samedi 26 août 2017

BARCELONE A Ripoll, les mystères de l’imam aux deux visages

La maison de l'imam, à Ripoll, a été perquisitionnée samedi par les enquêteurs.

BARCELONE

A Ripoll, les mystères de l’imam aux deux visages

Par François Musseau, Envoyé spécial à Ripoll — 24 août 2017 à 20:46

A la tête de la cellule qui a perpetré les attentats de Barcelone et de Cambrils, Abdelbaki Es Satty a été tué accidentellement la veille de l’attaque. Après avoir fait de la prison, il s’était établi dans cette bourgade tranquille, où il a formé au jihad de très jeunes hommes.

La veille de l’attentat des Ramblas, le mercredi 16 août à 23 h 30, une explosion se produit dans une maison abandonnée d’Alcanar, une localité de bord de mer à l’extrême sud de la Catalogne. Les Mossos d’Esquadra y accourent et identifient deux cadavres parmi les décombres. Celui de Youssef Aalla et surtout celui d’Abdelbaki Es Satty, 45 ans, l’imam de Ripoll et le cerveau du pire attentat islamiste commis en Espagne depuis le massacre de Madrid en 2004. La dizaine de jeunes jihadistes que l’imam avait fanatisés en quelques mois se retrouvent orphelins : leur chef a été tué par l’explosif (du TATP, «la mère de Satan», le plus employé par l’Etat islamique) avec lequel il prévoyait d’assassiner des centaines de personnes à Barcelone, sur les Ramblas. Selon le témoignage d’un membre de la cellule, il projetait également de l’utiliser contre «des églises et des monuments».
Sans l’imam, sans explosifs, les membres de la cellule jihadiste ont dû improviser. Le lendemain, jeudi 17 août vers 17 heures, Younès Abouyyaqoub, 22 ans, fonce sur les Ramblas avec sa fourgonnette, fauche 13 personnes, en blesse une centaine. Puis, dans sa cavale, poignarde à mort le propriétaire d’une Ford. Plus tard, dans la nuit, après avoir acheté quatre couteaux et une hache, cinq autres terroristes tuent une personne sur la promenade de la station balnéaire de Cambrils, avant d’être abattus par des policiers catalans. On n’ose imaginer l’étendue du drame si l’imam Abdelbaki Es Satty n’avait commis une erreur en manipulant la «mère de Satan». On parlerait peut-être du pire attentat islamiste jamais commis en Europe. Dans les décombres à Alcanar, une note manuscritede l’imam a été découverte, qui évoque la nécessité de «récupérer Al Andalus», cette Espagne médiévale mythique. Une véritable obsession pour les jihadistes, comme l’a rappelé hier un appel macabre à reconquérir une «terre du califat», lancé via les réseaux sociaux par Abu Lais al-Qurdubi, un soldat de l’EI.

De la délinquance au jihadisme

Un halo de mystère nimbe cet imam qui débarque en 2015 à Ripoll avec le projet de créer une cellule terroriste pour œuvrer localement et cibler Barcelone. Même si, peu à peu, les pièces du puzzle de cet homme énigmatique s’assemblent. Décrit comme austère et réservé, Abdelbaki Es Satty a suivi un parcours très commun parmi les ultraradicaux musulmans. Celui d’un petit délinquant qui, sous l’influence de jihadistes chevronnés, se découvre une vocation terroriste. On sait désormais qu’en 2010, alors qu’il effectue une traversée en ferry entre Ceuta et Algésiras, il est interpellé avec en sa possession 12 kilos de haschich. Une «marchandise» qui venait peut-être de ses propres terres. Le journal El Mundo a pu photographier mardi des plantations autour de sa maison proche de Chefchaouen, dans le nord du Maroc, où vivraient sa femme et ses huit enfants.
Celui qui n’est pas encore imam autoproclamé est alors incarcéré dans la prison de Castellón, non loin d’Alcanar. Il y restera jusqu’à 2014. Question, aujourd’hui centrale : un trafiquant y est-il entré, un dangereux islamiste en est-il sorti ? Les avis divergent. Ce qui est sûr, c’est qu’Abdelbaki Es Satty, débarqué en Espagne de son Maroc natal en 2002, avait déjà fricoté avec des terroristes. Entre 2003 et 2005, il réside à Vilanova i la Geltrú, une commune littorale proche de Barcelone. Là, il aurait fréquenté ou partagé un temps un appartement avec deux assassins : l’Algérien Belgacem Belil, qui s’était immolé en Irak en novembre 2003 ; et Mohamed Mrabet, condamné pour les terribles attentats de Madrid en 2004, qui a fait 191 morts et 2 000 blessés.
Toujours est-il que, lorsqu’il sort de la prison de Castellón en 2014, dans laquelle il a probablement croisé des terroristes de l’Etat islamique, Es Satty a la baraka. Un juge, estimant infondés ses liens jihadistes, lève l’ordre d’expulsion qui pèse sur lui. Un choix judiciaire très contestable : «Les processus de radicalisation en prison sont archiconnus, rappelle à Libération l’islamologue Jordi Moreras. Le fait qu’après un séjour carcéral un trafiquant se transforme en une personne très religieuse et pieuse aurait dû retenir l’attention de la justice.» Il «disparaît» entre 2014 et fin 2015 : aucune trace. Es Satty peut se mouvoir à sa guise et, très probablement, se fixer des objectifs. En novembre 2015, s’il multiplie les allées et venues, il s’installe à Ripoll, berceau des attentats de Barcelone.
Le choix de cette bourgade historique de l’arrière-pays catalan, 11 000 habitants, est astucieux. Avec une immigration marocaine modeste (8 % de la population), Ripoll est loin des radars policiers. «S’il s’était établi autour de Tarragone ou de Saltlittoral très salafiste et surveillé par les Mossos, il aurait immédiatement éveillé des soupçons», précise Jordi Moreras. Ripoll l’accueille les bras ouverts. Sans s’enquérir de son passé. «On ne demande pas le casier judiciaire», confie Riay Tatary, président de la commission islamique d’Espagne, qui chapeaute 1 200 communautés. «Il était timide, réservé, aimable, on n’a pas imaginé une seconde qu’il avait fait de la prison», se désole Ali Hassine, président des musulmans de Ripoll.
Sur place, l’imam joue un double jeu. «J’ai toujours senti qu’il avait deux visages», témoigne un fidèle. Modéré dans ses prêches à la mosquée, avenant avec ses ouailles, Es Satty repère pendant les prières les meilleures cibles pour son projet meurtrier. Des jeunes influençables, souvent des frères, aux parents traditionnels, peu regardants. Et ne parlant que l’arabe. «Les Marocains sont ici plutôt bien intégrés, n’ont pas de grandes difficultés matérielles et participent aux fêtes locales, témoigne le maire Jordi Munell. Mais, malgré tout, certains se sentent un peu perdus, en quête d’identité». Es Satty actionne le levier du déracinement. Et cela marche. «Radicaliser des jeunes, c’est un processus plus subtil qu’on le pense, dit à Libération Hisham Muhammad, connaisseur de l’islam espagnol. C’est une fanatisation très graduelle, toujours hors de la mosquée. Avec un fonctionnement de secte au goutte-à-goutte, un isolement mental et la culture du secret. Il les a aveuglés dans la haine de l’infidèle.» Et les a formés à la dissimulation. «C’est fascinant de voir que, jusqu’à la fin, les jeunes terroristes se montraient serviables et aimables avec les habitants de Ripoll», ajoute-t-il.
En avril 2016, l’imam prépare l’attentat. Les trois mois précédents, il les a passés à Vilvorde, en Belgique, plaque tournante des jihadistes et désormais référence pour sa vigilance en ce domaine. Le maire, Hans Bonte, le trouve alors «étrange». S’étonne de le voir briguer une place d’imam avant qu’il ne disparaisse lorsqu’on lui demande ses antécédents judiciaires. L’élu assure avoir transmis ses soupçons aux autorités espagnoles. Du coup, les polices espagnole et catalane s’accusent mutuellement d’avoir minimisé et de ne pas avoir partagé ce signal d’alarme.

«Une fanatisation expresse effrayante»

En juin 2016, l’imam ment à son colocataire et à la communauté islamique : «Je pars trois mois voir ma famille au Maroc.» En réalité, il passe le plus clair de son temps dans la maison abandonnée d’Alcanar, où il prépare le TATP, accumule 500 litres d’acétone, de l’eau oxygénée et du bicarbonate. Plus d’un an plus tard, à en croire Mohamed Chemlal, 20 ans, blessé à Alcanar et désormais placé en détention, l’imam, après des attentats d’envergure, prétendait s’immoler, tout comme sa dizaine de soldats jihadistes. «Il a converti de paisibles adolescents en des kamikazes en puissance, une fanatisation express effrayante et qui créé un précédent», s’étrangle Hiham Muhammad.
Plusieurs ombres au tableau demeurent. La principale est de savoir de quel type de «connexions internationales» bénéficiait le chef de la cellule. Les enquêteurs ont fait état de voyages en France, en Belgique, au Maroc et en Suisse. Faut-il imaginer que l’imam a orchestré tout seul un attentat de cette magnitude, avec seulement l’aide de ces jeunes soldats ? Beaucoup peinent à le croire. A l’instar de José Maria Irujo, un spécialiste du jihadisme : «Le cœur de l’investigation porte sur l’existence, ou non, d’un personnage au-dessus d’Es Satty, d’une sorte d’émir. Moi, je le pense. Il s’agit d’un des attentats les plus ambitieux qu’on n’a jamais vus, avec une grosse cellule, un camp de base, une structure complexe. Sur le mode des attentats d’Al-Qaeda. Que celui qui a orchestré cela, au moins sur le plan logistique, n’était pas fiché par les polices, cela fait froid dans le dos…»
François Musseau Envoyé spécial à Ripoll 
source : http://www.liberation.fr/