dimanche 6 mars 2016

Etre juif à Marseille

Etre juif à Marseille

5 MARS 2016 | PAR RACHIDA EL AZZOUZI
Deux agressions au couteau en quatre mois. Entre les deux, un lycéen écroué pour avoir maintenu en classe que les attentats sont l'œuvre des juifs et un professeur en garde à vue pour avoir inventé une fausse attaque antisémite surmédiatisée. À Marseille, une partie des juifs aborde l'avenir avec inquiétude, à proportion de leur visibilité dans l'espace public. Reportage.

Albert (*) a pris la mesure de « la peur » qui lui nouait les tripes dans le métro quand, soudain, il a grondé son fils qui fredonnait une comptine en hébreu :« Tais-toi malheureux. On va nous repérer. » Jusque-là, il croyait et il voulait être « au-dessus de cette angoisse » qui paralyse, à chaque attentat terroriste ou agression antisémite, nombre de Français de confession ou culture juive. Il rassurait sa femme. Conseillère principale d’éducation (CPE) « dans un collège public difficile où c’est chaud de dire que tu es juif », elle est « hyper anxieuse ». Depuis l’affaire Merah, « depuis qu’un type a tué des écoliers à bout portant parce qu’ils étaient juifs » : « Le samedi matin, elle peut me faire une crise si je me rends dans une synagogue qui n’est pas gardée par l’armée. »
Mais Albert « ne peut plus faire comme si la peur n’était pas là ». « On est le canari dans la mine, l’objet expérimental, celui qu’on tape avant la société », lâche-t-il, en veillant à ce que ses deux enfants qu’il vient de récupérer à la sortie de l’école ne l’entendent pas. La cinquantaine, pratiquant, il ne porte « aucun signe visible », ni barbe, ni kippa, ni étoile de David au cou. Mais il est « ébranlé ». Un de ses pairs, enseignant comme lui dans une école juive, a été agressé à Marseille, dans cette ville-monde métissée qui brasse les cultures, les religions, où il « pensait que les juifs même les plus reconnaissables vivaient en paix et en sécurité ». Pas comme la région parisienne qu’il a fuie avec sa famille il y a quelques années, à l’aube des années 2000, de la deuxième intifada palestinienne, des incendies de synagogues et des agressions de rabbins.
Elie, 19 ans, étudiant en médecine, porte la kippa mais pas dans tous les quartiers de Marseille © Rachida El AzzouziElie, 19 ans, étudiant en médecine, porte la kippa mais pas dans tous les quartiers de Marseille © Rachida El Azzouzi
C’était il y a un peu plus d’un mois, le 11 janvier, à l’heure où la France allumait les bougies en mémoire des victimes des attentats de Charlie Hebdo, Montrouge et du supermarché HyperCacher, porte de Vincennes. Dans le paisible neuvième arrondissement, un lycéen de 16 ans, bon élève, inconnu de la police et de la justice, attaquait à la machette Benjamin Amsellem, un enseignant en matières juives. Il l’avait repéré à sa kippa sur la tête et il l’a cogné « au nom d’Allah et de Daech » après s’être radicalisé seul sur internet, au grand effroi de ses parents, des Kurdes de Turquie (que leur fils considère comme de « très mauvais musulmans »). Benjamin Amsellem doit son salut à sa Torah brandie en bouclier vers le ciel et à des passants qui mettront l’adolescent en fuite avant que la police ne le rattrape. Un mois après, il cherche à déménager avec sa femme et leurs cinq enfants, « voit un psy pour se débarrasser du regard de haine » et fuit la presse. Le lycéen, lui, est derrière les barreaux, son cas entre les mains de la section antiterroriste du parquet de Paris.
C’est la première agression antisémite de l’année 2016 dans la capitale provençale, qui abrite la troisième communauté juive d’Europe après Paris et Londres (environ 80 000 personnes, soit près de 10 % de la population). La deuxième agression en quatre mois. Encore à l’arme blanche, « comme les attentats perpétrés en Israël par les Palestiniens », remarque la présidente du conseil représentatif des institutions juives (Crif) de Marseille, Michèle Teboul, « troublée par le mimétisme ».En octobre, c’est un rabbin, son fils et un autre fidèle qui portaient une kippa qui étaient agressés au couteau un samedi matin au cri de « Sales juifs ! » alors qu’ils marchaient vers leur synagogue sur la Canebière. L’un d’eux a été gravement blessé. L'auteur des violences (originaire du Maghreb), au casier judiciaire fourni, avait quelques minutes plus tôt gazé de lacrymogène un employé municipal (noir). Il a été condamné, en décembre, à quatre ans de prison.
Il y a aussi ce lycéen de 19 ans qui a écopé de dix mois ferme pour apologie du terrorisme. En novembre, trois jours après le funeste vendredi 13, lors d’un débat en classe, il a maintenu que les attentats de Paris étaient l’œuvre des juifs et qu’il [f]allait les « kalacher »… Au même moment, une autre attaque au couteau, coïncidant avec l’agression d’une femme voilée, faisait couler encre, émoi et indignation dans l’hystérie médiatique. Jusqu’au plus haut sommet de l’État, François Hollande exigeant « une terrible, impitoyable même, réaction »Tsion Sylvain Saadoun, la cinquantaine, professeur d’histoire-géographie d’un lycée juif (du 13e arrondissement), affirmait avoir été tailladé par trois individus lancés sur deux scooters se revendiquant de Daech et exhibant des photos de Merah sur leurs portables. 
Marseille, février 2016, centre-ville © Rachida El AzzouziMarseille, février 2016, centre-ville © Rachida El Azzouzi

Trois mois plus tard, l’agression se révèle une pure invention. L’homme s’est automutilé, selon l’enquête de police accablante. Mais il maintient sa version. Déféré devant un juge le 25 février, il sera jugé en avril pour dénonciation mensongère d'un délit imaginaire. « C’est la honte. La communauté n’avait pas besoin de ça. Désormais, dès qu’il y aura une agression antisémite, le soupçon planera. J’espère qu’il finira en prison », s’étrangle un père de famille. Il « entend tout et n’importe quoi dans la communauté », « certains d’entre nous ont le délire de la persécution, voient des antisémites et des agresseurs partout depuis les attentats », « il faut se calmer, à commencer par les médias qui en font trop et nos institutions juives ». Et de demander si « Mediapart va remettre une couche ». Dans Le Monde, la présidente du Crif ne se montre pas très embarrassée : « S’il est avéré qu’il a inventé ou qu’il a exagéré une situation, alors ce sera une victime de plus du contexte anxiogène dans lequel vivent les juifs. »
Trente-cinq actes antisémites ont été comptabilisés en 2015 dans les Bouches-du-Rhône par les services de police et de gendarmerie ; 31 en 2014. « Des agressions physiques ou verbales mais aussi tout autre fait susceptible d'être qualifié d'acte raciste ou antisémite, les tags par exemple », précise le cabinet du préfet de police qui regrette« une évolution sensible » – toutes les victimes ne déposent pas systématiquement plainte mais les faits peuvent être signalés au parquet via l'article 40 du code de procédure pénale. Ces chiffres ne sont pas très éloignés de ceux du SPCJ, le service de protection de la communauté juive. Bras armé du Crif, fondé en 1980 après l’attentat de la synagogue de la rue Copernic, à Paris, il recoupe ses propres statistiques avec celle du ministère de l’intérieur et recense une trentaine d’actes antisémites sur Marseille en moyenne chaque année depuis 2012 et l’affaire Merah.

« Les enfants ont des devoirs, les parents aussi. Rejoignez les Parents Protecteurs »

Merah. « Pour beaucoup d’entre nous, c’est le détonateur de l’insécurité d’être désormais un juif en France et du retour d’un antisémitisme fort porté par l’islamisme radical mais il s’inscrit dans un contexte dégradé depuis les années 2000 qui prend de l’ampleur avec le martyre d’Ilan Halimi [jeune homme séquestré et torturé pendant des semaines avant d’être laissé pour mort en banlieue parisienne parce que juif – ndlr] en 2006  », analyse Albert. Il enseigne l’histoire dans l’un des plus grands établissements juifs de Marseille sous contrat avec l’Éducation nationale. « Une des rares écoles de la région où on ne peut pas emmener nos élèves aux Milles »le dernier camp d’internement et de déportation français à quelques kilomètres de là, à Aix-en-Provence : « Pour des raisons de sécurité. Il faudrait un policier par élève. Il est plus facile pour nous d’organiser un voyage de classes à l’étranger. »
Son école est sous haute surveillance, comme la vingtaine d’établissements marseillais confessionnels juifs dont plus d’une quinzaine sont sous contrat avec l’Éducation nationale. « Et on n’imagine plus qu’il en soit autrement. La hantise de nos épouses, c’est le jour où l’armée quittera les lieux », avoue Albert. Il y a les caméras et puis les hommes : les militaires déployés par l’État après les attentats de janvier 2015 en complément de Vigipirate, les vigiles recrutés par les directions et formés au krav maga, ce sport de combat de l'armée israélienne, par le SPCJ, le service de protection de la communauté juive, mais aussi les parents dits « protecteurs ». Une nouveauté depuis plusieurs mois, dont personne ne veut parler y compris les représentants institutionnels qui font mine de méconnaître le dispositif. Postés en plusieurs points dans les rues, à l’heure des entrées et des sorties scolaires (qui ont été décalées sur plusieurs heures pour éviter les attroupements), reliés entre eux par des talkie-walkies, ils ont pour mission de « repérer, signaler tout individu suspect ». Une initiative du SPCJ qui encourage depuis plusieurs années les familles à « l’auto-défense ».
Marseille, février 2016, centre-ville © Rachida El AzzouziMarseille, février 2016, centre-ville © Rachida El Azzouzi
« Les enfants ont des devoirs, les parents aussi. Rejoignez les Parents Protecteurs », pressent les affiches du SPCJ, placardées sur les murs des établissements. Comme derrière les clôtures renforcées et hautes de plusieurs mètres de l’école Loubavitch sous contrat avec l’Éducation nationale dans le 13e arrondissement. Habillé de noir et de rigueur hassidique, barbe fournie, le directeur, Yossef Bittoun, nous reçoit dans le « bunker ». Il ne serre pas la main des femmes et c’est la première fois qu’il ouvre les portes de ses bâtiments à un(e) journaliste. De la crèche au lycée (réservé aux filles), 400 élèves y sont scolarisés, dont l’un des enfants de l’enseignant agressé à la machette. Yossef Bittoun s’excuse de nous avoir fait subir les mesures ultra sécuritaires mais « la sécurité est désormais notre première préoccupation, une psychologue passe dans les classes pour désamorcer les craintes des enfants et nous avons dû reporter nombre de sorties scolaires ». « Étant orthodoxes, nous sommes très repérables », justifie-t-il. Kippot, tsitsit pour les garçons, vêtements très couvrants pour les filles… Difficile de ne pas remarquer la jeunesse loubavitch dans ce quartier « populaire mais paisible » au nord de la ville qui concentre de nombreux juifs parmi les plus traditionnels.
Quelques mètres plus loin, le centre communautaire Yavné : un établissement scolaire du primaire au lycée sous contrat avec l’État, et une synagogue. Armes à l’épaule, deux militaires quadrillent l’entrée de la salle de prière. La vingtaine, ils rêvent de « théâtres extérieurs, de conflits ». Mais depuis janvier 2015, ils sont assignés à la surveillance des lieux juifs de France et « un peu dépités ». L’un a déjà fait « Toulouse, Paris ». Ils tuent le temps en discutant et en guettant la relève. De l’autre côté du portail, Ernest Levy montre à un artisan juif où installer les nouvelles caméras de vidéosurveillance.« Partout, sauf dans les toilettes », dit-il sans rire. « On remet tout notre système à plat et on se protège comme un propriétaire protège sa maison, sa voiture, des voleurs. »Retraité, juif d’Égypte, arrivé après l’affaire de Suez, Ernest Levy préside le complexe Yavné. Il raconte que « des parents enlèvent leurs gamins des écoles juives pour les remettre dans le public pour passer inaperçus et être en sécurité quitte à voir leur niveau scolaire baisser », que « ce n’est pas être parano de vivre sous caméra : c’est l’époque qui veut ça », que « les parents protecteurs, c’est bien, la communauté doit prendre en main sa sécurité », que les juifs ont « l’habitude des pogroms ».
Joseph, l'un des premiers commerçants juifs de la rue Saint-Suffren à Marseille © Rachida El AzzouziJoseph, l'un des premiers commerçants juifs de la rue Saint-Suffren à Marseille © Rachida El Azzouzi
Isaac aurait bien rejoint « la milice parentale » comme certains surnomment en riant à moitié « les parents protecteurs ». « C’est une assurance supplémentaire. L’armée ne peut pas tout faire et on a tous la boule au ventre depuis Merah quand on dépose nos gosses. » Mais il n’a pas le temps. Il travaille. Il gère avec sa femme un restaurant casher, rue Saint-Suffren, en plein centre, dans un des poumons de la vie juive à Marseille, à quelques encablures de la grande synagogue, du consistoire, du Consulat d’Israël, de l’agence juive et de « Judai-cité », un bâtiment sur-sécurisé qui abrite le Crif, le fonds social juif unifié (FSJU) et son antenne culturelle, le centre Edmond Fleg. Son père Joseph tient un salon de thé-pâtisserie sur le trottoir d’en face. Il a ouvert avec sa femme Monique le premier commerce juif dans la rue qui en compte désormais une dizaine. 
C’était une épicerie, à l’aube des années 1990. Quand il a débarqué à la Joliette avec sa famille et laissé derrière lui la baie de Tanger au Maroc. « Un déracinement violent », commente ce séfarade. Ancien trésorier des juifs de Tanger pendant quinze ans, il parle en espagnol avec les siens. « On est des juifs ibériques. Nos ancêtres ont été chassés d’Espagne par Isabelle la Catholique en 1492 et ils s’en allèrent là où le vent les poussa, en Afrique du Nord, en Grèce, en Turquie, en Asie. » Défile l’histoire des juifs au Maghreb, la nostalgie et la tristesse dans son regard. « Les années 1950-1967, nous étions 15 000 juifs à Tanger. Puis il y a eu les guerres, celle des Six-Jours, puis celle de Kippour, puis celle du Golfe. Et la communauté s’est réduite à peau de chagrin. Cela devenait de plus en plus difficile d’être un juif dans le monde arabe, une minorité dans un milieu hostile, discriminant. Quand on a quitté Tanger, nous n’étions plus que 200 juifs. Aujourd’hui, ils sont à peine une centaine. Tout le monde est parti. »

« On est à l’affût, on regarde devant, derrière, à droite, à gauche»

Au départ, Joseph avait envisagé de s’installer avec sa famille à Caracas, au Venezuela, où vit son frère. « On y a passé quatre mois mais j’ai pressenti la crise économique alors on a rejoint Marseille où vivait mon beau-frère », raconte-t-il en servant des sodas à quatre collégiennes venues goûter et faire leurs devoirs. Une autre époque. « On a toujours connu l’antisémitisme, mais pas à ce niveau. Juifs et musulmans savaient cohabiter. » Pour Joseph, « le problème », c’est le conflit israélo-palestinien. « Il cristallise toute la haine antisémite sous couvert de la cause palestinienne et de l’antisionisme. Plus notre État [Israël] s’est formé, plus la situation s’est tendue pour les juifs de France. Dès que ça pète là-bas, ça vient ici », constate-t-il. Lorsqu’il se promène dans Marseille ou fait son jogging, quatre fois par semaine, il ressent « une petite peur intérieure » : « On est à l’affût, on regarde devant, derrière, à droite, à gauche, si on n’est pas suivi. »
Joseph est très pratiquant, traditionaliste, « on vit dans la religion, dans le casher ». Son métier ne lui permet pas d’aller tous les jours à la grande synagogue, alors aux heures creuses, il rattrape ses prières dans le fond de sa boutique, sort de l’étui de velours sa Torah, son talith, le châle traditionnel et ses tefillin, deux cubes de bois noir avec des lanières en cuir, l’un pour le bras gauche, l’autre pour la tête. La kippa, il ne la porte jamais dans la rue. Depuis des années. Seulement à la maison ou dans son magasin. Et il demande à son fils, qui a épousé une séfarade de Constantine, de l’imiter. Sa fille a fait son alya (littéralement, en hébreu, la montée vers Israël) peu après le meurtre d’Ilan Halimi, il y a dix ans. « Elle nous appelle tous les jours et elle est plus inquiète pour nous que pour eux là-bas où il y a des attentats quotidiens ! » 
Sortie d'école confessionnelle au goutte-à-goutte et sous haute surveillance © Rachida El AzzouziSortie d'école confessionnelle au goutte-à-goutte et sous haute surveillance © Rachida El Azzouzi
L’alya. « Avant, c’était énorme, maintenant, c’est banal. C’est le premier sujet de discussion dans les foyers : partir ou rester ? Autour de moi, il y a eu beaucoup de départs et d’autres sont en préparation », dit Sarah, une séfarade de Tlemcen, en Algérie (*). La soixantaine coquette, elle fait ses courses au supermarché casher de la rue Saint-Suffren en cette veille de shabbat en regrettant auprès d’une amie de « ne plus avoir tous ses enfants autour d’elle avec “tout ça” ». Elle explique que trois de ses petits-enfants ont rejoint Israël après le bac dans le cadre d’un programme d’intégration au pays, à l’hébreu, à l’université et qu’un de ses fils fait « l’alya Boeing ». Il passe sa vie dans l’avion entre Marseille où il dirige une entreprise et Tel-Aviv où il s’est installé avec sa femme et leurs petits.
Ils ont franchi le pas après la tuerie de Toulouse et « ils se sentent plus en sécurité qu’ici », confie Sarah qui veut « finir ses jours là-bas, surtout pas en France » : « Ce pays, je l’ai aimé mais il ne fait plus rêver, trop d’insécurité, d’étrangers qui ne veulent pas s’intégrer, de gamins maghrébins qui grandissent hors sol. » Elle pense qu’« on ne s’en sortira pas tant que les Arabes inculqueront à leurs enfants la haine du juif », que « dans quelques années, la France sera un drame » sans vouloir développer plus son propos et en mélangeant “l”arabe”, “le musulman”, “le maghrébin”. Elle vote à droite, « Estrosi aux régionales, il est super », mais serait tentée par l’extrême droite, tant « le FN dit des vérités ». 
Dehors, Élie, 19 ans, étudiant en médecine, retrouve des copains avant de se rendre à la synagogue. La moitié de sa bande de lycée a rejoint Israël après le bac, avec ou sans parents, « pour les études ou l’armée ». Il trouve « l’époque dingue », « le juif se sent plus en sécurité dans un pays en guerre depuis soixante-dix ans qu’en France ». Lui « se sent bien à Marseille », même s’il fait « très attention » : « Je porte la kippa mais pas dans tous les quartiers, seulement ceux où il y a une vie juive, sinon c’est les insultes, “Sale juif, trace ta route”. » Yacoov (*) et Rachel (*), eux, sont sur le départ. Après les vacances scolaires, ils s'envolent et s’installent à Jérusalem. Des mois qu’ils s’y préparent, « un parcours du combattant administratif ». « Cette alya, c’est un contrat entre nous, un projet de vie qui remonte à notre rencontre. On n’avait simplement pas de date. On attendait que nos derniers enfants soient grands. Le climat ambiant n’a pas précipité notre départ mais on est content d’y échapper », explique Rachel qui a offert à son mari un chapeau noir trouvé chez H&M qu’elle l'oblige à mettre par-dessus sa kippa. 
Reouven Ohana, grand rabbin de Marseille © Rachida El AzzouziReouven Ohana, grand rabbin de Marseille © Rachida El Azzouzi

Elle a 40 ans, un boulot dans une association communautaire et le traumatisme de deux agressions antisémites. La dernière, c’était il y a un an, « la veille de Charlie Hebdo ». Son récit est confus mais on comprend qu’« un type en djellaba voulait casser du juif », rôdait depuis plusieurs semaines devant son boulot et que maintenant, il serait « sous bracelet électronique, même pas en prison ». Le couple, classe moyenne, se définit « très pratiquant mais pas orthodoxe, très proche d’Israël, très sioniste », il ne sait pas de quoi demain sera fait dans la ville sainte. « J’ai 50 ans, faut que je trouve un travail et je sais que ce ne sera pas facile », lâche Yacoov, comptable et rabbin. « Mais on a la famille sur place qui nous aide à trouver un logement au loyer raisonnable, à nous intégrer plus vite et puis l’État d’Israël est avec nous », renchérit Rachel. Elle a « confiance », a déjà vécu dix ans en Israël pour ses études, parle hébreu. Yacoov aussi. Il est né en Israël, de parents rapatriés d’Algérie. Il nous demande si on a visionné « l’Envoyé spécial sur la kippa ».
C’était en octobre, le magazine de France 2 diffusait un reportage où l’un de ses journalistes expérimentait le port de la calotte identitaire juive dans les rues de Paris et quelques-unes des cités les plus fantasmées de la région parisienne. Une contre-enquête qui démontait la vidéo virale d’un journaliste israélien. Diffusée sur internet et sur la très conservatrice chaîne américaine Fox News, elle montrait une capitale française radicalement antisémite. Pour Yacoov, le reportage d’Envoyé spécial est « un montage ». Gamin, il a vécu dans les HLM des quartiers nord « à une époque où on se moquait bien de savoir qui était juif, musulman, catho ». Il n’y a pas mis les pieds depuis des décennies mais il est sûr qu’on n’en ressort « pas vivant avec une kippa » :« Les petits Maghrébins nous lanceront des pierres. »

« Nous sommes un coussin parmi d’autres pour amortir les chocs au même titre que l’OM »

Troisième diaspora juive du monde, les juifs de France sont désormais les premiers, devant ceux de Russie ou des États-Unis, à rejoindre Israël. En 2015, ils étaient 7 800, en 2014, 7 231, deux fois plus qu’en 2013 où ils étaient 3 289. Des chiffres records. Au point que des « petites France » ont poussé comme à Ashdod, Netanya. « Des départs pour raisons religieuses, économiques, familiales, culturelles mais aussi à cause de l’augmentation de l’antisémitisme en France, c’est certain », constate Igal Palmor, de l’Agence juive à Jérusalem. Zvi Ammar, à la tête du consistoire juif de Marseille depuis quinze ans (la représentation religieuse du judaïsme), évoque 300 à 500 alya chaque année dans la cité phocéenne depuis deux ans. C’est lui qui a appelé à ne plus porter la kippa, il y a un mois, au lendemain de l’agression de l’enseignant Benjamin Amsellem. Sans imaginer que sa « recommandation de bon père de famille » provoquerait un« tremblement de terre » politique et médiatique ainsi que le courroux d’une partie des juifs de Marseille et d’ailleurs, religieux ou pas, estimant qu’il est sorti de son rôle, que seul un rabbin peut émettre un tel message et que c’est un renoncement, une démission, une victoire offerte aux antisémites.
« J’ai eu le journaliste de la Provence à 15 h 30. Vingt minutes après, l’AFP. Et le monde entier me tombait dessus. Roger Cukierman [le président du Crif France] m’a condamné mais son circuit, c’est Neuilly, le VIIIe, le XVIe avec des gardes du corps. Il ne connaît pas le terrain. J’ai réveillé les consciences. Même Al Jazeera a voulu faire un article. De Le Pen à Mélenchon, on nous supplie de garder sur nos têtes ces quelques grammes de tissu devenus un symbole de fierté nationale », se félicite l’homme, un séfarade tunisien de Djerba, parti de rien et devenu le roi millionnaire du négoce des articles de sport, l’un des plus importants grossistes qui alimentent le Maghreb.
"Sentinelle" devant une synagogue à Marseille © Rachida El Azzouzi
À la veille d’une semaine de voyages qui le mèneront d’Israël aux États-Unis en passant par la Jordanie, le sulfureux homme d’affaires (qui traîne des casseroles judiciaires dont une mise en examen pour maquillage d’une scène de crime), ardent sioniste proche de Benjamin Netanyahou, nous accorde une longue heure d’entretien dans son bureau, au cœur de la zone industrielle du 14e arrondissement. Il nous demande ce que vient faire à Marseille « Mediapart, le journal des révélations ». Derrière son fauteuil, une photo de New York. Et sur l’armoire, une devise : « cash is money, stock is your ennemy ». Il a vue à quasi 360 degrés sur la ville. Et c’est son anti-dépresseur les jours moroses « comme en ce moment » : « Je me tourne vers la lumière, la grande synagogue, le Vieux-Port, l’île du Frioul, la mer et la Bonne Mère », la mythique basilique, symbole de toutes les protections, quelles que soient les croyances.
Zvi Ammar a reçu des SMS et des lettres de soutien des quatre coins du monde. De toutes les confessions. Dans toutes les langues y compris l’arabe, qu’il maîtrise à la perfection. « Des musulmans très fraternels m’ont écrit pour me dire “on a honte, on est avec vous, portez la kippa”, cela fait chaud au cœur. » Un commerçant juif de Paris l’a appelé pour le remercier. Grâce à lui, il a vendu son stock de kippot de trois ans en quelques jours « à des gens pour la plupart non juifs et non croyants, juste solidaires ». Zvi Ammar va recevoir la famille du lycéen qui a agressé Benjamin Amsellem, à la demande d’un de ses amis kurdes. « C’est une famille modeste, tombée de l’armoire à l’annonce du drame, qui essaie de s’intégrer, le père est carreleur, l’épouse, mère au foyer. » Il se réjouit de la réactivité des pouvoirs publics, de la visite en grande pompe du ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve à la grande synagogue de Breteuil, trois jours après l’agression.
Un militaire devant une des plus importantes écoles confessionnelles de Marseille © Rachida El AzzouziUn militaire devant une des plus importantes écoles confessionnelles de Marseille © Rachida El Azzouzi
À l’image du grand rabbin de Marseille, Reouven Ohana, qui n’a jamais autant signé de certificats de judéité pour les candidats à l’alya (et ne serre pas la main des femmes) :« Nous sommes très reconnaissants envers l’État qui assure notre sécurité. » Il confie avoir glissé entre les différentes oraisons de la journée « des prières pour la République française, ses militaires, ses dirigeants politiques », « être comme tous les Français, juifs ou pas, sur le qui-vive depuis les attentats, regarder à droite, à gauche ». « Moi, on ne peut pas me louper avec mon chapeau noir sur ma kippa et ma barbe », dit-il en espérant que cette « escalade de violences » n’est qu’un « dérapage » dans cette « ville miracle où les religions ont toujours coexisté dans la paix grâce en partie à Marseille-Espérance ».
À Marseille, à chaque étincelle ou risque d’« affrontements inter-communautaires », agression raciste, 11-Septembre ou intifada à l’autre bout de la Méditerranée, on convoque Marseille-Espérance, l’institution informelle, née sous le règne de Robert Vigouroux il y a vingt-cinq ans, au moment de la première guerre du Golfe et perpétuée par le très catholique Jean-Claude Gaudin. Financée et hébergée par la mairie, elle est« le symbole du multiculturalisme municipal », sous la gauche comme la droite, démontrent dans un livre-référence (Gouverner Marseille, éd. La Découverte) le sociologue Michel Peraldi et le journaliste Michel Samson. Elle permet de « tenir »Marseille par le prisme du communautarisme religieux en rassemblant les principaux cultes de la ville : les juifs, les musulmans, les chrétiens, les Arméniens, les bouddhistes… À chacune de ses apparitions, on invite la presse locale pour que la photo du rabbin, de l’imam, l’archevêque… réunis, circule telle une colombe. « Nous sommes un coussin parmi d’autres pour amortir les chocs au même titre que l’OM, la plage, le soleil ou le clientélisme ! », défend Salah Bariki qui rappelle qu’à Marseille, il n’y a pas eu d’émeutes urbaines en 2005 contrairement aux autres grandes villes de France. Membre fondateur, ancien militant d’extrême gauche d’origine algérienne, il a rejoint le cabinet de Gaudin, en 2001, et est « chargé des relations avec les musulmans pour le maire ».

« Cela arrange de dire “les Arabes sont avec les Palestiniens, les juifs avec les Israéliens” »

Les musulmans. « On vit bien avec eux même si la communauté est très divisée. L’Algérien d’Alger déteste celui d’Oran qui déteste le Marocain du nord qui déteste celui du sud qui déteste l’Égyptien qui déteste l’Arabe du Golfe ! Nous, les juifs, le seul motif de dispute, c’est quels légumes on met dans le couscous ! », lance Michèle Teboul, la présidente du Crif. On la retrouve à Judai-cité, après avoir montré sac et patte blanche au colosse qui tient l’entrée. Dans l’entrée précisément, des affiches pour le volontariat civil en Israël de 16 à 80 ans et sur l’attitude à adopter en cas d’attaque terroriste.
Michèle Teboul a « l’impression que certains représentants musulmans ne veulent pas être pris en photo avec des juifs alors ils envoient leur fils ou leur adjoint », « que c’est toujours les mêmes qui répondent à mes invitations, l’imam Chalghoumi [ndlr : l'imam de Drancy, des plateaux télé, très contesté par les musulmans] et Latifa Ibn Ziaten[ndlr : la mère d’une des victimes de Merah] ». En juin, elle rend son mandat après six ans à faire les trois huit (« huit heures pour mon entreprise, huit heures pour ma communauté, huit heures pour ma famille ») et un dernier grand projet : « porter quinze jeunes de nos banlieues les plus dures, parrainés par quinze adultes, à Haïfa, ville-miracle de la cohabitation, où ils verront que l’Israélien peut être quelqu’un d’autre que le soldat qui tue avec un match de foot en point d’orgue ».
Ernest Levy dans la synagogue qu'il préside à Marseille © Rachida El AzzouziErnest Levy dans la synagogue qu'il préside à Marseille © Rachida El Azzouzi
Comme la majorité des juifs de Marseille, Michèle Teboul vient du Maghreb. D’Algérie, le plus gros contingent avec 30 000 rapatriés, arrivé par paquebots dans le flot de pieds-noirs après les accords d’Évian en 1962. Avant eux, les juifs du Maroc et de Tunisie, au lendemain des indépendances, nettement moins nombreux. « Élargissement sinon remplacement des élites aux commandes, de l’équipement culturel, ouverture de synagogues, écoles, centres », « la transplantation des communautés nord-africaines presque intégrales a bouleversé le paysage urbain phocéen dans les années 1960-75 », retrace l’historienne Renée Dray-Bensoussan, auteure des Juifs à Marseille, 1940-1944(éd. Belles Lettres) dans la revue Chemin de dialogue (numéro 41).
Elle s’est accompagnée d’une institutionnalisation qui fait aujourd’hui des juifs de Marseille l’une des « communautés » les plus structurées et encadrées. C’est aussi l’une des plus dynamiques et visibles avec près d’une soixantaine de synagogues, de commerces casher et une vingtaine d’écoles (environ 4 000 élèves). Le sociologue Michel Peraldi voit là plutôt le signe d’un « repli identitaire et religieux exacerbé cette dernière décennie avec des minorités de plus en dures au sein de la communauté, plus repliées sur elles-mêmes, voire plus intégristes et très sionistes ».
« On est devenu un Juifistan, un camp retranché de petits juifs repliés sur eux-mêmes », se désole André (*), un père de famille traditionaliste, nostalgique des années 1970, où« on ouvrait les portes de nos synagogues ». « La moitié des enfants juifs vont dans des écoles confessionnelles. À mon époque, cela n’existait pas. Jamais il ne nous serait venu à l’idée de mettre une kippa ou de ne pas faire un devoir le samedi. On ne s’appréhendait pas à travers notre appartenance religieuse », abonde Pierre Stambul, 65 ans. Ashkénaze au nom séfarade, ses parents ont débarqué apatrides à Marseille en 1938, d’un pays qui n’existe plus, la Bessarabie, entre la Moldavie et l’Ukraine. Il co-préside l’UJFP marseillaise (union juive française pour la paix) et déplore cette période où « cela arrange de dire “les Arabes sont avec les Palestiniens, les Juifs avec les Israéliens pour renforcer les communautarismes ».   
Gabriel, 32 ans, libraire © Rachida El AzzouziGabriel, 32 ans, libraire © Rachida El Azzouzi
« Ce discours me soûle », s’emporte à son tour Esther (*). Fille d’un juif égyptien élevé dans la tradition séfarade et d’une mère israélienne ashkénaze quasi-athée, elle ne compte plus les soirées où « des gauchistes la pressent de se positionner sur le conflit israélo-palestinien, si elle a fait l’armée, si on lui a appris à couper la main des Palestiniens ». La trentaine, elle attend avec Mohamed, son compagnon, un Comorien musulman très pratiquant, leur deuxième enfant. Le premier s’appelle Adam, a été circoncis par un rabbin. Le couple n’est pas marié, Esther n’est pas religieuse, mange du porc, pas Mohamed : « On fête juste shabbat en famille. »
Elle raconte combien « ce n’est pas évident d’échapper aux pressions de la communauté, de ne pas se marier avec un non juif, pire, avec un musulman ». Mais sa famille a fini par l’accepter. Même son oncle, « un raciste de droite qui a de l’argent, très investi dans la communauté et qui adore Mohamed ! ». « Marseille est une ville d’immigration découpée en petites sociétés qui ne se mélangent pas, loin de l’image d’Épinal du multiculturalisme », remarque Esther. Elle ne ressent pas « la peur » : « Mon enfant est métis, dans une école publique sans aucun signe distinctif religieux, ce n’est pas le même quotidien qu’un gosse avec des papillotes. » Elle « ne baigne pas dans la communauté » et regarde peu les informations : « Cela me protège. Il y a une surmédiatisation qui ravive les peurs. »
C’est le point de vue de Jean-Jacques Zenou, le président de radio JM, la radio juive de Marseille. « Les médias déconnent, donnent trop d’ampleur aux agressions. Bien sûr, il y a des tensions, de l’antisémitisme, mais ne faisons pas des généralités pour que les gens vivent dans la peur. 90 % des musulmans de Marseille et de France n’ont aucun problème avec les juifs, vivent en harmonie. » Il donne rendez-vous à Belsunce, le Sentier populaire marseillais devenu chinois, devant le centre de santé qu’il s’apprête à ouvrir « pour lutter contre les discriminations aux soins ». « Il y aura une dizaine de médecins, du dentiste au gynécologue, trois secrétaires dont deux qui parlent arabe et ce sera uniquement du tiers-payant », s’enthousiasme l’entrepreneur. Son meilleur ami est musulman, fils d’un ouvrier et d’une femme de ménage marocain. « Il est devenu préfet, je lui dis : “Lance-toi, on a besoin de musulmans comme toi pour représenter l’islam de France”. » Jean-Jacques Zenou habite le 13e arrondissement, aux mains du frontiste Stéphane Ravier. Et c’est cela qui le mine, la montée du FN, de l’extrême droite. 
source : https://www.mediapart.fr