jeudi 10 décembre 2015

REGARDS CROISÉS 110 ANS DE LAÏCITÉ EN FRANCE

Le 9 décembre 2015, la France célèbre le 110e anniversaire de la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Aboutissement d’un long conflit entre l’Eglise catholique et la République, la loi de 1905 a été adoptée dans un esprit de pacification en garantissant à la fois la liberté religieuse et la liberté de conscience. Deux grands défenseurs de la laïcité, un Français et un Belge, en dressent un bilan croisé. 

 
La loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat en France était-elle nécessaire lorsqu’elle fut adoptée ? 
Jean-Michel Quillardet Bien sûr, car il ne faut jamais oublier que la République s’est construite contre la droite monarchiste et cléricale, mais aussi contre une grande partie du clergé hostile à l’avènement de la République et à l’enseignement public laïque, gratuit et obligatoire. Dans ce contexte très conflictuel, il était nécessaire qu’une loi organise clairement la séparation de l’Eglise et de l’Etat et mette fin au système de concordat qui supposait une consubstantialité entre la France et l’Eglise catholique. C’est la raison pour laquelle cette loi de 1905 s’inscrit dans la voie de la construction de la République. 
Quelle est la contribution essentielle de cette loi de séparation ? 
Henri Bartholomeeusen  La loi de 1905, dite de séparation de l’Eglise et de l’Etat, énonce deux principes essentiels : la République assure la liberté de conscience et elle garantit le libre exercice des cultes, en précisant qu’elle ne salarie ni n’en subventionne aucun. Des exceptions sont néanmoins prévues à ce dernier principe, sans compter la prise en charge par l’Etat de très nombreux édifices de culte. Cette loi qui affirme, comme le souligne Henri Peña-Ruiz, une entière liberté spirituelle et une véritable égalité des athées et des croyants, ne signifie pas que l’Etat ignore l’existence des cultes. Mais il n’en tient compte qu’en intégrant leur existence au régime général des libertés d’expression des convictions, quelle que soit la philosophie qui les inspire. Il faudrait avoir l’esprit bien chagrin pour ne pas approuver un semblable socle légal.
Cette loi votée pour régler une situation du début du 20e siècle, où l’Eglise catholique est dominante, correspond-elle encore à la France du 21e siècle ?
J-M.Q. Cette loi correspondait effectivement au contexte de l’époque. Le législateur français de 1905 ne pouvait imaginer qu’à la fin du 20e siècle, on assisterait à l’émergence de la religion musulmane en France, à tel point qu’elle deviendrait la deuxième religion du pays en termes de fidèles. Il est vrai que la loi de 1905 ne prend pas en considération cette évolution. Elle s’efforce de régler la question des rapports entre l’Etat et la religion dominante de l’époque : l’Eglise catholique. Et cette loi d’apaisement contient même des aspects très favorables à l’Eglise catholique, dans la mesure où le gros œuvre de ses lieux de culte est pris en charge par l’Etat ou les communes. Il s’agit clairement d’une aide indirecte à l’Eglise catholique. Privilège dont l’islam ne peut se prévaloir, dans la mesure où cette religion s’est surtout développée en France à partir des années 1960. Et comme la loi de 1905 énonce qu’aucune subvention ne peut être accordée à la construction de lieux de culte, il s’est donc créé une situation à deux vitesses où l’Eglise catholique est particulièrement privilégiée, même si les protestants et les Juifs le sont aussi, mais dans une moindre mesure, pour leurs lieux de culte construits avant 1905. Les musulmans ont d’ailleurs dénoncé à juste titre cette situation de facto discriminatoire, en ajoutant qu’ils n’ont pas les moyens de construire des mosquées sans l’aide de l’Etat. Ce problème a été heureusement réglé à travers une technique juridico-administrative qui permet aux communes de louer des terrains aux associations musulmanes par le biais de baux emphytéotiques pour un montant extrêmement modéré. De nombreuses mosquées ont ainsi pu être construites ces dernières années. C’est la raison pour laquelle la loi de 1905 ne doit pas être remise en cause ni modifiée. 
H.B. De compromis en compromissions, l’observateur suspicieux pourrait trouver des failles dans l’expression légistique de la laïcité républicaine. De l’Alsace à la Lorraine, du curé plus utile qu’un instituteur, en passant par le financement des écoles confessionnelles, la laïcité française « pur fruit, pur sucre » a du mal à passer dans le scan de l’orthodoxie laïque. Néanmoins, quels que soient les détours, quelles que soient les faiblesses, l’exemple français reste une référence, une ligne claire en matière de laïcité. Cent dix ans après, le contexte a bien sûr changé, l’évolution du paysage cultuel a été fortement modifiée, d’une religion dominante dont il fallait s’affranchir à une religion jugée envahissante dont on prétend qu’il faut se protéger. La laïcité est mise à mal d’une part, par une récupération d’extrême droite s’appuyant sur le rejet et, d’autre part, par une laïcité communautariste ouverte aux compromis. Dans ce contexte, garder le cap du concept à vocation universelle, reconnaissant et veillant aux libertés de chacun, tout en veillant au respect des droits fondamentaux, est une entreprise périlleuse, mais indispensable.
N’avez-vous pas le sentiment que cette loi de séparation soit perçue comme un instrument censé éradiquer complètement le religieux de l’espace public ? 
J-M.Q. Oui. Et c’est d’autant plus regrettable que la loi de 1905 est une loi de compromis. Grâce à l’habileté politique d’Aristide Briand, le rapporteur de la commission chargée de rédiger le projet de loi, le système mis en place ne vise pas à éradiquer l’Eglise catholique, sans pour autant se montrer trop conciliant à son égard. Briand a réussi à convaincre les modérés des deux camps, pour neutraliser à la fois la droite cléricale refusant toute concession et certains milieux laïques souhaitant éradiquer le moindre signe religieux dans l’espace public et faire de l’athéisme une religion d’Etat. Il s’agit donc d’une loi de pacification acceptée plus tardivement comme telle par l’Eglise catholique. Et aujourd’hui, l’Eglise catholique ne demande pas la remise en cause de la loi de 1905.
N’est-il pas pour autant nécessaire, 110 ans après son adoption, de mettre fin à l’anomalie du statut particulier de l’Alsace-Moselle où la loi de 1905 n’est pas d’application ? 
J-M.Q. L’Alsace-Moselle n’étant plus sous souveraineté française entre 1870 et 1918, la loi de 1905 n’a pas pu y être appliquée. On peut évidemment regretter qu’il n’ait jamais été mis fin au concordat en vigueur, ne serait-ce que pour garantir le principe de l’unité législative dans la République. Il serait temps d’étendre la loi de 1905 à l’Alsace et la Moselle et de mettre fin à cet anachronisme qu’est le concordat en matière de rapport entre l’Etat et la religion. Hélas, je ne me fais guère d’illusion : aucun politique n’osera supprimer le concordat en vigueur dans ces territoires, parce que les populations alsaciennes et mosellanes y sont particulièrement attachées. Car derrière le concordat, il existe d’autres textes de droit civil en vigueur en Alsace et en Moselle que leurs citoyens ne veulent absolument pas remettre en cause. 
Pensez-vous qu’une telle loi doive être adoptée par le législateur belge ? 
H.B. Exfiltrer un pilier de la République française pour l’inoculer dans le Royaume de Belgique tiendrait du numéro de contorsionniste. Par contre, clarifier la législation relative à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, inscrire le principe transversal de la laïcité dans le texte constitutionnel seraient de nature à donner une perspective d’ouverture, de garantie de toutes les libertés individuelles, à renforcer le principe d’égalité. Si des bienfaits collatéraux comme l’enseignement à l’école du fait religieux et la relégation des catéchismes nous étaient inspirés par nos voisins français, on ne pourrait que s’en réjouir.
J-M.Q. La laïcité a un statut particulier en Belgique. Ce pays a accompli à sa manière une forme de séparation entre la religion et l’Etat à travers la mise en place d’un régime de financement des cultes et des convictions philosophiques, réparti de manière équitable entre croyants et non-croyants. Ce système correspond à une tradition belge de compromis entre les piliers de la société. Faut-il pour autant que la Belgique adopte une loi de séparation comme en France ? Je ne pense pas que cela soit judicieux de transposer notre système à la Belgique et inversement. Car s’il y a bien deux pays qui ont réussi à bien organiser les rapports entre l’Etat et les religions, ce sont la France et la Belgique avec leur système respectif. 
La France dispose de la loi de 1905, mais pas de mouvement comme le CAL, est-ce une lacune ou un avantage ? 
H.B. Un mouvement laïque made in Belgium exporté dans l’hexagone, le péché pourrait tenter d’aucuns, quitte à donner de l’urticaire philosophique à quelques libres-penseurs. Néanmoins, il convient de se rendre à l’évidence, la panoplie des associations qui en France défendent les valeurs de la laïcité ne verraient peut-être pas d’un mauvais œil l’existence d’un mouvement de vigilance soucieux de porter les valeurs laïques au sein de la République. Au départ d’un combat pour la laïcité initié par des non-croyants, il s’agirait d’assurer la défense de la laïcité pour et par tous les citoyens épris de liberté et d’égalité, et soucieux de solidarité.
J-M.Q. Henri Bartholomeeusen l’a bien dit : en Belgique, la laïcité, c’est les non-croyants ! Or, en France, on peut être croyant et pratiquer une religion tout en défendant la laïcité, c’est-à-dire en considérant que la foi et la pratique religieuse relèvent toutes les deux de la sphère privée et que les autorités religieuses n’ont pas à imposer leurs valeurs à l’ensemble de la société. En revanche, l’inexistence d’institution laïque représentative pose certains problèmes lorsqu’il s’agit de défendre la laïcité. De nombreuses petites organisations laïques existent, mais elles sont bien souvent très divisées lorsqu’il s’agit de porter une revendication en direction du monde politique. Les francs-maçons du Grand Orient de France sont alors considérés comme les représentants de ce mouvement laïque, même s’ils n’ont pas le monopole de la laïcité. Ce manque de représentation politique est une faiblesse, et je ne vous cache pas que je suis de ceux qui prônent la création d’une fédération représentative d’associations laïques auprès des pouvoirs publics. 
par Nicolas Zomersztajn
http://www.cclj.be/
Jean-Michel Quillardet est avocat à la Cour d’appel de Paris. Sérénissime grand maître du Grand Orient de France entre 2005 et 2008, il fonde en 2008 l’Observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires dont il assure la présidence. Membre de la Commission consultative des droits de l’homme, il a également participé à la rédaction de la charte de la laïcité à l’école, demandée par le ministre de l’Education nationale Vincent Peillon et mise en place en septembre 2013.
Henri Bartholomeeusen est avocat au Barreau de Bruxelles. Sérénissime grand maître du Grand Orient de Belgique de 2005 à 2008, il préside depuis 2014 le Centre d’action laïque (CAL).