Quelle importance a, selon vous, le courage en politique ?
Une importance plutôt grande, mais attention : il y a trop souvent une confusion sur le sens du mot «courage». Le courage, cela ne consiste pas à imposer aux siens des mesures qu'ils ne comprennent pas, donc à se suicider politiquement. Le courage, c'est l’énergie mise à faire comprendre aux élus et aux électeurs qu'il y a de temps en temps et au nom de l'intérêt général, je dirais: des mesures désagréables à prendre.
Le courage en politique, est-ce la marque de l'homme d'Etat ?
Je n'en suis pas si sûr! Sans courage, certes, il n'y a pas d'homme ou de femme d'Etat. Mais cela, c'est la vertu numéro 2. La vertu numéro 1, c'est d'avoir, de notre monde, la vision la plus large qui soit. Et l'homme ou la femme d'Etat, c'est celui qui combine les deux, dans l'ordre que je viens de vous dire. Compétence, d'abord.
Le courage c'est quoi ? C'est de tout dire ? C'est de bousculer les tabous ? C'est d'ouvrir un chemin pour débloquer une société bloquée ? C'est de savoir dire non ?
Oh là, là!... Ne jamais mentir, c'est déjà pas mal. Le courage, cela consiste à ne jamais accepter de compromissions qui mettent en cause les principes fondamentaux auxquels on croit. Sans éthique, pas de politique digne de ce nom. Mais sans compétence, non plus.
Y-a-t-il aujourd'hui, à gauche comme à droite, beaucoup de politiques courageux ?
Plus qu'on ne le croit et qu'on ne le dit!... Le grand drame de la politique contemporaine, c'est le manque de savoir, pas le manque de courage. Que voulez-vous ? La télévision a tué à la fois le long terme et la complexité des choses. La priorité, hélas, c'est l'événementiel, l'immédiateté, le fait-divers.
Diriez-vous que, quand votre ami Manuel Valls a lancé aux patrons «J'aime l'entreprise», qu'il a fait preuve de courage ?
D'une certaine manière, oui. Mais on peut aussi parler d'une petite provocation à l'usage de ses camarades du PS. La social-démocratie, qu'est-ce que c'est en effet, sinon une distribution plus juste des richesses produites ? Encore faut-il que ces richesses existent. Vous m'interrogez sur Manuel Valls. J'ajoute ceci, qui me tient à cœur : je ne vois pas un énorme courage dans ce qui est dit. C'est indispensable, certes. Mais ce qui compte, c'est ce qu'on fait ou pas ensuite. Si Manuel Valls montre demain qu'il fait ce qu'il a dit, alors oui, il aura fait preuve de courage. On juge trop la politique sur le spectacle : la compétence, elle, n'est jamais commentée. C'est un des drames de la démocratie.
Est-ce un acte de courage de la part de François Hollande que d'avoir nommé à Bercy celui que l'on tient pour votre «fils spirituel», Emmanuel Macron ?
J'aime beaucoup Emmanuel Macron, que je connais bien. Il a une immense connaissance de l'économie contemporaine, et ses savoirs vont bien au-delà. Manuel Valls et lui ont pris des risques. Je les comprends, je les approuve. Mais ce sont des risques.
Quels vœux formulez-vous à son intention ?
D'abord qu'il soit tenace, ensuite qu'il ne soit pas trop rapidement dégoûté de la politique politicienne.
Une augmentation de 2 points de la TVA, est-ce que ce serait une courageuse idée ?
Il est très difficile de parler en soi d'une telle mesure, à laquelle certains effectivement songent, je crois. Un programme économique doit être global. Mais une augmentation de la TVA, c'est vrai, serait moins dangereuse pour l'appareil productif, aujourd'hui étouffé.
Quand le SPD allemand a tenu en 1959 son fameux congrès de Bad Godesberg, celui de la rupture avec le marxisme, a-t-il fait preuve de courage ?
Le SPD a fait preuve d'intelligence! Mais faut-il parler d'une rupture avec le marxisme ? Je crois qu'il vaudrait mieux parler d'une rupture avec les déviations étatistes du marxisme. Car ses disciples ont trahi ce bon vieux Marx dont la vision de la société, un brin anarchisante, correspondait plutôt à une confédération de coopératives.
N'êtes-vous pas surpris du poids en 2014 des réflexes marxisants au sein de la gauche française ?
Fichez la paix, j'insiste, à Marx! Lui, au moins, connaissait l'économie. Notre référence à nous, c'est la social-démocratie scandinave. Car la gauche française, à la différence du reste de la gauche européenne, est issue d'un mariage entre le jacobinisme et le marxisme. Le premier à avoir essayé de casser ce carcan aura été l'occitan Jean Jaurès. Historiquement, le second, c'est Léon Blum lorsqu'il a proclamé que ses camarades et lui seraient les «gérants loyaux» du capitalisme. Il aurait pu éviter d'utiliser l'adjectif «loyaux». Moi qui suis un fils de Pierre Mendès France, je mène cette bataille depuis trente ans. En France, même si cela a été avalisé officiellement plus tard, le grand tournant concret, c'est 1983, quand le programme dirigiste et ultra-jacobin s'est révélé impossible à réaliser, et qu'on a admis qu'on ne pouvait gouverner sur les bases antérieures, c'est-à-dire celles du Programme commun. Même si, à l'époque, on affectait de dire que la crise était «temporaire».
Souhaitez-vous qu'on retrouve le sens du respect de la vie privée ?
Il est vain de le souhaiter [soupir]!... Globalement, la presse est aujourd'hui structurée pour faire de l'argent sur le viol. Cela annonce la déclin moral de l'Occident. Irrémédiable, hélas.
La France ne paie-t-elle pas l'idéologie de la transparence absolue qui a pris chez certains le relais des idéologies d'antan défaillantes ?
La «transparence», comme vous dites, c'est l'art de compliquer la prise de décision. Et ce n'est pas un problème franco-français, mais occidental. Rendez-vous compte: aucun Etat ne peut plus aujourd'hui préparer une mesure discrètement. C'est une véritable amputation démocratique.
Diriez-vous comme Martine Aubry qu'il est «encore temps» pour réussir le quinquennat ?
[avec le sourire] Ce n'est pas faux. Mais si on ajoute tout de suite que nous, Français, sommes aujourd'hui dans une situation extrêmement grave.
La gauche vous inquiète-t-elle ?
En France pas beaucoup plus qu'ailleurs!... Mondialement, il n'y a, à la vérité, plus de gauche car si la gauche a renoncé à l'économie collectiviste, c'est en s'emballant pour le capitalisme. La gauche a besoin de retrouver les chemins de l'immatériel. Elle s'est perdue dans l'appétit d'argent.
Vous qui avez co-signé un livre avec Alain Juppé («La politique telle qu'elle meurt de ne pas être»), que pensez-vous de son actuelle trajectoire ?
Je n'ai pas à me mêler des affaires de l'opposition... Cela dit, un des drames de la France, c'est la discontinuité maladive droite-gauche. Quand on arrive au pouvoir, on défait systématiquement ce que le pouvoir précédent a fait. Pour le reste, c'eut été une catastrophe nationale, compte tenu de sa façon de faire et d'agir, que de voir Jean-François Copé prendre à droite les commandes. Alain Juppé, c'est évidemment tout autre chose. J'arrête là.
Si vous étiez député, voteriez-vous la confiance à Manuel Valls le 16 septembre ?
Oui, naturellement. Mais d'abord parce que je suis et que j'ai toujours été respectueux de la discipline. Car la politique, et chacun doit le savoir et en tirer les conséquences, n'est pas une affaire de destin personnel. C'est de très mauvais augure que d'observer le nombre de ceux qui pensent et prétendent pouvoir agir en solo.
Quand vous voyez que vos idées – vous qui, historiquement, incarnez la deuxième gauche – sont enfin en train d'être prises en compte à gauche, que ressentez-vous ? Un peu d'amertume, car cela vient bien tard ? Ou la satisfaction de voir votre travail de pédagogue reconnu ?
Un peu des deux peut-être [grand sourire]... Mais je sais que tout cela est très lent. En plus, notre drame, c'est que l'opinion publique, y compris le gros du PS, reste, elle, jacobine. Et le gros des médias aussi. Or, outre que la France, quels que soient les gouvernants, ne peut agir désormais que sur 15% de ce qui lui arrive, nous ne vivons pas aujourd'hui une crise, mais une multi-crises. Il faut donc renouveler les savoirs. Vous me parlez de l'héritage rocardien. J'insiste donc : il faut renouveler les savoirs hérités [sourire]. Dans le monde tel qu'il est, il ne s'agit pas de me copier mais d'inventer. Et c'est urgent.