Les chroniques du temps présent. Un revenu universel ? Par Abdennour Bidar
Né à Clermont-Ferrand, Abdennour Bidar est écrivain et philosophe. Professeur de philosophie en classes préparatoires, il est actuellement chargé de mission sur la pédagogie de la Laïcité au Ministère de l’Éducation nationale et il siège comme personnalité qualifiée au sein de l’observatoire national de la laïcité.
Avez-vous déjà entendu parler du revenu universel, parfois appelé aussi revenu citoyen ou revenu de base ? C’est une idée qui était restée jusqu’à une période récente le monopole de quelques doux rêveurs. Et en effet a première vue cela ressemble bien à une pure utopie : chaque Etat donnerait à ses citoyens, sans aucune obligation d’un travail, une somme d’argent mensuelle suffisante pour mener une vie décente et participer à la vie publique d’une façon librement choisie. Plusieurs pays ont déjà étudié la faisabilité de ce revenu universel, le Canada l’ayant déjà expérimenté et la Suisse l’ayant fait entrer dans son débat politique. Il y a trois types d’arguments en faveur de cette proposition. Le premier est d’origine marxiste. Il s’appuie sur un constat critique très simple, que pourtant nous ne pensons presque jamais à faire : quelles que soient par ailleurs leurs évolutions sociales, et le progrès des libertés, nos sociétés ne laissent guère d’autre choix à l’immense majorité des individus que le salariat pour gagner leur vie – pas d’autre choix donc que de travailler pour accroître encore la richesse déjà détenue par ceux qui possèdent les capitaux (propriétaires des moyens de production, actionnaires des multinationales, etc.). C’est la version capitaliste de la nécessité biblique : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Est-il juste cependant que tant d’êtres humains subissent cette servitude du salariat pour gagner leur vie ?
L’autre argument vient... du bord politique opposé, c’est-à-dire du camp libéral, ce qui est assez étonnant pour qu’on le souligne ! Ce qui est mis en avant n’est plus toutefois, on s’en doute, l’argument éthique de l’émancipation des hommes vis-à-vis de la relation servile de l’employé à l’employeur. C’est l’argument cynique de l’intérêt bien compris ou du réalisme économique : une société qui comme la nôtre réduit le revenu au salaire condamne trop d’individus au chômage ou bien à des revenus insuffisants, avec ce double résultat négatif que le chômage coûte cher aux finances publiques (en indemnités) et que tous ceux qui sont dans la précarité ne peuvent pas consommer assez pour contribuer à faire marcher l’économie. Certains économistes estiment en outre que dans les pays développés l’emploi ne va plus cesser de se raréfier – il y aura de moins en moins de travail pour tout le monde – et ils considèrent par conséquent qu’il est urgent d’inventer d’autres modes de participation sociale que le salariat...
Le troisième argument est encore d’un autre ordre. Il est humaniste. Combien de femmes et d’hommes aujourd’hui dans nos sociétés souffrent au travail ? Combien ne trouvent à leur emploi que le mérite de leur permettre de subvenir à leurs besoins, sans pour autant leur apporter la moindre opportunité d’épanouissement ou d’accomplissement personnel ? Mais le problème est que pour la plupart ces individus sont « coincés dans le système » : ils ne peuvent pas prendre le risque de quitter leur emploi salarié pour créer leur propre job, parce qu’ils ont des bouches à nourrir, des crédits à payer et qu’ils ne peuvent donc pas s’exposer au risque de se retrouver « sans rien ».
Un véritable progrès humain serait donc de donner au maximum de gens les moyens de prendre ce type de risque, c’est-à-dire la sécurité financière nécessaire pour imaginer par eux-mêmes la façon dont ils veulent s’investir dans la société, au service de tous et en conformité – enfin ! – avec leurs vraies aspirations personnelles.
Il y a ainsi dans notre société des gisements de créativité auxquels nous ne donnons pas la chance d’émerger, et que l’institution d’un revenu universel permettrait de libérer. Car la peur de sombrer en sortant du salariat n’existerait plus.
Mais pour oser instituer ce revenu universel, il y a une condition de fond. Nous devons sans doute apprendre d’abord à avoir davantage confiance en la nature humaine, c’est-à-dire refuser l’idée toute faite que l’on va « donner de l’argent aux gens sans rien faire » et que cela va engendrer des « générations d’assistés »... Saurons-nous au contraire, dans un avenir proche, parier sur l’esprit d’initiative, l’audace de la liberté et l’imagination créatrice de l’être humain ?
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