mercredi 9 mars 2016

L'entrisme de Tariq Ramadan

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Les deux intervenants assis côte-à-côte (Mathieu Miannay / EI)
Authentique théocrate communautariste, gérant, avec son frère Hani, les biens spirituels et matériels des Frères musulmans en Suisse à travers le Centre islamique de Genève, créé par leur père Saïd Ramadan, Tariq Ramadan est considéré aujourd'hui comme l'interlocuteur privilégié.
La polémique de ces dernières semaines s'est concentrée uniquement sur son texte d'essence racialiste listant, avec approximation, les intellectuels juifs complotant pour le sionisme et le gouvernement Sharon. Tariq Ramadan ne se résume pas à un texte pitoyable dont il a dit lui-même du bout des lèvres qu'il s'agissait d'un «déficit» d'explications dans son analyse. On ne l'avait pas compris, rompez le ban. Pourtant, il a derrière lui une oeuvre abondante qu'il nous faut lire pour comprendre le malaise. Rappelons simplement que dans d'édifiantes pages et notes annexes, jamais remaniées malgré de nombreuses rééditions et ce, jusqu'en 2001, Tariq Ramadan exprimait, par exemple en 1995, toute son admiration pour l'islamologie de Roger Garaudy, à l'époque déjà négationniste (le Face-à-face des civilisations, quel projet pour la modernité ?, Tawhid éditions, voir notamment page 358). Peu d'intellectuels français, et encore moins de journalistes, ont fait l'effort de le lire à fond. Pierre Khalfa, Olivier Besancenot et Noël Mamère ne l'ont manifestement pas fait. Il leur est pourtant facile de se procurer l'édifiante production de Tariq Ramadan, prédicateur de talent. Mais on peut leur faire gagner du temps. Soit en leur suggérant de relire quelques passages lumineux des Origines du totalitarisme d'Hannah Arendt (éditions «Quarto» Gallimard), soit donc en plongeant dans ces extraits choisis.
S'arrêter aux livres-vitrines comme l'Islam en questions (éditions Sindbad-Actes Sud), «entretiens» chics et d'une réciprocité complaisante avec Alain Gresh, rédacteur en chef du Monde diplomatique, est insuffisant pour comprendre le mindscape ramadanesque. Il faut forer plus profond. A Lyon, les éditions Tawhid publient depuis les années 90 de nombreux ouvrages de leur héros. Que nous dit-il dans son islam ?
Pour déconstruire la «spiritualité» de Tariq Ramadan, il faut rappeler qu'il désire qu'elle fasse «autorité» sur la société ; que son «espace de témoignage» n'a rien d'un lieu de débats entre non-musulmans et musulmans, mais tout d'une islamisation de l'Occident, véritable nom de l'occidentalisation de l'islam.
Cessons de dire que Tariq Ramadan est «ambivalent». Il est très clair. Il veut un «citoyen musulman», qui rende des comptes à la fois à la République démocratique et à la charia. C'est théoriquement impossible car ces systèmes ne souffrent aucune concurrence : ils sont par définition exclusifs l'un de l'autre. Gardons-nous de les harmoniser... ou alors, avouons tout aussi clairement que nous sommes las des libertés, des égalités, des dignités chèrement gagnées au cours de notre histoire. En revanche, Tariq Ramadan sait jouer de l'ambivalence du mot charia (il a bien compris que la notion de jihad est bien trop difficile à manier), qui désigne la voie mais également un code sectaire et rétrograde. Il passe son temps à botter en touche : il veut la charia spirituelle, pas la charia juridique parce qu'elle est trop archaïque... En même temps, on pourrait peut-être l'actualiser, la «contextualiser» à l'envers, pour rendre justement possible ce «citoyen musulman». Il veut une société plus juste... Pour autant, ce n'est pas le «contrat social» qu'il appelle de ses voeux mais le «pacte moral».
Tarik Ramadan , Dieudonné et Soral
Aux Etats-Unis, Tariq Ramadan serait un grand télé-coraniste. En Suisse et en France, il calque la posture d'un Alain de Benoist, fondateur de la Nouvelle droite dans les années 70. Mêmes anticapitalisme et antiaméricanisme, même altermondialisme affichés, ces deux intellectuels se comparent aussi par leur tentative d'entrisme dans le débat public. De Benoist, avec son acolyte Guillaume Faye, avait théorisé le gramscisme de droite. La «droite métapolitique» était une technique de combat idéologique et médiatique. Absorber, telle une éponge, toutes les influences, éliminer et rogner les vieux démons d'une extrême droite bornée à l'antisémitisme primaire, à la nation un peu rance, au catholicisme ringard. Surtout, aller chercher dans les stocks de l'adversaire leurs plus belles armes conceptuelles. Et les encercler. Un grand jeu de go, épure tactique du gramscisme de la Nouvelle droite qui pénétra les beaux esprits de l'UDF, des jeunes giscardiens, du Figaro, de l'Académie française et de quelques égarés de l'extrême gauche.
En 2003 : Tariq Ramadan, ou le gramsciste islamique. L'apparence est lisse. Tariq Ramadan figure comme le gendre idéal de l'islam, le grand frère des Beurs paumés, le sous-traitant mystique de l'action sociale. La tribune, même exilée à Ivry, que lui ont offerte les organisateurs du Forum social européen est grave. En arguant d'un complot imaginaire du Parti socialiste cherchant la déstabilisation du Forum, ils se sont piégés un peu plus, accréditant la puissance subversive de Ramadan, une subversion politique qui pour réelle qu'elle soit n'a strictement rien à voir avec celle des altermondialistes.
Avec une grande habileté, Tariq Ramadan saisit à bras-le-corps les sujets de société de l'Occident et de la Babylone capitaliste en utilisant une phraséologie anti-impérialiste des années 70, pour mieux les retourner à l'avantage d'un gramscisme islamiste. Le voile, par exemple, est une réponse de «pudeur» à la débauche occidentale et à la dégradation de la femme. Quelle féministe française refuserait d'y souscrire si elle n'était pas inconséquente avec elle-même ? Adepte d'une théocratie impérialiste ou, au contraire, penseur d'une religion en paix avec le monde entier, Tariq Ramadan ? Pour l'instant, le prédicateur campe dans un no man's land intellectuel, à la recherche d'une notoriété.
Vampirisé par le néofondamentalisme communautariste, l'islam français respire fort mal. Silencieusement, des intellectuels de l'islam tentent pourtant de défendre autre chose. Ainsi, qui a parlé, qui s'est passionné dans les médias pour l'ouvrage de Youssef Seddik, le Coran (éditions de L'Aube, 2002) ? Cet intellectuel résidant en France voit dans l'espace public démocratique européen qui le soumet à contradiction la dernière chance de l'islam. Avec modestie et du cran, il a traduit le Coran et fait ressortir toute l'influence hellénistique du texte originel, déclenchant l'ire des islamistes radicaux. Avec Youssef Seddik, nous sommes là à des années-lumière intellectuelles de Tariq Ramadan, et de son gramscisme islamiste, mais beaucoup plus près de la singularité partagée et de l'universalisme mondialisé dont nous avons tous besoin. 
Cynthia Fleury Emmanuel LEMIEUX

source : http://www.liberation.fr/tribune/2003/11/19/