jeudi 3 mars 2016

“Faute de sortir de l’obsession identitaire, la gauche risque de perdre son âme” Roger Martelli historien.


Dans son nouvel essai, L’Identité, c’est la guerre, l’historien intime à la gauche de ne pas s’adapter à l’obsession de l’identité, et l’appelle à se ressaisir de l’idéal égalitaire. Entretien.

“Le désir d’égalité, succédant au désir de liberté, fut la grande passion des temps modernes. Celle des temps postmodernes sera le désir d’identité”, écrivait Alain de Benoist, tête de file de la “Nouvelle droite”, en 1977 dans Vu de droite. Presque quarante ans plus tard, force est de constater que la question identitaire s’est imposée dans les discours politiques, supplantant même la question sociale.
Dans son nouvel essai, L’Identité, c’est la guerre, l’historien et codirecteur de la revue Regards Roger Martelli s’inquiète de cette nouvelle donne idéologique, et en particulier du fait que la gauche soittentée de se saisir de cette question. Entretien. 


Dans votre livre vous expliquez que l’obsession de l’identité a été peaufinée par des intellectuels, jusqu’à s’imposer aujourd’hui au cœur de l’expansion d’une droite radicalisée. A quand remonte cette construction, et qui en est à l’origine ?

Roger Martelli – L’origine de cette construction est double. Il y a maintenant un peu plus de vingt ans, l’idée que nous sommes dans une situation de guerre larvée s’est installée à la faveur de la thèse du “choc des civilisations”. Samuel Huntington a repris cette idée – qui n’est pas de lui – en lui donnant une portée d’interprétation globale et en ajoutant que la religion en serait l’élément le plus structurant. Un Occident puissant économiquement mais en perte de vitesse démographique s’affronterait à un islam économiquement subalterne, mais qui est poussé par un élan démographique.
En complément de cette analyse, une évolution idéologique a eu lieu en France, imposant la conviction que le clivage culturel a pris le pas sur les rapports sociaux de production, et que l’identité s’est substituée à la conscience de classe. Cette thèse a été façonnée par la Nouvelle droite, emmenée par Alain de Benoist, dès les années 1970. Elle s’est depuis répandue à la droite tout entière, et l’un des problèmes majeurs est qu’elle contamine aujourd’hui aussi la gauche. Cette idée devient un credo partagé.

L’extrême droite a donc gagné la bataille des idées ?

Même si c’est triste de le dire, je préfère en effet partir du constat qu’au fond l’extrême droite a gagné la bataille des idées. L’identité est un des socles de l’expansion du Front national. La base sociale de ce parti repose sur le ressentiment, cette idée qu’“on n’est plus chez soi”. Cela nourrit la peur de l’autre et le fantasme de la clôture à la base du nationalisme que porte la droite extrême. Des théorisations qui se veulent savantes, comme celles de Finkielkraut, font le lien entre ce qui est ressenti par les catégories populaires déstabilisées et le vote FN.

Pourquoi la gauche est-elle tombée dans ce piège selon vous ?

Dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012, le think tank proche du PS Terra Nova a publié un rapport selon lequel les représentations identitaires étaient désormais plus déterminantes que le clivage de classes. Le clivage se situerait désormais entre les partisans d’une société ouverte et les partisans d’une société fermée. La société ouverte assume la mondialisation et ses contraintes, tandis que la société fermée refuse la mondialisation et se replie sur elle-même. Pour Terra Nova, la reconstruction de la gauche ne devait donc pas se faire sur la base de l’unification des catégories populaires, car elles sont coupées en deux, mais sur le rassemblement des catégories ouvertes contre les fermées. Or l’ouverture se fait sous hégémonie des couches supérieures de la société.
Face à cela, un autre courant socialiste, la Gauche populaire, a refusé l’analyse de Terra Nova. Pour ses animateurs, il faut prendre en considération “l’insécurité culturelle” des populations qui subissent les effets de la mondialisation. Laurent Bouvet estime ainsi que si on ne veut pas perdre les ouvriers blancs – “de souche” comme diraient d’autres – il faut que les minorités renoncent à leur visibilité, qu’elles se fassent toutes petites. Cela revient à intérioriser le fait que la question identitaire est déterminante.
Dans la foulée, le géographe Christophe Guilluy a publié un livre mettant en évidence un clivage entre la France métropolitaine et la France périphérique. Dans son analyse, les banlieues où se trouvent les populations issues de l’immigration sont dans la France métropolitaine, et s’opposent à la périphérie où se trouvent en grande partie des populations en voie de déclassement, exclus de la métropolisation et de la mondialisation. De ce fait, Guilly divise les catégories populaires entre celles “favorisées” de la métropole et celles “laissées pour compte” de la périphérie. Le clivage traverse les catégories populaires autour d’un discriminant qui n’est plus l’égalité, mais l’identité. Dans les faits, cela se traduit par la révolte des bonnets rouges : une manifestation de colère dans laquelle les institutions de la société civile qui sont le noyau de l’expression du mouvement sont du côté du patronat.

C’est en cela que la gauche “se noie dans l’identité” selon vous ?

Oui. Dans le cas de Terra Nova on divise les catégories populaires en les mettant à la remorque des catégories supérieures, et dans le cas de la Gauche populaire, on court le risque analogue de mettre une autre partie des catégories populaires sous la domination sociale des couches moyennes. Dans un cas on veut lutter contre le FN au risque de diviser les couches populaires et de les réduire à un rôle subalterne, et dans l’autre cas on ne crée pas les conditions pour qu’elles jouent un rôle hégémonique, et on risque de faire le lit du FN.
Je constate que le débat à gauche a été pour une part fermé entre deux manières de poser le problème. Pourtant dans les deux cas il y a une impasse, car cela revient à intérioriser que les questions centrales sont culturelles et identitaires, et non plus économiques et sociales. C’est un piège énorme.

L’insécurité culturelle existe pourtant bel et bien, non ? Comment interprétez-vous le fait qu’elle se soit imposée dans les esprits, gommant les clivages de classe ?

Les catégories populaires se sont unifiées tendanciellement au XIXe siècle autour du mouvement ouvrier et autour de la conquête des statuts. Le monde ouvrier a vu reculer la misère et a accédé à la reconnaissance par le droit social et par la culture de Front populaire-Libération, qui remet au centre la dignité du travail et du peuple.
Depuis plus de trente ans, c’est le mouvement inverse qui se produit : recul de l’Etat providence, dérégulation, financiarisation… Les catégories populaires se retrouvent donc dans une situation d’instabilité avec risque de déclassement social, et en cherchent naturellement la cause. Or la mondialisation capitaliste et la financiarisation massive ne se voient pas. La seule chose que l’on voit c’est les mouvements migratoires.
On polarise donc sur ça en faisant une erreur d’observation fantastique, car dans le cadre de la mondialisation, ce qui pèse sur le coût du travail – si on considère que c’est une marchandise comme une autre – c’est l’existence des masses de travailleurs sans droits à salaires faibles des pays émergents, et pas ceux qui viennent chez nous. Au contraire : la migration a tendance à tirer vers le haut la demande de dignité et de statut dans ces pays-là. Si ils restent enfermés dans leur cadre, ça casse la valeur du travail.
Les catégories populaires dont l’avenir est bouché se trouvent aisément une cause : le travailleur immigré. Le mouvement ouvrier est en perte de vitesse pour des raisons à la fois sociologiques et idéologiques. L’échec des grandes tentatives de transformation sociales du XXe siècle pèse aussi sur les représentations du possible.

Certains à gauche comme Frédéric Lordon revendiquent un retour au thème de la souveraineté nationale, pour ne pas l’abandonner au FN. Pourquoi êtes-vous opposé à cette stratégie ?

J’appartiens à la famille communiste, même si je ne suis plus membre du parti. J’ai partagé la culture communiste qui depuis les années 30 soutenait que le cadre national était propulsif pour créer de la conscience de classe, et pour lutter contre le fascisme. Dans les années 1970 le PCF disait vouloir construire un socialisme aux couleurs de la France. J’ai partagé cette culture à une époque où beaucoup de ceux qui aujourd’hui sont tentés par le souverainisme combattaient la dérive nationaliste du PCF  – c’est l’ironie de l’histoire.
Je n’ai pas tourné le dos à cette culture mais j’en vois les limites. La mondialisation est profondément vérolée par son caractère capitaliste, et en même temps elle s’inscrit dans une évolution de long terme : la montée des interdépendances à l’échelle planétaire. L’enjeu écologique en est une illustration. Je pense que ces interdépendances ne sont pas seulement des contraintes, mais peuvent aussi constituer des facteurs propulsifs. Il faut les assumer.

Mais l’espace supranational souffre d’un grave déficit démocratique. Comment réconcilier le peuple avec cet espace ?

En effet il est par excellence l’espace de la concurrence et de la gouvernance. En sens inverse, le cadre national reste un cadre de politisation démocratique, et donc un cadre pour une politisation populaire. Mais même ce cadre de repère politique a perdu de sa validité et de son efficacité face aux interdépendances : la moitié de la population s’abstient régulièrement de voter. Frédéric Lordon soutient que le cadre européen nous a imposé une vision néolibérale ou ordo-libérale du monde. Je ne suis pas de cet avis. Les batailles politiques économico-sociales ont été d’abord perdues dans le cadre national.
J’en arrive à deux conclusions. D’une part, si le cadre supranational devient de plus en plus déterminant, il est stratégique de le transformer en cadre de politisation démocratique. D’autre part, le cadre national restant un cadre de politisation démocratique, il est absurde de vouloir le casser comme le prône un certain fédéralisme.
Dans la phase historique actuelle, quel que soit le territoire considéré, le problème est la domination d’une logique centrée sur la concurrence et la gouvernance. A toutes les échelles des territoires il faut donc creuser les mêmes pistes. Mettons plutôt au cœur du débat le problème de la logique politique, du local jusqu’au planétaire. Le débat entre européistes et souverainistes contourne la question de fond. Je ne me reconnais pas dans le point de vue de Lordon.

Prôner comme vous le faites le concept de “mondialité”, qui est à la fois une alternative à la mondialisation et à la démondialisation, n’est-ce pas se condamner à la marginalité politique ?

Si nous n’essayons pas de sortir de cet étau, nous risquons d’être emportés. A l’échelle planétaire, des États se rebiffent contre l’ordre économique qui accompagne la mondialisation, mais la plupart du temps ils sont éparpillés et isolés, et ce sont des Etats faibles. Il faut sortir de la culture du maillon faible : il n’y a pas un Etat qui va déclencher le mouvement vertueux vers l’ouverture. Ça peut jouer un rôle, rien de plus.
Il y a aussi des mouvements anciens – syndicalistes – et modernes – l’écologie politique, l’anticonsumérisme, l’économie sociale et solidaire – qui contestent cet ordre. A l’échelle internationale, ils communiquent entre eux. Enfin, il y a un vrai débat dans les organisations internationales entre celles tentées par la compétitivité et celles comme le PNUD, l’Unesco, la FAO, qui sont portées par le développement des capacités humaines. Mieux vaut partir de l’idée que ces ferments de contestation de la mondialisation du capital sont prometteurs.
Ce qui a structuré le clivage gauche-droite en France est la question de l’égalité. D’une manière ou d’une autre, le clivage autour de l’égalité a été propulsif, et c’est autour de cette question que la conflictualité démocratique doit se jouer.
Sur la base de l’identité, gauche et droite éclatent. Il ne faut pas chercher à s’adapter à l’obsession de l’identité, mais chercher à s’en sortir. Faute de le faire, la gauche risque de perdre son âme. Si on ne veut pas se laisser enfermer dans cette dérive mortifère, il n’y a pas d’autre solution que de reprendre le drapeau de l’égalité.
Propos recueillis par Mathieu Dejean

source : http://www.lesinrocks.com/

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