La nouvelle vie de Moktar, Mohammed et Boukhani, "chibanis" longtemps oubliés
Ils sont 350.000 à vivre encore en foyer de jeunes travailleurs, dans une chambre d'hôtel miteuse ou chez des amis. Les pouvoirs publics commencent à prendre le problème en main.
Moktar Charef, 85 ans, Mohamed Bellal, 69 ans, Boukhani Hoggas, 73 ans, des "chibanis". (Sarah Diffalah - Le Nouvel Observateur)
Chacun leur tour, béret vissé sur la tête, ou canne à la main, ils brandissent leur carte de séjour. Pour certifier l'exactitude de leurs dates de naissance. Leurs dates d'arrivée en France, ils les connaissent par cœur. 1958, 1970, 1973. Moktar Charef, 85 ans, Mohamed Bellal, 69 ans, Boukhani Hoggas, 73 ans sont des "chibanis", littéralement des "vieux aux cheveux blancs", ces vieillards solitaires immigrés, qui ont quitté l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, il y a plus de quarante ans.
Ils racontent tous les trois la même histoire. Ils sont venus en France reconstruire le pays en pleine période des Trente Glorieuses. Mokhtar et Boukhani ont travaillé dans le bâtiment, chez Nord France Constructions. Mohamed a passé 32 ans au Fouquet's comme aide-cuisinier. Malgré des journées de labeur dans des conditions difficiles, des nuits à se retrouver à quatre ou cinq par chambre, sans eau, ni électricité, ni chauffage, les trois hommes gardent des souvenirs de "paradis" et de "liberté", avec la solidarité pour réconfort.
Sans femme, ni enfants, restés au bled, ils espéraient faire des économies et rentrer. Ils sont encore là. Ils partagent le même destin que la trentaine de migrants âgés, menacés d'expulsion de l'hôtel parisien où ils logeaient, qui ont la semaine passée attiré l'attention sur leurs conditions d'existence.
Manque de reconnaissance
Ils sont 350.000 en France à avoir atteint l'âge de la retraite, mais qui vivent encore dans le foyer de jeunes travailleurs qui les a accueillis dans les années 50, dans une chambre d'hôtel miteuse ou chez des amis.
"Manque de reconnaissance, faibles pensions de retraite, accès aux droits défaillant, conditions de logement indignes, santé précaire et dépendance précoce, solitude et isolement" : en juillet 2013, un premier rapport d'information de l'Assemblée nationale a alerté les pouvoirs publics sur ces situations particulières.
Pendant longtemps, les gouvernements successifs n'ont pas jugé utile de mettre en place une politique d'intégration pour des personnes dont la présence sur le territoire devait être provisoire. Il a fallu attendre les années 80 et la mise en place de la carte de séjour pour que les pouvoirs publics s'inquiètent du sort de ces travailleurs immigrés, tiraillés par des envies de retour, mais qui à 90% sont restés en France.
Des laissés-pour-compte
"L'installation des immigrés au moment de leur arrivée en France s'est traduite par une forme de ségrégation spatiale. Il ne fait pas de doute que leur présence au sein de logements souvent situés à la périphérie des communes et destinés à les héberger autant, à l'origine, qu'à les surveiller, n'a pu que favoriser le sentiment d'exclusion éprouvé, encore aujourd’hui, par nombre d'entre eux", souligne le rapport d'information parlementaire de l'Assemblée nationale.
Langue française qu'ils maîtrisent mal, pensions de retraite souvent très modeste, "résultat de revenus d’activité peu élevés, de parcours professionnels souvent marqués par des périodes de chômage ou de travail non déclaré", discrimination en tous genres ont fait des "chibanis" des laissés-pour-compte.
Leur demander pourquoi ils préfèrent rester en France est pour eux parfois insupportable. "Obligés", répondent-ils. Un seul mot pour dire qu'ils n'ont pas le choix. Ici, ils bénéficient de la Sécurité sociale, pour laquelle ils ont cotisé toute leur vie, et d'une médecine souvent plus performante et plus accessible que dans leur pays d'origine.
Quitter le sol français impliquerait aussi de renoncer à subvenir aux besoins des proches restés au pays. Mais aussi d'affronter la difficulté qui est la leur de retrouver leur place parmi leur famille, parmi ses enfants dont ils ont vécu séparés. Quitter la France signifierait aussi renoncer à un pays auquel ils se sont fortement attachés.
"Ils vieillissent dans un couloir aérien"
Alors, ils font la navette une à deux fois par an. Ils vont se ressourcer. "Ils vieillissent dans un couloir aérien, ils sont tout le temps dans l'avion", ose Moncef Labidi, directeur et fondateur du "Café social" de Belleville, association qui accompagne les migrants âgés. "C'est une façon pour eux de ne pas renoncer à 'ici', mais de ne pas renoncer à 'là-bas' non plus".
Aujourd'hui, la plupart habitent dans des lieux inadaptés à leur âge avancé, comme les foyers du bailleur Adoma (anciennement Sonacotra). "Certains vivent encore dans des chambres de 7,5 m2 pas très confortables, aggravant leurs problèmes de santé", explique Alexis Bacheley, député socialiste, rapporteur du rapport d'information, qui estime qu'il "faut en finir avec ces foyers de travailleurs migrants.
De nombreuses villes refusent de considérer leurs locataires comme des demandeurs de logement social puisqu'ils vivent dans des habitats à loyers modérés", même si beaucoup sont victimes des marchands de sommeil.
"Un angle mort de la gérontologie"
Moktar, Mohamed et Boukhani vont bénéficier d'un programme porté par le "Café social" pour "faire sortir les immigrés âgés des foyers de travailleurs migrants, des meublés au mois, voire de l'errance". Quelques jours avant qu'ils emménagent ensemble dans un appartement meublé avec tout le confort moderne, au siège de l'association à Paris, les discussions allaient bon train sur les règles de cette nouvelle cohabitation.
A qui les clés peuvent être prêtées ? Peut-on entrer dans la chambre de l'autre ? Qui peut-on héberger ? Est-on obligé de déjeuner et dîner ensemble ? Ils sont "contents", juste "contents". "On fera tout ce qu'il faut faire, on sera heureux, mon colocataire sera ma mère, l'autre mon père", dit Moktar, très ému de s'imaginer vivre ailleurs que dans un hôtel ou dans un foyer.
"Ces hommes n'ont pas d'aigreur, ni d'amertume. Il sont en retrait, discrets, comme si leur vieillesse ici était illégitime", regrette Moncef Labidi. "Il faut sortir ces personnes de l'ombre, il faudrait les compter. Car on a l'impression que les immigrés âgés se nichent dans un angle mort de la gérontologie".
Les pouvoirs publics ont commencé à prendre conscience du problème. Sous l'impulsion du rapport parlementaire, quelques amendements à la loi Alur de Cécile Duflot ont été voté, portant sur l'amélioration des conditions de vie dans les foyers de travailleurs jeunes migrants.
Les articles 58 et 59 de la loi Dalo ont aussi été modifiés pour permettre la mise en oeuvre d'une aide à la réinstallation dans le pays d'origine pour ceux qui le souhaitent. Et jeudi 11 septembre, l'Assemblée nationale a voté un texte permettant à certains immigrés âgés d'acquérir plus aisément la nationalité française.
Sarah Diffalah - Le Nouvel Observateur