
« Nous allons devoir revenir à une laïcité de combat »
La vague terroriste qui a submergé la France a remis au centre du débat la
place de l'Islam et des musulmans dans notre pays. Le philosophe Marcel Gauchet
analyse ce phénomène complexe d'affirmation religieuse dans un pays où le
principe de laïcité était présumé avoir réglé une fois pour toute le sujet.
Le
terrorisme islamiste s'installe dans la durée en France. Cela va-t-il modifier
le rapport des Français à la religion ?
La France est prise à
contre-pied par un phénomène qui n'entre pas dans son système de références
spontané, lequel est le produit d'une évolution longue. Nous sommes passés
d'une situation d'affrontement entre la République et l'Eglise catholique, qui
a été un des antagonismes structurants de la société depuis la Révolution, à
une situation d'apaisement. L'influence de l'Eglise catholique a reculé et la
laïcité a évolué vers un pluralisme démocratique où les chrétiens ont toute
leur place. Cette pacification de la question religieuse est prise à revers par
l'importation d'une religion qui ne cadre pas avec ce mouvement.
La question
de l'islam n'est pas nouvelle...
Elle a maintenant un
quart de siècle, mais elle s'est aggravée. Au moment où les affaires de voile
commencent à faire du bruit, au début des années 1990, on pouvait penser que ce
n'était pas dramatique et que l'islam trouverait sa place dans ce paysage
pacifié. Vingt-cinq ans sont passés et il n'en est rien. On a assisté au
contraire à un mouvement d'affirmation très complexe de l'islam hors de nos
frontières, et à l'intérieur de celles-ci au sein de la population immigrée de
confession musulmane. A la différence de l'Eglise catholique d'autrefois,
l'islam ne revendique pas une position d'autorité par rapport au pouvoir
politique. Il y a en revanche un islam civilisationnel, extraordinairement
enraciné chez ses croyants qui veulent voir persister des moeurs liées à une
loi religieuse supérieure. Nous sommes désarmés devant ce nouveau visage du
problème de la laïcité et nous ne savons pas y répondre. Le lien avec le
prosélytisme terroriste de L'Etat islamique achève de dramatiser les choses.
Car autant il n'est pas douteux que les musulmans dans leur masse ne sont pas
des terroristes en puissance, autant le problème que pose la coexistence de
l'islam avec les sociétés modernes est bien réel. D'où l'anxiété majeure qui en
résulte dans la vie collective. D'où le réflexe de rejet et l'exploitation
politique qui est faite de la question, laquelle empêche d'élaborer une réponse
consensuelle.
En quoi le
fait d'interner toutes les personnes fichées empêchera-t-il celles qui ne le
sont pas de passer à l'acte ? Et combien de temps les enferme-t-on ? Où ?
Comment ?
Comment en
sortir ?
Passé ce moment de
stupeur anxieux, la société française va tôt ou tard profondément bouger. En
attendant, j'observe que la tentation du rejet reste contenue par un refus très
impressionnant de monter aux extrêmes. La société française est globalement
très raisonnable. Il n'y a pas eu de dérapage malgré la sidération et le
sentiment d'impuissance.
Le débat sur
la sécurité d'un côté et le respect des libertés de l'autre n'en reste pas
moins ouvert...
Ce débat est une
manière d'euphémiser la question qui est de savoir si l'Etat de droit peut
permettre d'agir efficacement sans dépasser les bornes qui sont actuellement
les siennes, ou s'il faut remettre en question ce que nous pensions être la
manière normale de fonctionner de nos sociétés.
Les Français
ne donnent pas le sentiment d'en avoir envie, mais plutôt d'attendre des
réponses policières classiques...
C'est vrai, mais ces
réponses policières classiques deviennent absurdes. En quoi le fait d'interner
toutes les personnes fichées empêchera-t-il celles qui ne le sont pas de passer
à l'acte ? Et combien de temps les enferme-t-on ? Où ? Comment ? Cela n'a pas
de sens. Il n'y a pas de réponse qui puisse être rapide et efficace à la fois.
En fait, nous sommes confrontés à un dilemme. C'est une situation qui peut
durer. Mais elle débouchera inéluctablement sur une mise en mouvement.
Réfutez-vous
toujours l'idée d'un choc inéluctable des civilisations ?
Oui, car ce choc
supposerait qu'il y ait une compacité du monde musulman qu'il n'a pas. Il y a
des musulmans démocrates, on le sait, dont le désespoir est de ne pas réussir à
faire prévaloir leurs principes dans leur société. L'islam est divisé entre
attraction et répulsion à l'égard du monde occidental. Une grande partie des
musulmans est de notre côté. C'est cette division que nous devons exploiter.
Mais cela nous oblige à repenser politiquement ce que nous avons l'habitude de
ne traiter qu'au niveau de la conscience individuelle. Pour nous, la religion
est une affaire personnelle. L'islam nous confronte à autre chose.
La réponse
pourrait-elle être une refonte de la laïcité ?
Nous n'y couperons
pas. Nous allons revenir à une laïcité de combat. Entendons-nous bien : il ne
s'agit pas d'un combat antireligieux. La République n'a pas fermé les églises
hier ; elle ne va pas fermer les mosquées aujourd'hui. Nous allons plutôt nous
trouver à devoir faire pression sur l'islam pour l'obliger à se déterminer par
rapport aux principes fondamentaux de l'existence démocratique, pour autant
qu'il est aujourd'hui une composante de notre société. Comme la République l'a
fait, d'une certaine façon, à l'égard de l'Eglise catholique. La difficulté est
que la religion musulmane n'est pas organisée comme elle. Tous les ministres de
l'Intérieur rêvent d'une « église musulmane » avec un interlocuteur unique,
mais on ne l'a pas. Donc, il faut envisager les choses autrement.
Le
terrorisme va-t-il accroître ou au contraire freiner le mouvement
d'individualisation de nos sociétés ?
Les attentats ont
déclenché un élan patriotique que l'on ne soupçonnait pas. Le mouvement
d'individualisation n'est donc nullement incompatible avec un fort sentiment
d'appartenance patriotique. C'est saisissant. En fait, cet individualisme n'est
pas synonyme de repli. Je suis frappé, par exemple, par l'intensité de l'effort
de connaissance de l'islam qui est à l'oeuvre dans la société française. Des
gens parfois très simples, qui au départ ignoraient tout de cette religion, ont
fait l'effort de s'instruire et ont acquis un bon niveau de connaissance. Je
suis aussi frappé par le refus de défendre des solutions de facilité. Tout le
contraire des politiques qui se coupent de la société par des propositions
démagogiques qui ne trompent personne.
Le vainqueur
de 2017 sera très probablement issu des partis de gouvernement, mais il ne
disposera que d'une faible légitimité. Au lendemain de son élection, le nouveau
président sera déjà minoritaire dans l'opinion
Il y a un
paradoxe : une exigence de mesures sécuritaires immédiates, mais un grand
scepticisme sur leur efficacité ou leur faisabilité...
Le premier réflexe
après un attentat est d'interpeller les gouvernants : que faites-vous pour nous
protéger ? Dans un deuxième temps, on s'interroge sur la pertinence des
réponses. Voyez l'épisode de la déchéance de nationalité : François Hollande a
d'abord été unanimement applaudi, puis avec le recul les gens ont commencé à se
rendre compte que cela posait de sacrés problèmes.
Est-on à
l'abri d'une victoire de Marine Le Pen ?
En l'état actuel des
choses, je le crois. Dans six mois ou dans un an, je ne sais pas. Ses solutions
ne convainquent pas, mais l'impuissance avérée des politiques conventionnelles
devant la menace terroriste peut changer la donne. Dans tous les cas, le FN fera
sans doute un score très élevé. Marine Le Pen est celle qui a le mieux compris
les frustrations des Français. Elle a incontestablement un sens politique aigu.
C'est-à-dire
?
Elle est capable de
dire aux électeurs des deux bords ce que leurs partis d'origine ne prennent pas
ou ne prennent plus en charge. Evidemment, il n'y a aucune cohérence dans le
programme du FN mais ses militants s'en fichent et ses électeurs aussi. Cela ne
suffit pas à en faire une force de gouvernement mais cela en fait une force de
contestation redoutable. Le vainqueur de 2017 sera très probablement issu des
partis de gouvernement, mais il ne disposera que d'une faible légitimité. Au
lendemain de son élection, le nouveau président sera déjà minoritaire dans
l'opinion. La légitimité populaire risque d'être du côté d'une force politique,
le Front national, incapable de gouverner.
Croyez-vous
que la droite soit vraiment prête à mener des réformes économiques et sociales
radicales ? Les candidats à la primaire affichent des programmes ambitieux...
C'est beaucoup de
bruit pour rien. J'ai les plus grands doutes sur les propos virils qui
n'engagent que ceux qui les écoutent. Ce scepticisme est d'ailleurs largement
partagé par l'opinion, hors du noyau dur des militants.
La France
aurait-elle besoin d'un épisode thatchérien pour se moderniser ?
Margaret Thatcher est
un pur produit de l'histoire anglaise. Elle est arrivée dans un contexte où les
syndicats avaient mis le pays à terre, où le FMI était à Londres, et elle a dit
aux Anglais que pour retrouver sa grandeur, le pays devait renouer avec son
histoire libérale. La recette ne peut pas fonctionner en France. Pour imposer
des réformes, les libéraux, dans notre pays, disent aux Français qu'ils doivent
cesser d'être ce qu'ils sont. Etonnez-vous de leur peu d'enthousiasme ! Il faut
les convaincre que les réformes sont indispensables à la poursuite de leur
histoire. Autrement dit, il faut leur tenir un langage patriotique et politique
au lieu de se contenter du langage technique de l'économie. Encore faut-il au
moins un discours. C'est ce qui a manqué à François Hollande. En bon héritier
de Mitterrand, il a évité de dire franchement ce qu'il voulait faire : s'en
remettre à l'efficacité libérale pour dégager les moyens de la redistribution.
Quel est son
bilan ?
Il a d'abord évité au
pays l'épuisement psychologique qui aurait résulté de cinq ans de plus de
sarkozysme, avec des débats hystérisés et sans colonne vertébrale du matin au
soir ! Le progrès, ici, c'est qu'on peut détester Hollande calmement. Pour le
reste, il a fait le minimum syndical sur le plan économique et budgétaire pour
maintenir le pays à flot. Paradoxalement, je pense qu'il aura surtout fait
avancer le débat en étalant ses propres limites. La gauche a désormais compris,
dans sa grande majorité, qu'il fallait cesser de rêver à une alternance
radicale. Il aura fallu trente-quatre ans, depuis le tournant de 1983, pour
qu'elle parvienne à mettre ses paroles en accord avec ses actes. Elle le devra
à Hollande.
Les
Etats-Unis sont devenus la "puissance irresponsable", au lieu de la
"puissance indispensable" que revendiquait Madeleine Albright
La gauche du
PS est néanmoins très remontée...
Les contestataires
tiennent médiatiquement le haut du pavé, mais qui est en tête dans les sondages
chez les sympathisants du PS ? Manuel Valls et Emmanuel Macron.
Emmanuel
Macron peut-il incarner l'avenir de la gauche ?
Il le pourrait à
terme, avec un peu plus de maturité. Je trouve idiot le procès en droitisation
qui lui est fait. Mais son discours reste trop axé sur la performance
économique, il lui manque le versant « patriotique », ce point mystérieux
autour du bien collectif où droite et gauche se rencontrent. Il peut grandir. Les
ennuis, pour lui, ne font que commencer, ça va l'amener à réfléchir.
Deux mois
après le vote sur le Brexit, il n'y a pas eu de cataclysme et les négociations
risquent de durer. Est-ce finalement un non-événement ?
Cela reste un
événement symbolique majeur : le Brexit fait tomber le dogme de
l'irréversibilité de la construction européenne, qui plus est sur une base
démocratique. Le sentiment est par ailleurs largement partagé sur le fait que
l'Europe doit se réformer. Mais on ne sait pas comment faire. Le premier
obstacle est que l'Allemagne, en position hégémonique, n'est pas prête à
bouger.
Elle est
pourtant prête à plus d'intégration politique, à des transferts de
souveraineté...
Quand on est le
souverain de fait, les abandons de souveraineté ne coûtent pas cher !
L'Allemagne a imposé son modèle à la zone euro, elle peut se permettre de le «
dégermaniser ", ce qui voudrait dire l'imposer un peu plus aux autres ! Ce
n'est pas de la même chose en pire dont l'Allemagne a besoin, mais d'un
changement radical d'orientation pour relever le défi stratégique qui s'impose
à elle. Le monde brûle à ses portes, et tout ce qu'elle sait faire, c'est se
regarder le nombril.
Etes-vous
tenté par un « frexit " ?
Non. Avant d'en
arriver là, la France peut utiliser bien d'autres cartes, jusque et y compris
le chantage au départ. Sans la France, il n'y a plus d'Union européenne. Cela
nous donne de quoi nous faire entendre. La politique de la chaise vide de De
Gaulle avait plutôt bien réussi. Mais il y faudrait des personnalités
politiques d'une trempe dont nous ne disposons pas pour le moment..
Que
changerait une victoire de Donald Trump ?
Le fait qu'il soit le
candidat républicain est déjà un tournant. On ne voyait pas les Etats-Unis
comme cela, on avait tort. Il est hélas clair qu'ils sont devenus la «
puissance irresponsable ", au lieu de la « puissance indispensable "
que revendiquait Madeleine Albright. Ils nous ont mis dans le pétrin au Moyen
Orient, et avec Donald Trump ce serait avec la planète entière. Avec Mme
Clinton, ce serait juste l'aveuglement et le désordre ordinaire. Il est grand
temps que l'Europe révise ses batteries à l'égard des Etats-Unis.
JOEL COSSARDEAUX ETIENNE LEFEBVRE | LE 24/08/16
source : https://www.lesechos.fr