vendredi 13 novembre 2015

“Il faut être bac 7 en langue arabe pour comprendre le Coran” Malek Chebel

A LA UNE / ENTRETIENS

Share On Google_plusone_shareMALEK CHEBEL À “LIBERTÉ”

“Il faut être bac 7 en langue arabe pour comprendre le Coran”

© Yahia Magha/Liberté


Dans ce long entretien à bâtons rompus, cet universitaire, qui se distingue par une approche transversale, utilise les instruments théoriques de l’anthropologie, la philosophie, la psychanalyse, pour tenter d’accéder au sens profond du texte coranique, interroger l’imaginaire arabo-musulman et comprendre comment un texte sacré comme le Coran intéresse 1,8 milliard d’êtres humains dans le monde.
Liberté : Dans quel cadre intervient votre visite en Algérie ?
Malek Chebel : J’ai été invité au Salon international du livre d’Alger. Je suis déjà venu deux fois et, à deux reprises, il n’y avait pas mes bouquins. Mais là j’ai posé la question : il faut que mes bouquins soient là ! J’ai été invité fin juillet-début août, j’étais en vacances et j’étais crevé, j’ai dit non. Je ne pouvais pas, je suis fatigué. Puis en septembre, l’invitation m’a été renouvelée. Je me suis dit, je me suis bien reposé le mois d’août, je vais tenter le coup et je vais y aller. Donc, je suis venu pour répondre et faire honneur à une invitation qui m’a été faite.
Vos livres sont-ils disponibles ?
En quantité ! Cette fois-ci, ils le sont en grande quantité. Moi, je suis distribué par Hachette qui est un grand groupe, ils ont fait des pieds et des mains pour me ramener. Donc il y a un nombre incalculable de livres ! Cette après-midi, j’ai encore une autre intervention dans le cadre de l’institut de France ils ont aussi amené d’autres livres par un autre biais, et pour le coup je suis très satisfait.
Vous êtes quelqu’un d’assez prolifique quand même, vous avez produit beaucoup de livres, mais, paradoxalement, ils ne sont pas reconnus en Algérie ; votre pensée n’est pas prise en charge au niveau de l’université… Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
C’est à peine un paradoxe. Moi, je pense qu’il y a une cohérence d’ensemble. Mes livres sont haut de gamme, très réfléchis, je mets un an généralement pour faire un livre ou plus encore. Le Coran, par exemple, j’ai mis une dizaine d’années pour le traduire. Donc c’est une pensée structurée, solide, objective et c’est une pensée lente, je ne cherche pas l’effet de manche, je ne cherche pas à résoudre le problème immédiatement dès l’instant où il se pose. Moi je préfère que ma pensée (se) diffuse lentement et que les gens la méditent à leur tour ; ils la travaillent, la “perlaborent” comme on dit. C’est pour ça que je ne suis pas sulfureux. Même si je travaille sur le sexe, c’est toujours respectueux, correct et très documenté. Cela étant, je pense qu’il y a des facteurs exogènes dont la transmission de la communication et de la réception, je n’ai pas fait l’effort nécessaire pour écrire au plus grand nombre de gens. Tout dépend de ce qu’on veut. Moi, dès le début, j’ai choisi l’approche universitaire, l’approche conceptuelle, en croisant les matières…
C’est plus académique…
Au départ, j’étais académique, mais par la force des problématiques que je traite étant donné des thèmes d’actualité, j’ai été aspiré progressivement par les médias. Mais j’ai toujours résisté au “va-vite”, à l’idée d’écrire le plus vite possible pour publier, pour exister, répondre à une commande et tout…Vous relevez le nombre de livres, eh bien le nombre de livres vient du fait que je travaille beaucoup. Ma fécondité livresque ne vient pas du fait d’un timing que j’ai décidé. Mon rythme à moi est un rythme supérieur à celui des éditeurs. Et au moment où je vous parle je dois avoir deux livres et demi déjà en avance sur leur apparition. Donc là, j’ai bouclé 2016 et je travaille pour 2017. Ce qui s’est passé ? C’est qu’au départ, quand j’étais étudiant, j’ai analysé la situation et je me suis dit : je vais travailler beaucoup avant de commencer à écrire, à communiquer. Donc, j’ai écrit quasiment dix livres avant de commencer à communiquer dans la presse. Par conséquent, j’ai acquis une telle avance sur mon temps propre… Je suis expert dans la gestion du temps, je sais manipuler le temps d’une manière parfaite, c’est d’ailleurs un acquis de l’université algérienne. Quand je suis arrivé à la fac, j’ai vu que, contrairement au lycée où l’on apprenait les cours au fur et à mesure et en fin de compte vous avez le baccalauréat ou l’examen de fin d’année à faire, c’est tout un processus, à la fac vous êtes plus libre. Donc j’ai constaté que les grands travaux de réflexion qui nécessitent du temps sont faits en fin d’année au moment où l’on est le plus surchargé et le plus fatigué. Or, à la fac, vous gérez vous-même votre temps. Alors je me suis dit je vais renverser le processus et faire les grands travaux en début d’année où je suis plus frais, où les cours ne sont pas encore installés et le rythme n’est pas là de façon à prendre de la distance par rapport à mon propre temps en fin d’année. Ce qui fait que j’ai pratiqué ça sur les quatre années et en fin d’année les étudiants et étudiantes sont stressés et travaillent jusqu’à 3 heures du matin et moi je passe mes journées à jouer au tennis et à faire de la natation ! C’est pour vous dire que gérer le temps, c’est, à mon avis, la plus grande condition de réussite.
On vous présentera comment : Malek Chebel, anthropologue des religions et spécialiste de l’islam ou Malek Chebel l’intellectuel musulman, comme aiment à le faire les médias français ?
Non, non, moi je suis anthropologue de l’islam, anthropologue des religions. Il se trouve qu’en travaillant sur l’islam qui est la religion de ma famille et je suis né là-dedans, j’ai une affinité plus grande, une plus grande finesse du propos et une connaissance intime du sujet. J’ai appris le Coran quand j’étais jeune. Quand vous avez reçu “el-falaqa”, vous pouvez être sûr que vous avez gravé ça dans votre mémoire. Je suis anthropologue des religions et je me suis permis à un moment donné d’explorer d’autres religions mais je ne suis pas limité à l’islam. Et je suis devenu, par la force des choses, spécialiste de l’islam. Donc si vous dites Malek Chebel anthropologue des religions c’est vrai, Malek Chebel psychanalyste et anthropologue, c’est vrai aussi. Très peu de gens savent que je suis docteur en sciences politiques, mais je ne le dis pas pour ne pas brouiller l’image. Je suis resté sur un triangle sciences humaines, je me définis surtout par le livre, par le travail que je fais plus tôt que par l’étiquette.
Votre choix pour l’islam, comme centre d’intérêt, est-il lié à des raisons personnelles ou parce que l’islam est, en ce moment, au cœur des questionnements qui agitent le monde ?
Question intéressante car elle me ramène à une vingtaine d’années de cela. On ne parlait pas d’islam à l’époque en France. On parlait plutôt d’immigration. Rappelez-vous l’affaire Giscard d’Estaing, il vous donnait 10 000 francs français pour rentrer chez vous, etc. La gestion de l’immigration à l’époque, c’était la question numéro un. À ce moment-là, il y avait des ouvriers maghrébins, algériens en particulier, qui étaient chez Renault, chez Citroën, c’étaient des gens qui étaient identifiés par leur travail, par leur ancrage professionnel dans l’industrie française. On ne parlait pas d’islam. Ils faisaient le ramadan, faisaient la prière, parfois silencieusement, personne ne les a vus. Il n’y avait pas de mosquées. Et la Grande Mosquée de Paris était quasiment un monument touristique. Et j’ai vu là qu’il y avait une sorte de défaut de l’analyse sociologique. Parce qu’on avait sur cette population un regard partiel, on ne voyait juste qu’un aspect qui intéressait l’industrie française et le bâtiment français. Mais en fait ils ne savaient pas quelle était leur identité, quels étaient leur parcours, leurs croyances, leurs pratiques, leur foi, etc. S’ils étaient seuls ou non… Donc je me suis intéressé à cela progressivement.
À partir de quel moment y a-t-il eu un changement de regard par rapport à la communauté musulmane en France ?
C’était le 11 septembre. Et quand le 11 septembre a eu lieu ça a été un cataclysme pour tout le monde. Il y a eu une sorte de traumatisme collectif. Et c’est à partir de là que les médias, les universitaires ont alors cherché qui est le plus apte à parler de cela et c’est très vite que je suis tombé dans le chaudron des médias. Je me rappelle d’ailleurs comme aujourd’hui : j’étais dans mon bureau et ma femme, qui était sage-femme à l’époque, m’appelle pour me demander de regarder la télévision. Et je mets la télévision et le deuxième avion n’avait pas encore percuté la deuxième tour et je me rappelle très bien peut-être 10 minutes après le premier téléphone a sonné. Depuis lors, ça fait plus de 10 ans maintenant, ça n’arrête pas de sonner chez moi sur cette question d’islam. C’est une sorte de quiproquo au fond, je suis tombé là-dedans par un quiproquo. Parce que moi ce qui m’intéressait, c’était l’imaginaire, et je travaillais sur l’imaginaire, sur le symbole, des notions très lentes, très profondes. Ce sont finalement des opportunités intellectuelles qui m’ont amené à parler d’islam. C’est pour ça que je me sens totalement désengagé dans cette histoire de manipulation. Ils ne peuvent pas me manipuler parce que j’étais dans l’islam avant que ces questions sur l’islam ne se posent.
Est-il possible de prendre l’islam ou encore le Coran comme objet d’étude scientifique et quelles en seraient les conditions ?
Oui et les conditions c’est l’islam des Lumières. Pourquoi j’en suis venu à parler d’islam des Lumières ? En 2004, je fais un livre qui s’appelle Manifeste pour un islam des Lumières. À l’époque, l’islam c’étaient l’obscurantisme, la sauvagerie, et même maintenant pour une grande partie. Moi je leur dis l’islam des Lumières : les types qui étaient obsédés par la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle européenne (française, allemande, etc.), la grande épopée européenne, la Renaissance même de l’Europe est venue des Lumières, c’est pourquoi je prône “l’islam des Lumières”… je revendique d’ailleurs la
formule.
Elle n’est donc pas de Mohamed Arkoun ?
Non, Hélas non ! Arkoun était sur l’islam et la laïcité, sur l’islam moderne… mais jamais sur l’islam des Lumières. Arkoun, c’est l’un des intellectuels les plus honnêtes. Pour l’islam des Lumières, c’est moi. D’ailleurs, regardez sur wikipedia et c’est reconnu par tous et même si ce n’est pas reconnu j’ai de quoi le faire reconnaître. J’ai des arguments. D’ailleurs, à un moment donné, j’ai même failli ouvrir un site “l’islam des Lumières” pour accueillir toutes les propositions liées à l’islam des Lumières. C’est quoi l’islam des Lumières ? C’est l’islam du progrès, l’islam compatible avec le progrès humain, ici et maintenant, c’est l’islam compatible avec la modernité. C’est pour ça que je vous réponds sans hésitation : oui. Cet islam des Lumières me donne l’aptitude à moi et à tout un chacun, homme ou femme, musulman ou non-musulman, de considérer l’islam, le Coran, le hadith, comme un objet de science. Parce que si vous ne faites pas ça, cela signifie que pour vous, la croyance, la foi est omnisciente et vous n’avez pas besoin d’aller au-delà. Tout est là-dedans. Vous n’avez pas besoin d’analyser historiquement la vie du Prophète et moi mon prochain livre, c’est une biographie du Prophète. Vous n’avez pas le droit de réfléchir sur les tenants et les aboutissants des prêches religieux, donc l’imam quand il parle, c’est parole d’évangile, vous n’avez pas le droit de vous intéresser aux blocages et aux refoulements de ces imams en question qui, quand vous analysez leurs textes et leurs discours, c’est moyenâgeux et archaïque, donc vous n’avez pas le droit, tout en sachant que c’est archaïque, de dire que c’est archaïque. Moi, je reconnais la totalité de la question de la foi musulmane. Il y a d’ailleurs quatre (4) notions que je ne touche pas : Allah, le Coran, le Prophète et la foi. Je peux les “gloser” intellectuellement. J’ai fait une traduction, un dictionnaire explicatif du Coran, donc je peux en parler, mais toujours sous la forme d’un travail intellectuel, rationnel, tempéré, argumenté et rigoureux.
Quelle est la place du hadith dans tout cela ?
Exactement. Nous, on est sunnite, on croit au hadith. Savez-vous que les chiites n’y croient pas du tout. Nous on a Boukhari et Mouslim qui ont des milliers de hadiths dont on est biberonnés depuis le début. Mais pour les chiites, ils ne croient pas aux hadiths. Mon travail à moi n’est pas de remettre en cause aux yeux des sunnites le hadith. Ce n’est pas mon travail, c’est un travail de prédicateurs, d’idéologues. Moi je suis un scientifique. D’abord je prends acte qu’il y a des hadiths, qu’il y a des croyants qui croient aux hadiths et je prends acte aussi qu’il y a d’autres croyants qui sont tout aussi musulmans que nous mais qui ne croient pas aux hadiths. Moi, je fais un travail de comparaison (comparation) de scientifique, d’observation, et j’en tire des conclusions. Mais je ne verse ni dans l’agressivité ni dans la flagornerie. Mon souci à moi, c’est de faire un travail de juste milieu objectif, rationnel, argumenté. Tout ce que je dis dans tous mes livres est rigoureusement étayé. Je donne la maison d’édition, le titre du livre, l’auteur, la page, l’année. C’est une façon de permettre au lecteur, quel qu’il soit, d’aller vérifier ce que je dis. Parce que vous avez le prédicateur, qui vous donne le hadith, qu’il sort de je ne sais où, d’un faubourg de Médine, et vous l’impose comme vérité absolue. Alors je dis non. Il faut me donner la référence pour que je puisse contrôler, donner le hadith en entier, le contexte dans lequel il a été dit. Il y a des considérations rationnelles et objectives qui sont vérifiables par tout un chacun. C’est ce en quoi je ne suis pas un prédicateur. Et je fais parfois les choses contre ma volonté personnelle. On me dit : “Vous avez traduit le Coran mais vous n’avez pas enlevé le hadith qui dit qu’il faut frapper les femmes !” Moi je dis que je suis un traducteur et je ne peux pas supprimer tel ou tel point de vue. Parce qu’il y a certains traducteurs comme Eva de Vitray-Meyerovitch qui traduit Djalal Eddine Roumi, un grand mystique qui, dans son livre qui s’appelle Mathnawi, a écrit des passages très sexualisés. Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle a tout traduit en français, sauf pour les passages qu’elle traduit en latin (rires).
Pourquoi, à votre avis, les discours des intellectuels comme vous, comme M. Arkoun, ont du mal à prendre, notamment dans les sociétés arabo-musulmanes et même en France, notamment dans les banlieues ?
Il y a plusieurs raisons à cela. Déjà, Arkoun est hermétique. C’est un parti pris. il parle aux universitaires, c’est d’un très haut niveau. C’est un universitaire classique. Il a brillamment réussi dans sa discipline il a été notre maître à tous, pour avoir lancé des débats compliqués et tendus à un moment où personne ne les attendait, notamment sur la laïcité et la laïcisation de la société arabo-musulmane et de l’islam. Moi j’ai eu un parti pris différent, c’est celui de la clarté, j’ai décidé dès le début d’écrire clairement. Je suis capable d’écrire de manière argotique et en jargonnant à telle enseigne que même moi je n’aurais pas compris mon texte 6 mois après. J’ai décidé justement de réduire ce problème, cette distance, un peu épistémologique, pour permettre à tout le monde de lire et de comprendre ce que je dis. Sur 80% de ce que je fais, je suis lisible et compréhensible par bac+2. Mes livres jargonnants, ce sont mes premiers livres du début La formation de l'identité politique, L'Imaginaire arabo-musulman…, c’est un peu universitaire. Mais depuis, j’ai fait contre moi-même un travail de dépouillement très avancé au point que je suis capable d’écrire maintenant pour des adolescents et des enfants. Ce qui est d’une grande difficulté.
La difficulté n’est-elle pas dans le livre. Le Coran lui-même, un texte difficile d’accès pour les profanes. Un texte sacré qui fait que tout le monde se prétend musulman, se réfère à l’islam, au Coran, alors qu’une vraie compréhension du Coran exige une grande maîtrise ?
Exactement ! Trop peu de gens le comprennent le Coran ! Il faut être bac + 7 en langue arabe pour comprendre vraiment le Coran. Moi je me suis confronté au texte en langue arabe pendant 10 ans et je l’ai traduit. Quand j’hésite, je consulte 12 traductions pour le même mot. Si vous lisez ma traduction du Coran, je me suis fait un plaisir de roi de montrer toutes les carences et les faiblesses des traducteurs européens.
Peut-on appréhender un texte d’essence spirituelle, un texte religieux avec des instruments théoriques profanes ?
Nous, on considère que le Coran est sacré. Soit. Moi je n’y touche pas. Je ne désacralise pas le Coran. Je ne dis pas que le Coran est mensonger ! J’analyse les conditions qui sont données par le Coran, les hadiths et la vie du Prophète. Mais je ne change pas une virgule au Coran. Moi je ne remets pas en question la révélation ! Ce n’est pas mon but. Mon but c’est de savoir pourquoi et comment un texte sacré comme le Coran intéresse 1,8 milliard d’êtres humains dans le monde. C’est ce que j’analyse : comment un livre aussi complexe, peu lisible et pas facilement accessible motive autant de personnes ? C’est quand même impressionnant !
Le contexte de parution est donc indispensable à une bonne compréhension du sens des versets ?
 Absolument. La contextualisation des versets et c’est là que les islamologues occidentaux font leur beurre. Ils sont allés même jusqu’à dire que le Coran n’est pas cohérent et que tel verset devrait précéder tel autre verset. Sur certains points, ils ont raison et c’est la science elle-même. Mais sur beaucoup d’autres, ils ont tort et c’est parce qu’au départ ils ne sont allés chercher que les faiblesses, les failles du texte.

O.A/M.F.
source : http://www.liberte-algerie.com/