lundi 18 septembre 2017

PORTRAIT Pendre le voile Par Pascale Nivelle

Chahdortt Djavann, 35 ans, écrivaine d'origine iranienne. Révoltée depuis toujours, virulente contre le voile, elle demande son interdiction pour les mineures.


Chahdortt Djavann - Photo : DR

Parfois elle cherche un mot en français, s'affole, puis lance ses yeux à la rescousse. Deux lames d'acier noir qui furent longtemps sa seule arme. Chahdortt Djavann a été voilée pendant dix ans, à l'ombre des mollahs iraniens. Nombre, ombre, «prison ambulante», elle a fui, emportée par sa rage de vivre.
Début juillet, elle se promenait au bord de la Seine à Paris. Une famille passe. Un petit garçon joyeux, courant avec son père. Derrière, la mère en tchador, une fillette voilée à chaque bras. Scène de la vie musulmane, intolérable pour celle dont les rêves s'éteignirent en un jour, sous un mètre d'étoffe grise. Deux mois plus tard, elle terminait Bas les voiles !, pamphlet contre le voile islamique, «stigmate, étoile jaune de la condition féminine», et surtout instrument des intégristes. Douze ans après son voyage sans retour, écrivaine publiée deux fois à Paris, presque thésarde en anthropologie, mariée à un ethnologue parisien renommé, elle ignore toujours l'insouciance : «Il faut être idiote pour être optimiste.»
Son livre, quarante six pages enragées, oppressantes, taille en pièces les intellectuels, qu'ils soient musulmans ou héritiers des lumières. Les premiers, «s'ils adorent autant le voile, n'ont qu'à le porter eux-mêmes». Les autres, paternalistes et communautaristes, sont prêts à «paver de bonnes intentions l'enfer des autres». Les femmes qui revendiquent «leur liberté et leur identité par le voile», elle les appelle «des kapos». Et leur dit : «Que dissimulez-vous et au regard de qui ? Dieu dites-vous ? Mais Dieu vous voit nue dans votre salle de bains... C'est du regard des hommes que vous vous cachez. Pourquoi ?» Quand elle avait 15 ans, un mollah a débarqué dans sa classe de Téhéran : «Au moment de vos règles vous êtes impures. Vous vous tiendrez à plus grande distance encore des garçons, qu'ils ne soient pas contaminés par votre impureté, et éloignés du droit chemin par votre faute.» Les islamistes ont rappelé à Chahdortt qu'elle était une fille, condition qu'elle ne revendique ni en string, ni en tchador. Sa féminité, sa croyance «en la vie, pas en Dieu», relèvent de sa vie privée. Elle se dit française, révulsée par le communautarisme, «populisme pur», et par les petites Françaises «minaudantes sous leurs voiles tout neufs».
Impressionnée par Shirin Ebadi, nouveau prix Nobel de la Paix, avocate sans voile à Téhéran : «Elle risque la lapidation, la mort. Sa nomination est une immense victoire des droits de l'homme sur les dogmes religieux.» Elle, son combat passe par les mots. Chahdortt écrit tout le temps, dans la paume de sa main, dans le métro, sur les papiers qui traînent. «Avant de savoir lire, je savais que j'écrirais.» Elle aime aussi le vélo, les échecs, la natation, la danse et la Bretagne en hiver. Un jour, elle aura un enfant. Et même plusieurs, adoptés, des petits «de toutes nationalités et de toutes couleurs». Filles et garçons, indifféremment.
A 5 ans, Chahdortt escaladait les étagères du réfrigérateur pour s'endurcir à la vodka paternelle. A 8, elle affirmait à ses copains d'école qu'elle était un garçon, se mettant au défi de leur montrer son «zizi». A 18, elle coupait ses boucles brunes pour arpenter les rues comme un homme. Chahdortt Djavann est «une grande gueule» qui en prend souvent plein la gueule. Combien de fois a-t-elle entendu, en persan, «ta langue est tellement longue qu'elle servira de corde à ta propre pendaison» ? Les mots sortent comme les balles d'une kalachnikov. En septembre, devant la commission Stasi sur la laïcité, favorable à une loi contre le voile des mineures, elle fait un réquisitoire : «C'est des droits de l'homme qu'il s'agit, pas de la laïcité. Le voile des mineures est une maltraitance, comme l'excision.» Accueillie froidement, Chahdortt Djavann sort révoltée, une fois de plus : «Il est temps que dans les pays démocratiques, les enfants issus de l'immigration soient considérés comme des êtres humains.» Ses phrases ciselées rebondissent sur les ondes et dans les journaux, lui valant une subite notoriété et quelques coups de fil anonymes et menaçants. «C'est la règle du jeu», admet-elle. «Courageuse», a salué Elisabeth Badinter. «Elle a du caractère», dit gentiment un professeur de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, son nid d'exil. «Un bloc d'intransigeance», ajoute un éditeur qui s'y est frotté. Une amie : «Elle est toute en cris et en douleur.» Son premier roman, Je viens d'ailleurs, raconte une jeune Iranienne qui refuse de baisser les yeux. Chahdortt Djavann l'a écrit en français, huit ans après avoir débarqué seule en France, sans savoir y dire bonjour.
Son ailleurs, c'est la Perse. Un père mythifié, seigneur d'Azerbaïdjan, qu'on appelait Pacha Khan. Emprisonné par le shah puis par les mollahs, héritier d'un monde englouti, marié officiellement quarante fois et père d'un nombre indéterminé d'enfants. «J'en connais une quinzaine», raconte Chahdortt, «la fille du chef» en persan : «C'était un milieu aristocratique qui se cassait la gueule. Au début, nous étions dans une immense maison, il y avait chaque jour cent personnes à déjeuner. Puis ce fut un appartement à Téhéran, avec ma mère et mes quatre frères et soeurs aînés. Mon père y faisait des apparitions.» Pacha Khan serait centenaire aujourd'hui. Il n'a connu Chahdortt qu'en garçon manqué et rebelle, dont chaque dissertation indignait l'école islamique. La mère encourageait sa fille à la prudence : «Dans une ville où tout le monde est aveugle, on doit marcher comme un aveugle.» Chahdortt, 14 ans, rétorquait : «Si tout le monde est aveugle, on ne me voit pas. Alors je marche comme je veux.» Elle raconte les miliciens islamistes, mitraillettes dans la cour d'école, ses amis de 13 ans assassinés, ceux qui furent emprisonnés et ceux qui ont capitulé. Et le voile, deuil de ses ambitions de scientifique, globe-trotter ou écrivaine. Elle a fait sa médecine, le temps d'assister aux drames des salles d'accouchement : «Des femmes violées hurlaient qu'on tue leur enfant, des mères suppliaient qu'on supprime leurs filles, pour n'être pas répudiées.»
Elle fuit, seule, un sac sur le dos visant l'Amérique, «comme tout le monde», comme sa famille aujourd'hui exilée. La fille de Pacha Khan se retrouve seule à Istanbul, puis à Paris. Chambre de bonne, sous-boulots, université... Une grave dépression la fauche sans prévenir. «Mon médecin m'a pris les deux tiers de ce qui me restait après mon loyer, mais j'ai eu la vie sauve. Quand on vient de ces pays-là, il faut faire un vrai travail sur soi, sinon tout est faux.» L'écriture «dans la langue de l'autre», apprise sous les toits avec Voltaire, a prolongé la psychanalyse. «Il me reste deux maladies, dit Chahdortt, choquer les gens et écrire.» Elle ne compte soigner ni l'une ni l'autre.
photo Julien Daniel
Chahdortt Djavann en 8 dates
1968 Naissance en Azerbaïdjan.
1979 Révolution iranienne.
1991 Départ d'Iran pour la Turquie.
1993 Arrivée à Paris.
1998 DEA à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.
1999 Mariage.
2002 «Je viens d'ailleurs», (éditions Autrement).
Septembre 2003 «Bas les voiles» (Gallimard).

Pascale Nivelle
source : Liberation 2003