Qui sont les Français sur la piste du djihad ?
Deux Français sont soupçonnés d'avoir participé à une exécution de masse perpétrée par l'Etat islamique (EI), filmée et mise en ligne, dimanche 16 novembre. Sur les seize minutes de propagande et de surenchère de violence de la vidéo, on voyait dix-huit pilotes de l'armée syrienne se faire égorger par des combattants à visage découvert.
« Cette vidéo, s'il n'y avait pas eu de Français dedans, on n'en aurait pas plus parlé en France, explique David Thomson, journaliste à RFI et auteur de l'ouvrageLes Français djihadistes. L'EI sait très bien cela. Il sait que prendre un Français vadécupler l'impact médiatique et psychologique en France. »
Combien y-a-t-il de ressortissants français présents en Irak et en Syrie ? Combien d'entre eux sont concernés par le recrutement djihadiste ? Et comment les idéologues les attirent-ils sur la piste du djihad ?
Combien d'Européens sont-ils impliqués dans le djihad ?
15 000Au total, un rapport de l'ONU, cité par The Guardian, estime que 15 000 personnes, issues de 80 pays, ont rejoint les groupes fondamentalistes en Irak et en Syrie. Au niveau européen, environ 3 000 ressortissants sont partis faire le djihad, selon les chiffres avancés par le coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove – laBelgique, le Royaume-Uni et la France faisant partie des plus importants contingents occidentaux.
Le nombre d'Européens morts en Syrie et en Irak est estimé à environ 120 personnes depuis le début du conflit en 2012.
1 132Plus d'un millier de ressortissants français sont actuellement impliqués dans le djihad, a affirmé Bernard Cazeneuve sur Europe 1, dimanche. Ils ont été repérés par les services de renseignement. Parmi eux, il y aurait au moins 843 hommes et 243 femmes. 53 seraient mineurs. A l'heure actuelle, 268 Français ont clairement exprimé leur désir de partir rejoindre les rangs de l'EI, selon le procureur de la République de Paris, François Molins.
376d'entre eux seraient actuellement en Syrie et en Irak. Ce chiffre, qui représente environ 40 % des citoyens impliqués, a été avancé lundi par M. Molins.
Parmi eux, il y aurait 88 femmes et 10 mineurs. 49 Français sont morts en Irak et en Syrie depuis 2012.
Qui sont les Français djihadistes ?
« Il n'y a plus vraiment de profil type » parmi les djihadistes français enrôlés sur la voie du djihad, explique David Thomson, en soulignant cependant que « le point commun pour beaucoup c'est d'avoir fait un retour vers l'islam ou une conversion récent ».
Un rapport du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI) – qui analyse le cas de 55 familles – estime que les jeunes fragilisés socialement et familialement ne sont pas les seuls touchés, et ajoute que « la plupart appartiennent à des classes sociales moyennes ou supérieures ».
Lors d'une discussion sur le site de Libération lundi, David Thomson a notamment évoqué le cas de Français « parfaitement insérés dans la vie active », dont « les deux parents sont cadres supérieurs ». Les jeunes filles viennent « plus souvent des milieux favorisés », souligne le journaliste de RFI qui a rencontré de nombreux djihadistes pour la réalisation de son ouvrage, avec une moyenne d'âge de 25 ans.
Jean-Pierre Filiu évoque également les disparités du profil des djihadistes : « C'est une juxtaposition de différentes catégories – familles athées, catholiques, musulmanes, désunies, unies, insérées ou désocialisées, de banlieue ou de province. »
Comment sont-ils recrutés ?
Alors qu'ils ne parlent pas ou peu l'arabe et ont des notions lacunaires de l'islam, comment les djihadistes français sont-ils séduits par l'Etat islamique ? Une étuderéalisée en novembre par l'anthropologue Dounia Bouzar avec l'aide du CPDSI renseigne sur le mode d'endoctrinement des djihadistes français.
Le recrutement est viral et se fait à 91 % sur Internet, par les réseaux sociaux et la diffusion de vidéos. Il ne s'agit pas tant des clips de propagande ultraviolents de l'EI – qui mettent en scène des guerriers tout-puissants et belliqueux –, mais devidéos plus subtilement chargées d'images subliminales. L'étude de Dounia Bouzar épingle tout particulièrement les vidéos d'un certain Omar Omsen, un émir« qui parle en français aux Français avec une pensée française ». Ces vidéos s'intitulent 19 HH, en référence aux dix-neuf terroristes qui ont commis les attentats du 11 septembre 2001, les 2 « H » symbolisant les deux tours du World Trade Center.
Les jeunes Français impliqués dans le djihad suivis par le CPDSI ont tous regardé ces vidéos qualifiées d'« endoctrinantes », qui enchaînent « des images choc, une musique envoûtante, des rythmes entraînants et une ambiance hypnotique ». Des références aux films Matrix et Le Seigneur des anneaux sont présentes dans ces vidéos, faisant du jeune qui les regarde un « élu », incompris des autres, qui se bat pour une cause juste.
Selon l'étude, la mise en scène des vidéos 19 HH fait également référence au jeu vidéo Assassin's Creed, qui permet aux jeunes une meilleure identification et un conditionnement à la violence. Pour consolider l'endoctrinement, les vidéos de 19 HH anticipent par exemple les critiques qui pourront être faites aux jeunes par leurs proches : « On dira de vous que vous vous êtes égarés loin de l'enseignement de l'islam, que vous avez changé et qu'avant, vous étiez mieux. On dira de vous que vous êtes endoctrinés, et on vous méprisera. »
Que font les djihadistes français une fois enrôlés ?
Une fois recrutés, tous les djihadistes étrangers ne sont pas placés sur la ligne de front, ils sont également réquisitionnés « au sein de la police, de l'administration, de la distribution de nourriture », détaille David Thomson.
Les femmes n'ont pas le droit de combattre. Elles sont sollicitées ailleurs, notamment chargées de l'éducation des enfants pour les élever dans le culte du djihad. « Elles sont aussi très actives sur Internet pour inciter d'autres jeunes filles à les rejoindre, ça permet d'éviter la mixité dans les chats, de donner des conseils de femmes à femmes », précise le journaliste de RFI. L'objectif est de recruter à la fois des combattants, conclut David Thomson, mais aussi « des familles qui vont donner naissance à de futurs djihadistes, de recruter du monde pourconstruire un Etat ».
Aujourd'hui, 215 Français sont déjà revenus de Syrie et d'Irak selon le ministère de l'intérieur, et David Thomson précise que « 90 % des retours sont justifiés par la déception ou la fatigue ».
Comment les autorités françaises réagissent-elles ?
Pour endiguer le flot des départs, le Parlement a adopté un projet de loi antiterroriste le 4 novembre et le ministère de l'intérieur agit notamment grâce à une politique de « signalement », qui permet aux familles de signaler le comportement de leurs proches lorsqu'il leur semble suspect et qu'ils redoutent un endoctrinement.
Ainsi, 666 signalements seraient déjà intervenus depuis le mois d'avril, et environ 80 départs ont été empêchés. Une centaine de personnes est aujourd'hui placée sous contrôle judiciaire ou incarcérée, pour « implication dans des opérations terroristes », a précisé Bernard Cazeneuve.
- Marine Messina
- Le Monde.fr