Laïcité : Jean-Louis Bianco, dans quel monde vivez-vous ?
ALBAN KETELBUTERS ET DOUZE COSIGNATAIRES*
L'universitaire Alban Ketelbuters avait regretté sur Marianne.net que les mères soient autorisées "à porter le voile islamique lors des sorties scolaires". Jean-Louis Bianco, le président de l'Observatoire de la laïcité, lui avait rétorqué trouver "contestable" cette "obsession sur le foulard". Ketelbuters poursuit le débat. Accompagné d'intellectuels, de responsables politiques et associatifs, il regrette que la "gauche compassionnelle" associe "imprudemment la condamnation de l’intégrisme islamique au racisme" et en appelle à "une laïcité de courage".
Monsieur,
Votre réponse à la tribune d'Alban Ketelbuters est d’une faiblesse insigne et déplace, par des lieux communs, le raisonnement que nous ne tenons pas seuls, mais que défendent également nombre d’intellectuels et d’acteurs de terrain. Votre discours sur la laïcité en France est inexact. La République au quotidien est dans une aspiration laïque, loin d’être réalisée. Elle « tend vers » mais n’est pas ce parangon de vertu qui n’appellerait aucune inquiétude, tout juste de la prudence, tant son intégrité radicale la préserverait de toute péripétie. Vous rappelez à juste titre que la « séparation des églises et de l’État implique que l’État ne reconnaît, ne subventionne, ni ne salarie, aucun culte ». Mais le concordat d’Alsace-Moselle, qui fait endosser aux citoyens de la République le salaire des prêtres, des pasteurs et des rabbins, n’est pourtant pas aboli. Et l’argent public finance actuellement les écoles privées religieuses dans notre pays. Or la loi de 1905 protège l’exercice des cultes mais n’en privilégie aucun. La laïcité n’est pas un prêche qu’on assène, mais un principe constitutif de notre histoire collective et de notre culture qu’il convient de faire vivre.
L’exemple du sikh conduisant ses jumeaux au musée ou du juif en kippa à l’école est un non-argument, et tient précisément de l’illustration arbitraire que vous faites mine de condamner. Mais pour dissiper toute confusion et répondre à votre question : quels qu’ils soient — turban sikh, kippa, croix de grande taille ou voile islamique — les signes ostensibles religieux constituent une forme de prosélytisme que des accompagnateurs, qui représentent l’institution scolaire autant que les professeurs, n’ont pas à imposer aux élèves.
Venons-en au voile islamique. Vous pourfendez cette « obsession sur le foulard » — que nous percevons en effet comme Alban Ketelbuters comme un étendard de la domination masculine et de l’intégrisme religieux — en le réduisant à un vêtement comme les autres, un simple bout de tissu. Ce message est une gifle à ces millions de femmes contraintes de le porter au péril de leur vie. Mesurez-vous l’inconséquence de votre discours au regard des conditions de vie des Saoudiennes, des Pakistanaises ou des Afghanes ? En ce moment, des Iraniennes « mal voilées » sont agressées à l’acide dans les rues d’Ispahan. Ici-même, le voile intégral n’a pas été interdit uniquement pour des raisons de sécurité publique. Ce « vêtement » est et sera toujours lié à l’idéologie talibane, c’est-à-dire la destruction des écoles de filles et des bibliothèques, les flagellations publiques, l’interdiction du théâtre et de la danse, la lapidation, la condamnation à mort des homosexuels et la chosification des femmes, ce qu’Élisabeth Badinter appelle à raison « la pire condition féminine du globe ». Face à une gauche compassionnelle n’osant plus prononcer les mots d’« assimilation » ou d’« intégration », associant imprudemment la condamnation de l’intégrisme islamique au racisme, la droite — qui n’a jamais été notre famille politique — eut raison de rappeler un principe de base : les mœurs françaises ne sauraient se confondre avec les mœurs saoudiennes ou afghanes, et l’islam ne se pratique pas dans une République laïque tel que l’exigeraient des prédicateurs wahhabites.
Vous accusez les défenseurs de la laïcité de préférer « impressionner par l’anecdote plutôt qu’éclairer par la statistique ». Au début du mois d’octobre, le directeur de l’IUT de Saint-Denis témoignait dans Marianne avoir « été l’objet de quinze lettres de menaces de mort et d’une agression physique » après avoir mis fin « à des dérives et entraves au principe de laïcité ». Cela relève-t-il pour vous de « l’anecdote » ? Nous invitons l’Observatoire de la laïcité, et l’ensemble des lecteurs, à prendre connaissance du rapport édifiant de la mission de réflexion et de propositions sur la laïcité du Haut conseil à l’intégration.
Votre allusion aux thèses et aux méthodes de l’extrême droite est une insulte à toutes celles et ceux qui, au-delà de leurs appartenances ethniques ou confessionnelles, au-delà même des frontières, se battent pour faire vivre cet idéal commun. Comme l’écrivait Régis Debray dansRépublicains, n’ayez plus peur ! il y a déjà seize ans, « la gauche issue de 89 a déjà abandonné à l’extrême droite fascisante l’idée, égalitaire et libératrice, de nation souveraine ; le drapeau tricolore, emblème de la Révolution ; la figure de Jeanne d’Arc, la fille du peuple chère à Michelet. Faut-il lui laisser aussi le monopole des réalités qui dérangent ? »
La laïcité — séparation du politique et du religieux, séparation du public et du privé, séparation du profane et du sacré — n’est possible qu’à condition de rompre avec le discours actuel qui est débilitant et mortifère. Non, l’opinion religieuse n’est pas n’importe quelle opinion et elle s’inscrit différemment dans l’espace public. La foi est une vérité révélée. Elle pose une pensée fondée sur cette vérité révélée. Elle n’est tolérable comme opinion du monde et sur le monde que si elle est portée par la vérité relative d’une pensée qui se construit par l’esprit, et non par des certitudes offertes par une divinité toute puissante. Au regard de toutes les dérives communautaristes et intégristes, la vocation réflexive et fondatrice de la République est justement l’esprit de la laïcité. Une laïcité de courage si l’on ne veut pas dire de combat, intègre et éclairée, ce qui veut dire ni intolérante ni consentante à l’inadmissible.
* Cosignataires :
Alban Ketelbuters, doctorant en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes | Djemila Benhabib, essayiste | David Bertet, professeur de philosophie | Rakia Fourati, membre fondatrice de la Ligue tunisienne de défense de la laïcité et des libertés | Bartholomé Girard, ancien président de SOS homophobie |Ziad Goudjil, conseiller régional EELV d’Ile-de-France | Asma Guenifi, ancienne présidente de Ni putes ni soumises | Waleed Al-Husseini, exilé palestinien, fondateur du Conseil des ex-musulmans de France | Thierry Jopeck, administrateur général du Musée national des Arts asiatiques - Guimet | Mohamed Kacimi, écrivain | Louise Mailloux, professeure de philosophie | Samuel Mayol, maître de conférences, directeur de l’IUT de Saint-Denis | Céline Pina, conseillère régionale PS d’Ile-de-France.
Votre réponse à la tribune d'Alban Ketelbuters est d’une faiblesse insigne et déplace, par des lieux communs, le raisonnement que nous ne tenons pas seuls, mais que défendent également nombre d’intellectuels et d’acteurs de terrain. Votre discours sur la laïcité en France est inexact. La République au quotidien est dans une aspiration laïque, loin d’être réalisée. Elle « tend vers » mais n’est pas ce parangon de vertu qui n’appellerait aucune inquiétude, tout juste de la prudence, tant son intégrité radicale la préserverait de toute péripétie. Vous rappelez à juste titre que la « séparation des églises et de l’État implique que l’État ne reconnaît, ne subventionne, ni ne salarie, aucun culte ». Mais le concordat d’Alsace-Moselle, qui fait endosser aux citoyens de la République le salaire des prêtres, des pasteurs et des rabbins, n’est pourtant pas aboli. Et l’argent public finance actuellement les écoles privées religieuses dans notre pays. Or la loi de 1905 protège l’exercice des cultes mais n’en privilégie aucun. La laïcité n’est pas un prêche qu’on assène, mais un principe constitutif de notre histoire collective et de notre culture qu’il convient de faire vivre.
L’exemple du sikh conduisant ses jumeaux au musée ou du juif en kippa à l’école est un non-argument, et tient précisément de l’illustration arbitraire que vous faites mine de condamner. Mais pour dissiper toute confusion et répondre à votre question : quels qu’ils soient — turban sikh, kippa, croix de grande taille ou voile islamique — les signes ostensibles religieux constituent une forme de prosélytisme que des accompagnateurs, qui représentent l’institution scolaire autant que les professeurs, n’ont pas à imposer aux élèves.
Venons-en au voile islamique. Vous pourfendez cette « obsession sur le foulard » — que nous percevons en effet comme Alban Ketelbuters comme un étendard de la domination masculine et de l’intégrisme religieux — en le réduisant à un vêtement comme les autres, un simple bout de tissu. Ce message est une gifle à ces millions de femmes contraintes de le porter au péril de leur vie. Mesurez-vous l’inconséquence de votre discours au regard des conditions de vie des Saoudiennes, des Pakistanaises ou des Afghanes ? En ce moment, des Iraniennes « mal voilées » sont agressées à l’acide dans les rues d’Ispahan. Ici-même, le voile intégral n’a pas été interdit uniquement pour des raisons de sécurité publique. Ce « vêtement » est et sera toujours lié à l’idéologie talibane, c’est-à-dire la destruction des écoles de filles et des bibliothèques, les flagellations publiques, l’interdiction du théâtre et de la danse, la lapidation, la condamnation à mort des homosexuels et la chosification des femmes, ce qu’Élisabeth Badinter appelle à raison « la pire condition féminine du globe ». Face à une gauche compassionnelle n’osant plus prononcer les mots d’« assimilation » ou d’« intégration », associant imprudemment la condamnation de l’intégrisme islamique au racisme, la droite — qui n’a jamais été notre famille politique — eut raison de rappeler un principe de base : les mœurs françaises ne sauraient se confondre avec les mœurs saoudiennes ou afghanes, et l’islam ne se pratique pas dans une République laïque tel que l’exigeraient des prédicateurs wahhabites.
Vous accusez les défenseurs de la laïcité de préférer « impressionner par l’anecdote plutôt qu’éclairer par la statistique ». Au début du mois d’octobre, le directeur de l’IUT de Saint-Denis témoignait dans Marianne avoir « été l’objet de quinze lettres de menaces de mort et d’une agression physique » après avoir mis fin « à des dérives et entraves au principe de laïcité ». Cela relève-t-il pour vous de « l’anecdote » ? Nous invitons l’Observatoire de la laïcité, et l’ensemble des lecteurs, à prendre connaissance du rapport édifiant de la mission de réflexion et de propositions sur la laïcité du Haut conseil à l’intégration.
Votre allusion aux thèses et aux méthodes de l’extrême droite est une insulte à toutes celles et ceux qui, au-delà de leurs appartenances ethniques ou confessionnelles, au-delà même des frontières, se battent pour faire vivre cet idéal commun. Comme l’écrivait Régis Debray dansRépublicains, n’ayez plus peur ! il y a déjà seize ans, « la gauche issue de 89 a déjà abandonné à l’extrême droite fascisante l’idée, égalitaire et libératrice, de nation souveraine ; le drapeau tricolore, emblème de la Révolution ; la figure de Jeanne d’Arc, la fille du peuple chère à Michelet. Faut-il lui laisser aussi le monopole des réalités qui dérangent ? »
La laïcité — séparation du politique et du religieux, séparation du public et du privé, séparation du profane et du sacré — n’est possible qu’à condition de rompre avec le discours actuel qui est débilitant et mortifère. Non, l’opinion religieuse n’est pas n’importe quelle opinion et elle s’inscrit différemment dans l’espace public. La foi est une vérité révélée. Elle pose une pensée fondée sur cette vérité révélée. Elle n’est tolérable comme opinion du monde et sur le monde que si elle est portée par la vérité relative d’une pensée qui se construit par l’esprit, et non par des certitudes offertes par une divinité toute puissante. Au regard de toutes les dérives communautaristes et intégristes, la vocation réflexive et fondatrice de la République est justement l’esprit de la laïcité. Une laïcité de courage si l’on ne veut pas dire de combat, intègre et éclairée, ce qui veut dire ni intolérante ni consentante à l’inadmissible.
* Cosignataires :
Alban Ketelbuters, doctorant en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes | Djemila Benhabib, essayiste | David Bertet, professeur de philosophie | Rakia Fourati, membre fondatrice de la Ligue tunisienne de défense de la laïcité et des libertés | Bartholomé Girard, ancien président de SOS homophobie |Ziad Goudjil, conseiller régional EELV d’Ile-de-France | Asma Guenifi, ancienne présidente de Ni putes ni soumises | Waleed Al-Husseini, exilé palestinien, fondateur du Conseil des ex-musulmans de France | Thierry Jopeck, administrateur général du Musée national des Arts asiatiques - Guimet | Mohamed Kacimi, écrivain | Louise Mailloux, professeure de philosophie | Samuel Mayol, maître de conférences, directeur de l’IUT de Saint-Denis | Céline Pina, conseillère régionale PS d’Ile-de-France.
source : Marianne