Marianne : Les Européens ont-ils trop longtemps sous-estimé la force de l’islamisme radical ?
Boualem Sansal : Les Européens ont toujours sous-estimé ce qui vient du Sud. Ils ont sous-estimé l’intelligence et la ruse des dictateurs arabes, qui ont toujours su trouver « l’argument » pour obtenir d’eux soutien ou silence, voire complicité : le pétrole, les marchés, la main-d’œuvre et la communauté émigrée en Europe, l’islam, l’islamisme et le terrorisme, le balancement des alliances. Ils ont gravement sous- estimé les problèmes insolubles que l’islam poserait à terme à l’Europe chrétienne, laïque, démocratique, libertaire.
Sa transformation en islamisme était prévisible, mais elle a été sous estimée, comme a été sous-estimée l’influence que la situation interne des pays arabes allait exercer sur les communautés arabes et musulmanes en Europe. Les problèmes algéro-algériens ont fini par devenir des problèmes franco-français, ce qui dérange les uns et les autres. Le halal, le voile, les prières dans les rues, le mouton de l’Aïd, sont des épisodes qui ont été regardés sous l’angle social et culturel, voire comme de simples phénomènes de mode ou d’affirmation identitaire, alors qu’ils étaient des étapes planifiées d’un programme politique mondial. Ils ont enfin, et c’est le plus grave, sous-estimé la capacité de l’islam à s’implanter dans de nouveaux territoires. L’islamisme européen est né ; un jour il se constituera en partis politiques ayant naturellement pour but de conquérir le pouvoir.
Avez-vous eu conscience, dans les années 90, que la guerre civile algérienne était la « répétition générale » ?
B.S. : En Algérie, très tôt, nous avons senti puis su que l’islamisme avait une vocation planétaire et que l’étape suivante serait l’Europe. Les islamistes le disaient clairement. La chose faisait sourire car les Islamistes étaient alors très divisés. Pour faire simple, il y avait les salafistes, il y avait les djaz’arites [« a/gérianistes »] qui ambitionnaient de prendre le pouvoir en Algérie et de constituer une république islamique sur le modèle iranien, ou celui des talibans, les modérés s’inspiraient quant à eux de l’expérience turque, et il y avait les tenants de l’islamisation du monde par le djihad et le terrorisme, c’est aujourd’hui le courant dominant.
Ceux qui pratiquaient le « qui tue qui ? », ont-ils retardé la prise de conscience ?
B.S. : Les « Idiots utiles » continuent de sévir et plus que jamais. Oui, on peut le dire : Ils portent une lourde responsabilité dans le fait que les Européens aient sous-estimé la dangerosité de l’islamisme pour l’Europe et le monde. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont devenus les « avocats » des islamistes. Ils trouvent toujours une explication pour les dédouaner de leurs crimes. Il n’y a rien de pire que des révolutionnaIres de salon qui n’ont plus de révolution à soutenir et à chanter ; ils en viennent à prendre des criminels et des bandits de grand chemin pour des héros de légende. Nostalgie, nostalgie.
Boualem Sansal. Ecrivain algérien. Son œuvre est publiée chez Gallimard. Son dernier livre : « Gouverner au nom d’Allah : Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe », Octobre 2013, 160 pages, 12,50€
MARIANNE n° 931 (du 20 au 26 février 2015), Page 29