jeudi 10 avril 2014

Alain Finkielkraut, les nerfs à vif



Alain Finkielkraut à Paris, le 1er novembre.

L'écrivain et philosophe, âgé de 64 ans, a été élu à l'Académie française, remplaçant Félicien Marceau. Voici son portrait, publié en novembre 2013.

Voilà que sur le tard, il s'est mis à ressembler à cette époque qui ne cesse de se raidir, à ce pays qui n'en finit pas de broyer du noir. Voilà que ce contempteur du présent est devenu si moderne, tellement actuel. Voilà qu'Alain Finkielkraut faitrésonner ses angoisses avec l'air du temps.
Ces derniers jours, chaque fait d'actualité a semblé rejoindre ses obsessions etappeler son commentaire. Cela tombe pile pour lui, qui se multiplie de studio de radio en plateau de télévision, d'entretiens en portraits de presse écrite, pour la promotion de son dernier essai, L'identité malheureuse.
Chéri des médias de son temps, Alain Finkielkraut peaufine en public depuis des années son personnage de contradicteur officiel de la bien-pensance, de pourfendeur du « politiquement correct ». Ses mains qui tremblent, ses lunettes embuées, ses postures tourmentées, son col en bataille, ses accès de colère : chacun de ses traits pourrait composer une iconographie du penseur en milieu hostile, maltraité, mal-aimé mais invité partout, comme Roland Barthes, en son temps, en brossa une de l'Abbé Pierre.
Mais les Mythologies actuelles ne composent plus de chapitres de livres. Aujourd'hui, elles se débitent en tranches fines sur les réseaux sociaux, où nul n'a pu échapper aux vidéos du « Taisez-vous » tonitruant lancé par le polémiste à son contradicteur chez Frédéric Taddéi, le 18 octobre. Elles se fragmentent en une multitude de commentaires contradictoires qui s'allongent sous chaque article consacré à l'auteur, ou à son livre.
« L'HOMME QUI NE SAIT PAS COMMENT NE PAS RÉAGIR »
« L'homme qui ne sait pas comment ne pas réagir », selon l'expression de son vieil ami Milan Kundera, est devenu une machine à faire proliférer les réactions. Le polémiste qui cherchait querelle à ses contemporains s'est imposé comme l'objet-même de la discorde, les tourments intimes du penseur comme une affaire nationale, la passion de la France d'Alain Finkielkraut, comme une passion française. Si bien que l'on ne peut plus tout à fait essayer de comprendrecomment il en est arrivé là, sans se poser la question corollaire : qu'est-il advenu de notre société ?
Parmi les distinguos auxquels l'écrivain s'adonne à l'occasion de son dernier livre, il y a celui-ci, central : Alain Finkielkraut ne se reconnaît pas la même qualité de Français que celle, par exemple, du général de Gaulle. De la même manière que son maître, Emmanuel Levinas, célébrait l'œuvre de son ami Maurice Blanchot comme l'« expression de l'excellence française » à laquelle le philosophe ne pouvait accéder en raison de son état d'immigrant juif naturalisé à 25 ans. Que possèdent de Gaulle et Blanchot dont ne peuvent se prévaloir ni Lévinas ni Finkielkraut ? La « durée de l'enracinement sur un territoire », explique ce dernier. Et tout se passe comme si lui, qui ne dispose ni de la patience ni de la longueur de temps, avait choisi de leur substituer l'intensité de son engagement, pourconquérir deux pans accessibles de l'excellence française : la défense de la République et la réussite scolaire.
UNE VÉNÉRATION DES RÈGLES DE LA RÉPUBLIQUE
Son premier moteur tient donc à ses origines de fils d'un déporté revenu d'Auschwitz, ayant lui-même, comme son épouse, perdu ses parents dans les camps. « Finkielkraut partage avec un certain nombre d'intellectuels cette caractéristique d'être nés dans des familles juives, immigrées d'Europe centrale et qui vouent à la France un amour qu'on ne peut même pas imaginer, et un respect absolu des lois de la République, explique l'historienne Elisabeth Badinter, qui s'est battue à ses côtés pour la défense de la laïcité, sans être pour autant une intime. Cette conviction a été encore renforcée par ce qui est arrivé pendant la guerre : quand la France faillit, le pire peut arriver. Cela peut sembler suranné, mais ce sentiment est ancré en chacun de nous, et peut-être encore plus profondément chez Alain qui n'a été naturalisé qu'à l'âge d'un an. »
L'auteur du Juif imaginaire, né fils unique de deux orphelins, en 1949, fut sommé de s'assimiler. Il se mit à l'ouvrage avec zèle et développa une vénération des règles de la République qui s'est transformée en un soin jaloux quand quelques membres d'une vague d'immigration plus récente, venue principalement du Maghreb, se sont mis à réclamer des accommodements au pacte républicain.
Dans l'histoire d'Alain Finkielkraut, telle que condensée par son dernier livre, l'affaire des lycéennes voilées de Creil, en 1989, marque donc une nette césure. Depuis, les thèmes de l'identité et du vivre-ensemble s'imposent de manière de plus en plus obsédante dans ses paroles et ses écrits. Depuis, les populations immigrées de religion musulmane concentrent son courroux, dont la véhémence est aiguisée par son autre engagement radical, en faveur d'Israël.

EN QUÊTE DES PREMIERS PRIX

Le deuxième moteur a exprimé toute sa puissance dans la volonté du bon élève d'adhérer en tout point au moule de la méritocratie française, de sortir de la chaîne de (re)production des élites comme la pièce la plus conforme, et si possible, la plus brillante. En 1968, dans les khâgnes de l'aristocratie scolaire parisienne, cette quête des premiers prix a pris un tour très particulier. Ses plus anciens camarades d'Henri IV, se souviennent du soin fébrile avec lequel Finkie peaufinait ses discours des AG de la coordination des classes prépas, comme une sorte de concours d'éloquence où il se devait d'écraser les grands rivaux de Louis-le-Grand.
À cette époque, l'excellence passe par la reconnaissance des maoïstes, regroupés, à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, autour de Benny Levy. Les meilleurs doivent en être. Alain Finkielkraut a donc fait son gauchisme comme on doit réussir ses versions latines. Lui-même souligne, dans la préface deL'Identité malheureuse, la « part de comédie » de ces postures de révolutionnaire.
Une fois ce diplôme acquis, une fois le mois de mai évanoui, il s'est vite éloigné de cette génération dont il a gardé le penchant pour les joutes rhétoriques et la violence verbale, et dont la fréquentation passée, mise en regard de ses engagements présents, lui vaut un malentendu exprimé par une interrogation récurrente : quand a-t-il donc cessé d'être le gauchiste qu'il n'a jamais vraiment été ?
Le reste de ce cursus, voué à l'excellence, s'est joué dans un entre-deux jamais tranché entre philosophie et littérature. La première lui a valu pendant près de vingt-cinq années, un prestigieux poste de professeur à l'École Polytechnique, qu'il vient de quitter pour prendre sa retraite. La seconde, a donné à cet agrégé de lettres modernes, sa vision du monde et ses plus beaux livres. Ceux où l'esprit de système, hérité de la philosophie, n'a jamais compromis la subtilité de l'analyse, la finesse du jugement et les bonheurs de l'expression.

UN PASSEUR DE TEXTES HORS PAIR

Au confluent des deux disciplines, il y a, par-dessus tout, cet amour de l'écrit et ce désir de transmission qui en font un passeur de textes hors pair. Ce magistère, Alain Finkielkraut l'exerce, depuis près de vingt ans, hors du cadre scolaire, mais avec la même invariable application de khâgneux et la même anxiété des périodes d'avant concours. C'est « Répliques », chaque samedi matin, l'une des émissions-phares de France Culture, dont le succès n'a cessé de s'amplifier avec le temps.
« L'émission n'a jamais donné le moindre signe d'érosion, constate Sandrine Treiner, directrice de la programmation de la radio. Sa démarche de questionnement semble la protéger de l'hystérie qui peut entourer d'autres prises de paroles publiques de Finkielkraut. Et son pouvoir de prescription reste énorme : l'invitation ou l'évocation à l'antenne d'un auteur méconnu déclenche très souvent les réimpressions des livres cités. »
Ce talent vaut à l'essayiste une légion d'auditeurs-admirateurs, toujours prête à semobiliser pour le défendre quand il lui arrive de laisser transparaître ses partis pris dans le choix d'un invité, dans la formulation d'une question, ou quand il dérape à l'extérieur, comme en 2005 lorsqu'une pétition réclama son interdiction d'antenneaprès ses déclarations au quotidien israélien Haaretz sur la composition « black, black, black » de l'équipe de France de football. Longtemps, il l'a aussi assuré de l'indulgence de ceux que la radicalisation de Finkielkraut hérisse, mais qui demeurent disposés à élargir leur seuil de tolérance par fidélité à celui qui les a aidés à penser contre eux-mêmes. « Répliques », c'est aussi une place éminente dans la République des lettres, qui garantit à l'essayiste visibilité et influence.

« MU PAR LA VOLUPTÉ ARISTOCRATIQUE DE DÉPLAIRE »

Car ce polémiste qui joue sur les apparences du seul contre tous, n'a rien d'un ermite. Si ce n'est pas à proprement parler celui d'un homme de réseau, son parcours lui vaut des connaissances, anciennes ou nouvelles, dans chaque rédaction parisienne. Quand une critique lui déplaît, il sait exactement à qui le fairesavoir au sein de chaque organe de presse. Et quand Jean Daniel – sous le haut patronage duquel il a placé son dernier livre – écrit à son propos, dans le Nouvel Observateur, une phrase qui concentre tous les mots qu'il redoute - « excès », « réactionnaire », « pamphlet » - il en adresse le reproche directement à l'auteur. Ses vitupérations contre la « police de la pensée », et la télégénie de ses emportements, lui assurent, à chacune de ses publications, une couverture médiatique hors de proportion avec sa posture de victime du système.
Finkie tient ce rôle avec un courage, une sincérité et une constance que nul ne conteste. Mais même chez ses proches, l'évocation de ces qualités est aussitôt tempérée par une restriction, comme un regret qui vient voiler l'admiration. « Il est mu par la volupté aristocratique de déplaire, ce qui n'est pas sans panache, mais s'exerce parfois au détriment de la capacité de convaincre », estime Pascal Bruckner, qui fut longtemps son jumeau et cosigna ses deux premiers livres.« J'admire son courage, même s'il est huit fois sur dix utilisé à mauvais escient », déclarait récemment au Journal du Dimanche la philosophe Élisabeth de Fontenay, sans doute la plus proche amie de cet intellectuel qui a toujours manifesté la plus grande considération pour les femmes qui pensent. Ces intimes de toutes époques louent unanimement son sens de l'humour et son penchant pour l'autodérision, évident dans le meilleur de ses livres, Le juif imaginaire. Mais ils n'ont pas manqué aussi de mesurer la profondeur des abîmes au bord duquel évolue leur ami.

RONGÉ PAR LE PESSIMISME

Deux passions tristes viennent en effet corrompre le double élan vers l'excellence à la française. Le premier de la classe, auteur de nombreux livres à succès, est taraudé depuis des années par une angoisse dévorante : n'avoir plus rien à dire.« Écrivain, dit-il, c'est un peu ma raison sociale. Publier est devenu une sorte d'impératif, que me vaut cette situation, mais qui ne correspond pas chez moi à la certitude d'une vocation. Comme je n'ai pas de projet d'œuvre, à chaque livre achevé plane la menace que ce soit le dernier. » Le narcissisme s'abîme alors en un profond dégoût de soi.
Lors de l'élaboration de L'identité malheureuse (Stock, 240 p., 19,50 euros), commencée dès 2005 sous la forme de cours sur le vivre-ensemble destinés à Polytechnique, cette angoisse de la page blanche s'est muée en épisodes dépressifs sévères. Ses amis les ont à tort attribués au lymphome qui lui a coûté la vision de l'œil droit. « La maladie a été beaucoup moins dure à supporter que ce blocage total, ce surmoi féroce qui me répétait sans cesse que j'étais fini », constate-t-il.
Le fondamentaliste de la République est, lui, rongé par le pessimisme. Une certitude désespérée que le passé qu'il célèbre – situé quelque part dans l'entre-deux-guerres des hussards noirs de la République et du monde qu'il imagine êtrecelui de ses grands-parents, dont le génocide a empêché toute transmission – est à jamais révolu. À le lire, la France ne serait qu'un immense ghetto, l'école un champ de ruines, la culture un cimetière de textes morts. « Il pense que c'est irrécupérable, dit Elisabeth Badinter, qu'il est voué à subir la perte irréparable de tout ce qu'il aime. »
Cette grille de lecture exclusivement négative, lui vaut l'éloignement de fidèles des premiers livres, qui le suivaient encore. « Stéphane Hessel dit « Indignez-vous » et ça ne fait pas une pensée, Finkielkraut dit « désolez-vous », mais ça ne fait pas non plus une pensée », dit Mara Goyet, enseignante et écrivain. Dans ses premières années de professeur en zone sensible, l'auteure de Collège Brutal(Flammarion, 2012), s'était placée dans le camp des républicains dont elle admirait le chef de file : « Je rêvais que Finkielkraut vienne assister à un de mes cours, qu'il soit fier de mon travail ». Quelques années plus tard, Mara Goyet aimerait toujours inviter l'essayiste. Mais « pour qu'il constate comment on tient, comment, même s'il y a de quoi rester inquiet, sa vision rapide et superficielle, ne rend pas compte de la complexité des choses ».
L'enseignante, citée à des nombreuses reprises par l'écrivain, y compris dans son dernier livre, estime l'être souvent à mauvais escient, voire à contresens, toujours dans une optique exagérément négative. Pour l'ancienne disciple, « sa désolation ne conduit plus à l'action, à l'attention, à l'observation du monde ».

DÉNUÉ D'ORDINATEUR ET DE TÉLÉPHONE PORTABLE

De fait le prisme du pessimisme semble parfois entraver l'intelligence de l'auteur,transformer son anticonformisme en esprit de système, son goût de la précision en tolérance pour l'approximation, sa pratique du doute en manichéisme. Il oriente dans un sens toujours plus univoque et sombre, sa relation très particulière au réel et aux faits. Fou de médias sous toutes leurs formes - sauf la plus récente, Internet - Finkielkraut y procède à des « prélèvements d'actualités qui donnent leur sens à l'époque ». Il les assortit de mentions d'articles ou de titres pas tous de première fraîcheur. Et surtout de citations extraites de son immense culture livresque puisqu'il défend cet accès privilégié « à la chair du réel ». Point de déplacement sur le terrain, non par manque de courage, mais parce qu'il n'en ressent pas le besoin.
« A ma grande stupéfaction, à l'époque où nous dialoguions sur Israël, il ne s'est jamais rendu dans les Territoires, du côté des Palestiniens, se rappelle l'ancien président de MSF, Rony Brauman, coauteur avec Finkielkraut, en 2006, de La discorde. Israël Palestine, les Juifs, la France (Mille et une nuits). Il disait qu'il savait d'avance ce qu'il y avait à voir. À cette époque, j'allais parler du conflit dans les banlieues, je lui ai proposé en vain de venir pour éprouver ce miracle relationnel qui peut survenir lors d'une rencontre. Dans ses essais, il condamne la raison pure, il donne leur place aux passions, à l'émotion. Mais cette émotion-là, née de l'échange direct, il se l'interdit. »
Ainsi, les avis péremptoires d'Alain Finkielkraut tracent parfois en creux la carte des voyages qu'il n'a pas faits, des lieux qu'il n'a pas visités, des œuvres qu'il n'a pas vues. Dans l'Identité malheureuse, sa condamnation de l'usage que les jeunes générations font des nouvelles technologies est sans appel, alors que, dénué d'ordinateur et de téléphone portable, il ne s'est jamais risqué dans ces contrées nouvelles. Dans un entretien récent au Figaro, il s'appuie sur la seule lecture d'un article du Monde, non cité, pour émettre un avis définitif sur la manière dont Abdellatif Kechiche a cherché à régler ses comptes avec la colonisation en s'en prenant à Léa Seydoux, alors qu'il n'a pas vu le film. Comme en lointain écho au scandale qu'il avait déclenché, en 1995, en condamnant sans appel la Palme d'or remise à une œuvre d'Emir Kusturica dont il a vite été obligé de reconnaîtrequ'il ne l'avait pas vue.
Alain Finkielkraut à Paris, le 1er novembre.
Même sa description des bobos, dans son dernier livre, apparaît biaisée. Elle correspond plus à cette frange de la gauche caviar qui vit à proximité de son domicile où il lit, écrit et s'informe, près du jardin du Luxembourg, dans le 6earrondissement, le plus huppé de Paris. Les bobos plus authentiques, Alain Finkielkraut n'a pas pris le temps de les observer lors de sa dernière incursion dans les faubourgs de la capitale, où ils vivent en nombre.
C'était il y a plus de trois ans, l'écrivain était retourné, pour le tournage de l'émission qui lui est consacrée dans la collection « Empreintes » (France 5), dans le haut de la rue Jean-Pierre Timbaud (11e arrondissement), là où se trouvait l'atelier de maroquinerie de son père. « Nous n'avons pas gardé la séquence dans le film, pour ne pas provoquer de polémique inutile, explique-t-il. Je ne l'ai pas non plus mentionnée dans le livre. Mais j'ai vu les boutiques avec des burqas en vitrine, les librairies avec des enseignes en arabe vendant des livres exclusivement religieux ou islamistes, violents. J'ai vu un monde dont je ne soupçonnais pas l'extraordinaire visibilité. C'était effrayant. »
Cet effroi, l'intellectuel le partage avec un certain nombre d'auteurs qui ne sont pas tous cités dans son livre, mais auxquels il fait allusion dans plusieurs émissions dans lesquelles il a été invité ces dernières semaines. C'est le cas de Dominique Venner, théoricien de l'extrême-droite la plus radicale, qui s'est récemment suicidé à l'intérieur de Notre-Dame de Paris. Lui s'était déclaré bouleversé par un article du Monde de 2005 relatant le sentiment d'une habitante de la Courneuve de sesentir devenir étrangère dans son propre quartier métamorphosé par l'immigration.« Je n'ai rien à voir avec cet homme, je suis totalement étranger à ses conceptions de l'Europe païenne, dit Finkielkraut. Mais les premières pages de son livre sont très belles. Pourquoi cette histoire n'empêche-t-elle de dormir que lui et pas les sociologues, et pas la gauche ? »
Cet effroi, il le partage également avec Renaud Camus, l'inventeur du concept de « grand remplacement » des Français par des populations immigrées – il appelle désormais à voter pour Marine Le Pen - cité, lui, largement dans l'Identité malheureuse. Cette fois, pour expliquer cette présence, Finkielkraut quitte le terrain découvert de la politique pour se replier sur ses terres littéraires. « Renaud Camus fait partie des écrivains importants de notre époque et il n'a même plus d'éditeur, dit-il. Tous ceux qui me reprochent de le défendre, y compris parmi mes amis, n'en ont pas lu une seule ligne. Il ne m'apparaît pas dangereux et je n'aime pas l'idée qu'il soit condamné à une mise à mort symbolique. Il m'a aidé àréfléchir. En le citant, je paye ma dette, à mes risques et périls. »

IL A DÉSORMAIS L'OREILLE DU PEUPLE

À ses risques seuls ? Tout à ses postures d'homme isolé de la foule, de prophète de malheur que personne ne veut entendre, Alain Finkielkraut ne paraît pas avoirbien pris la mesure de la manière dont son opinion résonne désormais avec l'époque. Les plateaux télévisés continuent à mettre en scène son éternelle controverse avec l'intelligentsia parisienne. Mais, dans le monde numérique qu'il ignore, les commentateurs en ligne susurrent qu'il a désormais l'oreille du peuple. Les sondages vont dans son sens. Une part grandissante de la population a adopté la grille de lecture de l'identité comme interprétation unique de la crise française. Et les bobos qu'il moque sont devenus, depuis longtemps déjà, sujets de risée nationale. Alain Finkielkraut est devenu majoritaire.
Mais quand on suggère que ce glissement, qui menace de profiter à un parti tel que le Front national, pourrait justifier davantage de nuances et une pensée plus complexe, il se raidit. Quand on lui fait remarquer que le refus de prendre en compte toute autre explication que l'identité pour déchiffrer le malheur de la France est à peu près aussi absurde que le rejet par les marxistes de tout ce qui n'était pas économique, il s'accroche fermement à sa vérité et garde la pose du visionnaire isolé. « Mes buts ne sont pas politiques, clame-t-il. J'écris pourdévoiler ce qui m'apparaît comme une certaine vérité. Les nuances ne peuvent pas être l'alibi pour noyer le poisson. J'ai décidé, à un moment de ma vie, que l'honnêteté intellectuelle consistait à ne pas se payer de mots. »
Alain Finkielkraut ne pratique pas la pensée contre soi-même. « Il n'est pas assez dans la dialectique, regrette, dans le JDD, Élisabeth de Fontenay. Il n'écoute pas le point de vue qui s'oppose au sien. Il ne dialogue pas suffisamment avec un autre en lui et à l'extérieur de lui. Il dialogue pour emporter le morceau mais pas pour changer sa propre pensée. »
Hermétique aux contradicteurs, il se tient au centre d'une œuvre étrange, où il compose des essais avec la subjectivité d'un romancier, des romans qui ne s'assument pas comme tels, mais qui mobilisent toute l'histoire de la nation pourraconter un parcours personnel et tourmenté. Quitte à laisser résonner ses paroles avec celles de la foule.