mardi 16 septembre 2014

A quoi joue le CSA ?




Quand il ne décrète pas la mort salariale de centaines de journalistes en refusant à des chaînes comme LCI ou Paris Première d'accéder à la TNT, le CSA se permet de tancer des confrères de D8 ayant enquêté sur le Front national à l'aide d'une caméra cachée. La chaîne, qui doit déjà affronter le harcèlement juridique bien connu (et coûteux) du Front national, a reçu un « avertissement ».
Bizarrement, le CSA n'en donne jamais quand des confrères servent de relais, bêtes et neutres, à des intox ou à des propos mensongers livrés sous forme de communication politique bien huilée. Ou lorsque des émissions de service public censées élever le débat servent de relais aux théoriciens de l'incitation à la haine ou du complot. Non, le mal suprême, c'est d'avoir osé faire une « caméra cachée » pour contourner le vernis et faire émerger un discours-vérité !
Voilà qui va un peu plus dissuader des confrères d'enquêter -- et donc d'informer -- sur le décalage existant entre le discours lisse tenu par le FN dans les médias et celui qu'il tient en en réalité, dans les coulisses. Les radicaux, les démagogues et les désinformateurs professionnels en général, peuvent dormir tranquilles. Le CSA veille à les protéger.
Les pro-Russes, parfois aussi militants du Front national, peuvent aussi se réjouir. Pendant l'été, le CSA a cru bon d'adresser une leçon de morale à mon employeur (qu'il a nommé) suite à une campagne largement menée par des soutiens de Vladimir Poutine.
En effet, lors d'une chronique sur l'incendie meurtrier à la Maison des syndicats d'Odessa où ont péri des dizaines de militants séparatistes, j'ai mentionné le climat délétère qui l'avait précédé en Ukraine et dont très peu parlait à l'époque, sauf la presse Ukrainienne. Bien avant les images que l'on connaît enfin aujourd'hui et qui sont devenues quotidiennes, un quotidien national venait d'annoncer l'enlèvement de trois officiers du SBU. Sur une vidéo diffusée cette fois par les séparatistes, on peut les voir exhibés comme prisonniers, les yeux trempés de sang à travers leur bandeau. Ces yeux ensanglantés ont-ils été arrachés ? C'est ce que prétend ce journal ukrainien. Une universitaire et une journaliste me l'ont dit sérieux et moins propagandiste que d'autres médias ukrainiens. Ce journal a-t-il menti ou s'est-il trompé ? Personne, à ce jour, ne l'a démontré. En revanche, ceux qui le prétendent (sans preuves) n'arrivent toujours à expliquer pourquoi les yeux de ces trois agents étaient trempés de sang... Mais surtout, mon article portait sur ce climat de haine et de propagande. Ne pas en parler aurait été, à mes yeux pour le coup, une faute.
Comme j'ai la chance de travailler sur une antenne à la fois libre et de qualité, je m'en suis expliquée sur l'antenne de France Culture au micro du médiateur, quelques jours après ma chronique ayant suscité une campagne de courriers. Des auditeurs pro-Russes se plaignaient, en général, d'écouter une antenne jugée trop favorable aux Ukrainiens. J'ai tenté de leur expliquer que l'antenne d'une radio est faite de journaux factuels et de chroniques d'opinions engagées. Ce n'est tout de même pas la faute de la rédaction, l'une des meilleures que je connaisse, si les pro-Russes préféraient mener des opérations de déstabilisation armées illégales plutôt que d'aller voter comme ils en avaient le droit lors d'élections nationales enfin libres et non truquées... L'antenne de France Culture a également rapporté les actes criminels de supporters de foot pro-Ukrainiens, mafieux et pour certains d'extrême droite. Comme lorsqu'ils ont tué des dizaines de militants pro-Russes à la Maison des syndicats d'Odessa. Je suis bien placée pour le savoir, j'ai réalisé un reportage pour France culture sur ce sujet, en laissant la parole aux pro-Russes, alors victimes de ces criminels.
J'ai aussi parlé de ce je pensais des fascistes (ultra-minoritaires) du Secteur droit. J'assume néanmoins préférer les insurrections populaires réclamant la démocratie comme l'Euro-Maïdan aux crimes menée par un voisin autoritaire, en l'occurrence russe, pour tenter d'empêcher cette démocratisation et préserver ses intérêts de façon coloniale.
Si cette grille de lecture est partagée par d'autres confrères, ce n'est pas le fruit d'un complot ou à cause de « la pensée unique » comme l'écrivent certains auditeurs, mais le résultat d'une logique assez simple : les gens dont le métier est de réfléchir sont plutôt du côté des démocrates que des apprentis totalitaires.
Non seulement, cette mise au point a eu lieu sur l'antenne, mais elle a même permis de faire un peu de pédagogie sur nos métiers.
Cela n'a pas dissuadé le CSA d'écrire à mon employeur pour donner raison aux campagnes de courriers en lui conseillant de bien faire attention aux sources en temps de guerre. Comme si ma chronique -- qui s'appelle « Le Monde selon Caroline Fourest » -- était un reportage pour le journal de 20H et non un éditorial sur les propagandes russes et ukrainiennes... Par temps de guerre justement.
Merci pour la leçon. Mais je me permets de vous donner à mon tour un conseil. En effet, j'ai bien regardé votre CV et vos parcours. Il y a parmi vous quelques collègues. Assez peu en fait, mais enfin il y a tout de même quatre journalistes... Certains que je respecte et pour qui j'ai même de l'amitié. Enfant, j'ai écouté vos émissions d'histoire et vu vos reportages à la télé.
Sans vouloir me montrer trop irrespectueuse, je ne crois pas que vous sachiez bien ce que signifie être éditorialiste (une seule parmi vous l'a été) par temps de guerre 2.0. Surtout lorsqu'on enquête, comme c'est mon cas depuis dix-neuf ans, sur les réseaux extrémistes spécialisés dans la propagande et les campagnes d'intimidation. Qu'ils soient partisans de Tariq Ramadan, de Thierry Meyssan, de Dieudonné, de Marine Le Pen, d'Alain Soral, de la Manif pour tous, du Printemps français et depuis deux ans de Vladimir Poutine... Heureusement, très souvent, ce sont les mêmes.
Pas un jour ne se passe sans que je sois insultée ou menacée sur les réseaux sociaux. Quand on ne veut pas m'organiser un accident de voiture, on veut me casser les dents, me tabasser (parfois ça arrive), souvent on donne mon adresse. Les uns me traitent d' « islamophobe » pour avoir écrit sur l'intégrisme, les autres d' « islamophile » pour avoir soutenu le printemps arabe et dénoncé le racisme anti-musulmans, certains de « pro-israélienne » pour avoir toujours combattu l'antisémitisme, d'autres de « nazie » pour avoir critiqué la politique israélienne.
Les esprits délirants de Reopen 911 (ceux qui pensent qu'aucun avion ne s'est écrasé sur le Pentagone) m'adressent perpertuellement des leçons de journalisme et mentent ouvertement en écrivant sur leur site que j'ai « bidonné un reportage »... Il s'agit en fait d'un reportage de France 5 sur les théories du complot, et d'une séquence non montée et parfaitement juste donnant la parole à deux de leurs sympathisants se perdant dans leurs raisonnements ! J'ai porté plainte. Je porte régulièrement plainte, contre les menaces et les diffamations les plus grossières, mais je ne peux pas tout poursuivre... Je n'ai pas les moyens juridiques du Front national.
Parfois, en retour, je reçois des convocations au poste de police. Avant l'été, l'AGRIF a porté plainte contre moi pour « haine envers la religion », simplement parce que je filmais les FEMEN pour France 2 lors de la manifestation de CIVITAS... Où je me suis faite tabasser. Je passe sur le harcèlement injurieux, ayant donné lieu à des procédures d'une internaute soutenant la LDJ. Alain Soral a également porté plainte contre moi, pour avoir pointé du doigt ses expressions racistes lors d'une soirée de soutien à Christine Taubira. Je me rends aux convocations quand je suis poursuivie, lui jamais. Ainsi va le monde.
Vous voyez cela fait de grosses journées, passées à batailler pour informer sur les propagandistes sans être soi-même salie par leurs propagandes. Si vous ajoutez à cela la précarité de nos métiers, où nous ne sommes plus déclarés comme journalistes mais comme intermittents du spectacle, par des patrons qui vous expliquent qu'il n'y a plus d'argent pour faire des émissions « prise de tête », qu'il faut faire de l'audience pour avoir des budgets, et surtout laisser plus de place à l'interactivité, c'est-à-dire aux campagnes de courriers souvent anonymes et haineuses, je peux vous dire que la dernière chose dont un journaliste enquêtant sur la propagande a besoin, c'est d'une leçon du CSA.
Mais surtout, la prochaine fois, envoyez-moi votre mise en garde par courrier. Cela me fera un souvenir, que je pourrais encadrer. Quand un jeune, dans quelques années, me demandera « Caroline, c'était quoi le CSA ? », je pourrais lui répondre, émue : « Le CSA ? C'était des sages qui écrivaient des lettres aux journalistes pour leur dire de bien faire attention à ne pas propager la propagande qu'ils démasquaient, à la demande de ceux qui voulaient les intimider pour continuer à désinformer, au nom de « l'interactivité » que le CSA encourageait... Et qui a finalement remplacé le journalisme. »
Bien sûr, à ce moment, cette jeune fille ou ce jeune garçon ajoutera « Mais Caroline, c'est quoi le journalisme ? ».
Essayiste, journaliste
http://www.huffingtonpost.fr/caroline-fourest/procedure-csa-fn_b_5827492.html?utm_hp_ref=medias