise identitaire, une crise de la nation, une crispation sur la francité à n’en pasdouter. Car Le Suicide français (Albin Michel, 544 p., 22,90 euros) du polémiste Eric Zemmour est la chronique d’une décadence, l’histoire d’une dégénérescence, la saga d’une destitution. Celle de la France.

Cet essai est le récit d’une désagrégation, d’une dissolution, celle du mâle blanc dominant. Plus de 500 pages pour dénoncer la « halalisation », la « féminisation »,la « xénophilie » et la « haine de soi » française. Un pavé pour fustiger les trois « D » hérités de Mai 68 (« Dérision, Déconstruction, Destruction ») qui auraient saccagé les anciennes hiérarchies (famille, nation, travail, Etat, école) d’une France désormais avachie. Soumise au « matriarcat », au « pouvoir gay » ; vendue, comme ses entreprises et ses banlieues, à l’étranger ; prostituée par le triomphe du libre-échangisme mondialisé.
En apparence, rien de nouveau sous le soleil de la réaction, devenue le train-train de tant d’émissions de radio, de télévision ou de salles de rédaction. Si ce n’est, cette fois-ci, que le tabou de Vichy est aboli. Alors que d’autres éditorialistes branchés depuis des années sur le filon du « déclin français » n’avaient pas encore trop osé s’y aventurer. Au point qu’un rappel des faits établi par les historiens concernés est devenu nécessaire, tant l’idée selon laquelle « Pétain aurait sauvé les juifs français » s’est mise à circuler, tel un trait empoisonné.

POURQUOI RÉPONDRE ?


« Face à un Eichmann réel, il fallait lutter par la force des armes et, au besoin, par les armes de la ruse. Face à un Eichmann de papier, il faut répondre par du papier », écrivait, en 1981, l’historien Pierre Vidal-Naquet. C’était à l’époque où Robert Faurisson niait l’existence des chambres à gaz. Eric Zemmour n’a pas franchi ce Rubicon. Alors, pourquoi répondre ? Précisons, avec le grand historien :« Nous ne le “discutons pas”, nous démontons les mécanismes de ses mensonges et de ses faux, ce qui peut-être méthodologiquement utile aux jeunes générations. » C’est dans cet esprit que les historiens Robert Paxton, Serge Klarsfeld et Jacques Sémelin mettent au jour ici ces fausses assertions.
Mais le livre n’est pas réductible à cette seule question. La nouveauté du Suicide français repose sur la narration. C’est une thèse qui fait la synthèse. Le grand récit du « tout fout le camp » et du « c’était mieux avant ». Tout y est concentré sous la forme d’une histoire qui fait autant appel au cœur qu’à la raison. A travers des chapitres courts et incisifs, l’auteur raconte « les quarante années qui ont défait la France », de 1970 à 2007. Dans un travelling nostalgique et apocalyptique, il met en correspondance les gens et les genres, les films et les lois, les chansons et les débatsLes Divorcés (1973) de Michel Delpech ou Mon fils, ma bataille (1980) de Daniel Balavoine illustrent la fin – bien sûr regrettée – du patriarcat. Les Valseuses(1974) de Bertrand Blier comme l’archéologie de Michel Foucault marquent la« subversion nihiliste » d’une France où les bandes de délinquants seront désormais « sanctifiées ». L’ancien patron Louis Schweitzer est le symbole de la généralisation des délocalisations ; le feuilleton « Hélène et les garçons » celui de l’émasculation du masculin. Quand au pauvre Claude Barzotti, compositeur du tubesque Rital (1983), le voici accusé d’avoir commis « une véritable déclaration de guerre au modèle français » parce qu’il a osé chanté « Je suis Rital et je le reste ! »
Par-delà ces risibles amertumes, le récit saisit parce que l’auteur sait manier le frisson de la provocation et celui des sentiments, les outrances soraliennes et la nostagie de la grande époque du football populaire de l’AS Saint-Etienne. Le ressort de l’ouvrage en forme d’almanach tient aussi, de façon plus triviale, à la fixation sur la virilité châtrée. Colbertisme, napoléonisme et vichysso-gaullisme composent sa Sainte Trinité. Et si Georges Marchais fait partie de son Panthéon, c’est parce que l’homme fort du PCF justifia l’intervention soviétique enAfghanistan et recommanda d’« arrêter l’immigration ».

APPROXIMATIONS ET FALSIFICATIONS


Or Zemmour réalise en pratique ce qu’il dénonce en théorie. Le Suicide françaisfait le portrait d’une France d’antan aussi disneylandisée que l’est, selon lui, notre« bien-pensante » société. Il colorise le film en noir et blanc du gaullisme, du pompidolisme et du giscardisme. Il retient le sourire de Marthe Keller dans Elle court, elle court la banlieue (1973), mais pas les bidonvilles et les déshérités de l’abbé Pierre. Zemmour égraine toute la panoplie du politiquement correct de l’incorrection, au point de faire passer les défilés des quartiers chics de La Manif pour tous pour celle « la France des parias ». Quelques pics d’abjection sont atteints, en dehors de la réhabilitation du maréchal Pétain. Ainsi raille-t-il les« salmigondis droits-de-l’hommistes » du discours du Vél’ d’Hiv de l’ancien président Jacques Chirac avant de louer la « talentueuse truculence désacralisatrice » de Dieudonné qui remit le « prix de l’infréquentabilité » au négationniste Faurisson.
Malgré les approximations et falsifications observées au fil des pages, aucun décryptage, aucun décodage – si excellent soit-il – ne suffira à démonter ce marketing de la Restauration. Car Eric Zemmour n’est que la part émergée d’une montée vers les extrêmes. Celle d’un néopopulisme ouvriéro-droitier qu’illustre une cohorte de céliniens de talk-show et de maurassiens de plateau télévisé. Celle d’une politique menée par-delà Bien et Mal incarnée par ce ressentimental-national qui est en train de s’imposer dans la bataille des idées.
Quelle réplique face à cette surenchère délétère ? Sortir de la déliquescence de la vie politique en entrant dans la bataille idéologique, car ces querelles visent à la conquête de l’hégémonie culturelle. Interroger aussi la pertinence de ces « duels » télévisuels où l’on attise les plus sordides outrances pour faire monter l’audience.Retrouver aussi l’impulsion des grands récits structurants de l’émancipation face aux sagas de la désagrégation. Sinon, comme l’écrit lui-même Eric Zemmour mais pour une tout autre raison, « à force d’écrire des horreurs, elles [finiront] par arriver ».

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