mercredi 23 mars 2016

"Parler de guerre est une erreur fondamentale" Pascal Boniface - Directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris)

Une génération de tueurs est active, on ne peut plus grand-chose pour l’arrêter, estime Pascal Boniface. Il faut donc être stoïques face au risque d’attaques et travailler le long terme.

Il faut sobrement pleurer nos morts et éviter tant que possible de parler de Daech. S’abstenir surtout d’en appeler à une "guerre", comme le font les gouvernements belge et français. C’est la conviction du directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), association d’utilité publique française. Il lance un appel à la résilience, alors que le monde restera confronté au terrorisme islamique longtemps encore.
Avez-vous été surpris par le fait que des terroristes frappent Bruxelles?
Oui et non. On sait très bien qu’aujourd’hui, dès qu’on ouvre le journal, on peut apprendre qu’un attentat a été commis dans une ville qui n’avait pas été touchée par des attentats avant: ça a été le cas à Abidjan, à Bamako, à Ouagadougou, ça aurait été le cas à Berlin si l’attentat n’avait pas été déjoué… Il n’y a plus de ville à l’abri des attentats. De par une sorte de mondialisation du terrorisme, les attentats peuvent survenir en tout endroit.
Peut-on considérer ces attaques comme une réplique à l’arrestation Abdeslam?
Certainement pas, parce que c’est trop tôt: un attentat demande une préparation. Je sais bien que le temps s’accélère, mais généralement les attentats précédents ont été préparés de longue date. Peut-être l’arrestation d’Abdeslam a-t-elle accéléré un attentat qui était prévu. Et peut-être que Daech avait prévu de réagir en cas d’arrestation.
"Je crains qu’on soit plus dans la réaction que dans l’anticipation. Il manque une réflexion globale."
Faut-il tirer de nouvelles leçons de ces deux attentats?
On voit qu’il est de plus en plus facile de commettre des attentats, qu’il y a une multiplication des attaques, qui font des victimes mais qui en même temps, ne portent pas profondément atteinte à la société: je pense qu’il faut apprendre à vivre avec ce risque. C’est un risque important, mais il y a d’autres risques avec lesquels nous sommes habitués à vivre. Et je crois surtout qu’il faudrait une réflexion plus avancée des responsables politiques, des médias: est-ce qu’à parler autant des attentats, nous ne tombons pas finalement dans le piège qui nous est tendu? Est-ce que nous ne facilitons pas le recrutement, le financement des groupes terroristes en leur donnant une telle importance, en les mettant au centre de l’agenda alors que c’est justement ce qu’ils recherchent?
Comment ne pas en parler? Les terroristes se mettent de facto au centre de l’agenda dès lors qu’ils tuent des dizaines de civils dans nos villes…
Je comprends qu’on ne peut pas ne pas en parler. Mais il y a une dérive. Les médias en parlent parce que ça fait vendre, les responsables politiques en parlent parce qu’ils apparaissent comme des protecteurs de la population – ça rehausse leur prestige qui est atteint par ailleurs. Mais je pense qu’il est temps d’avoir cette réflexion collective qui n’a pas lieu pour le moment: jusqu’où pouvons-nous en parler? Est-ce qu’en parler autant, les présenter comme une menace aussi existentielle, parler de troisième guerre mondiale, de guerre, ce n’est pas donner aux auteurs de ces attentats la prime qu’ils sont en train de rechercher?
Vous vous opposez à l’utilisation de ce terme, "guerre", adopté par le gouvernement français?
Oui, je crois que c’est une erreur fondamentale. Il y a des gens qui veulent porter atteinte à notre sécurité, mais nous ne sommes pas en guerre au sens plein du terme. Nous avons affaire à des criminels, et dire que c’est une guerre, c’est leur donner un statut qu’ils sont en train de rechercher.
Mais ce que nous vivons est directement lié aux guerres du Moyen-Orient…
C’est une résultante des conflits non résolus que nous avons par ailleurs partiellement déclenchés. S’il n’y avait pas eu la guerre d’Irak, l’Etat islamique ne serait pas aussi puissant.
Peut-on espérer que la menace que l’on vit s’arrête avec la fin de la guerre en Syrie?
La guerre en Syrie est l’un des moteurs principaux du terrorisme aujourd’hui, il n’est pas le seul. Il y a la guerre en Irak, le conflit israélo-palestinien… Nous payons le prix de tous les conflits que parfois nous avons déclenchés et auxquels nous sommes partie prenante directement ou indirectement.

 © Reporters / Bpresse
© Reporters / Bpresse

Aujourd’hui, peut-on dire qu’une stratégie holistique de lutte contre le totalitarisme islamique est définie en Europe?
Non, je ne suis pas certain qu’il y ait une réflexion globale et une appréciation commune sur l’état et les raisons de la menace. Je crains qu’on soit plus dans la réaction que dans l’anticipation. On réagit à chaque fois aux attentats en prenant de nouvelles mesures dont il n’est pas certain qu’elles soient efficaces. Je pense qu’il manque une réflexion globale: que recherchent ces gens-là et quelle est la meilleure réponse à leur apporter? Plutôt que de suivre leur mode d’action et leur agenda.
Pour combien de temps en a-t-on? Une affaire d’années, de décennies, de siècle?
Il y a une partie qui nous échappe: c’est la détermination de ces gens. Il y a une génération de gens qui sont prêts à mourir pour tuer les autres et à répandre la violence. Ceux-là, on ne pourra pas les changer. Ils sont déjà dans les circuits. Par contre, selon notre réaction, nous pouvons empêcher que ce vivier se renouvelle ou non.

Source: L'Echo