samedi 2 mars 2019

"Le hijab de Decathlon France, le voile et la défaite de la pensée" par Natacha Polony

"Le hijab de Decathlon France, le voile et la défaite de la pensée"
par Natacha Polony, Directrice de la rédaction de Marianne Lemag, le 28 février 2019.
La banalisation des #burkinis et autres « #hijab de running » remplit un rôle précis : nous faire admettre que notre vision universaliste de la #mixitéhomme-femme est à remiser aux oubliettes de l’histoire.
Ah, la belle polémique ! La mise en vente par Décathlon d’un « hijab de running », entendez une cagoule pour courir tout en masquant ses cheveux, a permis une magnifique mise en jambe printanière avant le prochain épisode du burkini collection été 2019. Non pas qu’il faille prendre à la légère cette nouvelle banalisation du voile version « modernité décomplexée ». Bien au contraire. Mais la façon dont surgissent ces polémiques à répétition, et la pantomime médiatique à laquelle elles donnent lieu, a quelque chose de désespérant. Le résultat est là : les accusations d’#islamophobie ont plu, l’ Observatoire de la laïcité a pu, une fois de plus, faire la promotion du multiculturalisme à l’anglo-saxonne, et L'Express titre sur son site : « Le Washington Post ridiculise la France », sans même comprendre qu’une telle formulation n’est que l’acceptation des présupposés idéologiques américains. Non, le Washington Post ne « ridiculise » pas la France. Il veut la tourner en ridicule, ce qui n’est pas la même chose. La France doit-elle pour autant se sentir ridicule de considérer qu’il y a là matière à débat ? C’est bien une certaine vision des rapports humains et de l’organisation de l’espace public qui est en jeu. Rien là de ridicule.
Aussi, commençons par rappeler une évidence : le port du voile est autorisé dans l’espace public. Nous vivons dans une société libérale dans laquelle chacun peut se vêtir comme il l’entend, afficher ses opinions et ses croyances, à l’exception de quelques espaces spécifiques comme l’école, puisqu’elle est un lieu d’apprentissage des libertés et d’émancipation par le savoir, ce qui nécessite de ne pas y venir drapé dans ses certitudes et ses appartenances. Une femme peut donc, contre toute forme d’hygiène et de confort, pratiquer la course à pied les cheveux couverts, elle est libre.
BÊTISE CRASSE
Pour autant, l’apparition de ce genre d’accessoire, après le « burkini », ne peut-il pas légitimement choquer une partie de la population ? C’est bien là que se situe la discussion. Il est consternant que ce genre d’événement donne lieu à un déferlement de haine et de racisme. Il est effarant que l’enseigne Décathlon renonce à commercialiser un tel objet par crainte pour la sécurité de son personnel. Et la bêtise crasse qui déferle sur les réseaux sociaux n’a qu’un résultat : permettre d’assimiler tout opposant à l’extension progressive du port du voile à un ignoble raciste. Bravo !
Disons-le pourtant : il est parfaitement légitime de considérer que la fusion du marketing et du communautarisme est en train de détruire le pacte politique et social qui différencie la République des démocraties libérales anglo-saxonnes. Parce que ce pacte républicain repose sur une vision universaliste dont la question des rapports hommes-femmes est une des dimensions. Dans cette organisation politique qu’est la République, les citoyens ne sont pas des individus isolés ou organisés en communautés sans aucun lien les uns avec les autres, et dont la cohabitation est régulée par le droit et le marché. La République n’existe que par le partage d’un minimum de valeurs, parmi lesquelles l’idée que nous sommes des citoyens avant d’être des croyants ou des représentants d’une communauté, et l’idée que l’homme et la femme peuvent se côtoyer dans un espace public mixte sans que les femmes aient à se couvrir pour se protéger du désir des hommes.
Car on peut le tourner dans tous les sens, le voile marque le fait que la chevelure des femmes, parce qu’elle suscite le désir, doit être cachée. Les femmes sont coupables du désir qu’elles inspirent. Ce n’est pas à l’homme de se contenir mais à la femme de se protéger, telle une proie. On entend, bien sûr, le discours de ces jeunes musulmanes qui se veulent modernes en affirmant que le voile ne regarde qu’elles et leur rapport à Dieu. Une marque d’humilité, disent-elles. Et elles ont le droit de le penser. Mais on a le droit de leur faire remarquer que l’humilité, pour les femmes, consiste donc à se cacher…
UNIVERSALISME À REMISER ?
La banalisation des burkinis et autres « hijab de running » remplit en fait un rôle précis : nous faire admettre que notre vision universaliste de la mixité homme-femme est à remiser aux oubliettes de l’histoire. Imposer, sous couvert de « coolitude », la stigmatisation de la femme tentatrice et l’impossibilité de laisser le désir s’exprimer librement sans être criminalisé. Ajoutons à cela l’affichage identitaire qui permet à chacun de mettre en avant ce qui le différencie plutôt que ce qui le relie au reste de la société. Et tout cela se fait à coup de distorsions conceptuelles et sémantiques. Le terme « mode pudique », repris par des médias peu attentif à la portée idéologique des mots en est le meilleur exemple. Tout autre choix vestimentaire est donc soupçonné d’être « impudique ». C’est bien ce que l’on voit dès l’été, quand des jeunes gens, garçons et filles, s’érigent en police vestimentaire pour réprimander les jeunes femmes trop dévêtues. Quel progrès ! Mais le renversement conceptuel est parfait : on a encore vu ces derniers jours des commentaires tout sauf neutres pour déplorer qu’en France, on « oblige » les femmes à se dénuder…
Pire escroquerie encore, on entend déplorer la stigmatisation « des » musulmanes. Traduisez : toute musulmane aspire à porter le voile. Mieux, le burkini et le hijab de running seraient pour elles des libérations puisqu’ils leur permettraient de pratiquer des activités sportives en toute liberté ! Ou comment faire de l’enfermement des femmes la norme et du voile le signe de reconnaissance des « vraies musulmanes ». Toutes les musulmanes qui vivent leur foi sans signe extérieur, et toutes celles qui, dans le monde, se battent pour avoir le droit de se libérer de ce bout de tissu, remercient vivement la paresse linguistique et conceptuelle des médias occidentaux.
Ces questions ne relèvent nullement de la loi. Les arrêtés anti-burkini étaient une stupidité décidée par des maires empressés de montrer à leurs administrés qu’ils agissent. La bataille qui se joue, car c’en est une, est culturelle. Ce qui est en jeu est l’universalisme hérité de l’humanisme et des Lumières et sur lequel repose notre pacte républicain. Nous pouvons décider de changer de modèle. Mais encore faut-il qu’une majorité du peuple en soit d’accord. Pour l’instant, nul n’a demandé leur avis aux citoyens. En revanche, l’absence totale de transmission des savoirs et des textes, le recul de la maîtrise du vocabulaire, sont les meilleures armes de tous ceux qui attendent l’effacement de ce modèle républicain et son remplacement par le règne du marché.

L’image contient peut-être : 1 personne, gros plan