lundi 21 décembre 2015

Boris Cyrulnik : "Incitons les jeunes à débattre !"

Cinq semaines après les attentats de Paris et de Saint-Denis, Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et psychanalyste, porte sur le monde un regard d’infatigable résilient. Et invite encore et toujours à protéger la petite enfance.
 Propos recueillis par Brigitte Baudriller
Boris Cyrulnik, le “père” de la résilience. © Agence Découpage

Comment, avec le recul, expliquez-vous les tragédies du 13 novembre ?

Ces attentats résultent d’une politique mise en place il y a une vingtaine d’années, par une secte - en réalité des mercenaires, des professionnels de la guerre - extrêmement riche.
Appelée Etat islamique (EI) ou Daech en arabe - des acronymes qui se réfèrent à la même politique mais changent pour tromper l’ennemi - cette secte dispose outre de l’argent, de moyens de transport, d’armes, d’ingénieurs et d’informaticiens top niveau. Elle peut, en conséquence, déclencher, via Internet et les médias, des "épidémies de croyances absurdes et criminelles" où chacun perd son jugement et estime que l’autre est de mauvaise foi. Sa technique ? Provoquer le chaos au Proche-Orient entre les sunnites et les chiites - deux courants rivaux de l’islam - qui chacun considère l'autre comme un mécréant, en instrumentalisant Dieu à grand renfort d'argent. Ces tragédies sont provoquées par Daech pour susciter l’indignation - l’indignation est l’art de manipuler les foules - et prendre le pouvoir au Proche-Orient, en Afrique et, à terme, en Occident.

Quel regard portez-vous sur la réaction des Français aux attentats du mois dernier ?

À une époque, les gens auraient pris les armes et seraient descendus dans les quartiers musulmans pour mener des actions punitives. Aujourd’hui, face à l’atrocité, les Français et les Françaises restent dignes. Ils ne veulent ni se soumettre ni chercher la vengeance. Ils veulent comprendre ce qui s’est passépour reprendre le contrôle de leur monde intime. Les musulmans doivent, eux aussi, participer à ce travail de reconstruction. Nous expliquer ce qu’est leur vraie religion.

Certains ont employé le mot « guerre ». Utiliseriez-vous ce terme ?

Bien sûr. C’est une guerre moderne, asymétrique : nos soldats sont à des milliers de kilomètres et les attentats ont lieu en France. C’est au nom des musulmans “fréquentables” que sont commis les pires crimes par une secte dont certains imams radicalisés appellent au meurtre. J’appelle cela Nostradamic : comme Nostradamus, ils interprètent dans le contexte actuel. En prétendant retourner aux sourates et aux versets du Coran, ils leur font dire ce qu’ils veulent.

Comment parler de cette guerre aux enfants et aux adolescents ?

Les parents ne doivent ni se taire ni parler en termes angoissés. Dans le premier cas, l’enfant interprète le silence, notamment face à la télévision qui, elle, ne se tait pas. Il pense : « Mes parents ont quelque chose à se reprocher ». L’angoisse va naître. C’est très grave ! Dans le second cas, l’enfant est sidéré de terreur et d’effroi.La seule bonne solution est de parler, à l’occasion, et d’expliquer. Les enfants doivent comprendre pour accéder au jugement. Le doute est le premier degré de liberté.

Pour en revenir à cette guerre, les parents doivent prononcer le mot. Nous vivons une forme de guerre. Il faut dire la vérité… sans être sous le joug de l’angoisse, de l’émotion ou de la colère. Dire la vérité est inquiétant mais pas anxiogène. Il faut expliquer que des “hommes” ont tué d'autres hommes innocents, pour imposer leur dictature politique et religieuse. Les adultes doivent signifier qu’ils sont blessés, sans être vaincus et qu’ils s'organisent pour triompher de ce problème. Il n'y a donc pas d'angoisse à avoir. Il y a un problème à résoudre.

Comment les jeunes impliqués dans les attentats ont-ils pu en arriver là ?

En France, dans certains de nos quartiers, des fanatiques repèrent des jeunes susceptibles de se faire embrigader : de pauvres gosses largués, en manque de repères mais aussi des enfants éduqués et bons élèves en quête d’aventures extrêmes. Les extrémistes veulent les sacrifier sur l’autel d’une idéologie à la fois politique et religieuse. Méfions-nous des épidémies psychiques ! Car la plupart des musulmans s’intègrent parfaitement, respectent les croyances des autres, et sont atterrés par tout ce qui se passe.

Le danger - souhaité par Daech - est que les non-musulmans français se dressent contre les musulmans français qui se défendraient. Cela aboutirait à une radicalisation. Un sauveur arriverait, prêcherait le “vrai islam”, inonderait d’argent les gens qui voudraient le suivre et serait ainsi “élu”. Cela ne se passerait plus à l’étranger mais en France. Les jeunes qui ont commis les attentats du 13 novembre étaient en échec familial, scolaire et social. Les islamistes ont converti et escroqué ces "gogos" en un clin d’œil. Ils les ont transformés en armes à bon marché.

Comment prévenir ces dérives ?

Par l’éducation précoce. Les deux mots magiques pour offrir aux 0-3 ans un bon démarrage dans la vie sont sécurité et plaisir d’explorer ! Avec ces deux mots, on écrit une biographie de l’enfant heureux. Bien sécurisé, l’enfant joue à découvrir et à apprendre dans les premiers mois de sa vie puis à l’école et dans la société. Il tente l’aventure relationnelle et sociale. Il devient plus responsable, plus empathique.

Dès l’école maternelle, nous devons apprendre aux enfants qu’il existe plusieurs couleurs de peau, plusieurs manières de penser, plusieurs religions. Dès l’école maternelle, nous devons enseigner aux enfants le chiffre 2 : 2 êtres, 2 sexes avec chacun des morphologies, des pensées, des valeurs différentes.

Ainsi commence le vivre-ensemble ?

Oui, c'est là que commence le vivre-ensemble dont le plaisir de débattre, en respectant l’autre. Réintroduisons la culture dans nos vies, dans nos quartiers. Emmenons les jeunes au théâtre. Incitons-les à débattre… comme au temps de la Grèce antique où cette démarche obligatoire a conduit à la démocratie.
Cherchons, recherchons la philosophie, l’art, la beauté. Créons une nouvelle Renaissance. Je pense que nous sommes dans une situation où tout est à repenser.
Je crois que ce sont les artistes qui, à travers leurs œuvres, posent les problèmes et sensibilisent les gens. Ensuite, les historiens, les scientifiques, les politiciens, les philosophes, les psychologues, tout un chacun "fouille" un peu.

Vous évoquez souvent la place indispensable du rêve dans la vie. Quelle place lui accorder aujourd’hui ?

Quand on a eu une enfance comme la mienne (1), soit on reste fracassé, soit on revit grâce au rêve. Il donne une force. Freud parle du « refuge dans la rêverie ». Personne ne peut l’enlever, pas même la faim, la torture, la prison. Ce refuge est un facteur de résistance et de résilience, de renaissance à la vie précieux. De même que la poésie. Personne ne peut nous voler la poésie. Elle nous aide à répondre à l’appel de la vie.

(1) Depuis son enfance fauchée à 6 ½  ans par une rafle dans la grande synagogue de Bordeaux et la déportation de ses parents, Boris Cyrulnik incarne la résilience. Ce principe qui permet de se reconstruire, de renaître à la vie, après un traumatisme.

source : http://www.apprentis-auteuil.org/