"C’est un fait qu’on entendit alors peu de gens à gauche pour faire autre chose que minimiser les faits, ou se hâter d’attendre que l’affaire se perde dans l’incertain (à ce jour, 73 mises en examen ont eu lieu, celles-ci concernant très majoritairement des individus marocains et algériens, « immigrés économiques » illégaux). C’est un fait qu’on entendit peu, oui, tant grande est la crainte d’alimenter le sourd désir de ratonnades qui rôde désormais dans l’Europe entière, depuis les mouvements extra-parlementaires comme Pegida jusqu’aux partis nationaux-populistes déjà solidement implantés comme le Front National français. Et cette crainte-là, c’est peu de dire qu’on la comprend.
Notre conviction est pourtant que cette crainte ne saurait suffire à exonérer la gauche intellectuelle de penser les événements de Cologne. Ce réel-là, sa sale gueule, vient sans doute heurter de front beaucoup trop de ses croyances spontanées pour être aisément assimilable. Raison de plus pour s’y confronter avec courage.
La plus paralysante de ces croyances est sans doute cette espèce de rousseauisme mal compris qui tend spontanément à prêter aux persécutés, réfugiés de guerre à proprement parler ou immigrés balayés vers le Nord par la misère, une common decency supérieure, intrinsèquement conférée semble-t-il par leur rang de victime. Il faut pourtant le reconnaître avant toute chose, tant c’est l’évidence qui justifie la nécessité même d’une prise en charge politique : quelle que soit leur provenance ou leur religion, une foule d’hommes livrés à eux-mêmes, zonant en toute anomie un soir de liesse, est aussi dangereuse qu’une nappe d’hydrogène attendant l’étincelle dévastatrice.
Cette évidence-là, qui explique pour l’essentiel les événements de Cologne, tout sauf mystérieux en réalité, ne put même pas être énoncée sur le vif, tant le discours sur les « migrants » était encore lénifiant, se bornant à des sollicitudes de Madame Le Quesnoy ouvrant grand son canapé-lit aux mendiants, quand c’était la plus imposante vague de migration depuis la Seconde Guerre mondiale qui était en train de s’accomplir sous nos yeux.
Depuis une certaine gauche radicale française, croyant voir naître à cette occasion l’émergence d’un nouveau peuple de « citoyens européens virtuels » [1], jusqu’à la droite allemande, soucieuse de rattraper les dommages moraux de l’été grec et de répondre aux intérêts bien compris de l’économie allemande, il semblait jusqu’ici impossible de penser vraiment le colossal événement migratoire en cours, ni de faire face à sa conséquence à ce jour encore la plus probable : ni plus ni moins à terme que l’éclatement pur et simple de l’Union européenne.
A cette première phase de déni face aux événements de Cologne, vint bientôt succéder une phase de reprise de soi, tout aussi paternaliste en vérité. C’est qu’on leur avait menti aux braves gens, ces migrants n’étaient pas les bons sauvages qu’on leur avait annoncés. Non pas de gratifiants dominés, mais de possibles prédateurs, non pas de reconnaissants opprimés mais de sournois violeurs.
Il fallait les rééduquer, voilà ce qu’il convenait de faire en toute hâte. Leur apprendre, y compris par de burlesques panneaux de signalisation pour mal-comprenants, qu’au pays de Mama Merkel, une main aux fesses est chose verboten.
Comme s’ils étaient de grands enfants à remettre dans les clous. Comme si de Tunis jusqu’au Sud marocain, l’ambiance dans la rue était au Club Med échangiste houellebecquien. Comme s’il était commun là-bas de mettre la main aux fesses aux passantes. Comme si, plus bornés qu’un bus à impériale remplis de supporters du PSG, ces hommes-là savaient à peine ce qu’ils faisaient, et ignoraient en tout point que c’était grave.
Ce qu’a dit Kamel Daoud
Nous en étions là de l’inversion totale des stéréotypes, lorsque l’écrivain algérien Kamel Daoud décida de s’élancer, depuis Oran, sur ce champ de foire déjà extrêmement miné. Il le fit dans une tribune publiée par « le Monde » le 21 janvier dernier, et il eut raison de le faire car ce texte, immédiatement déchiqueté par tout ce que la gauche compte de bien-pensants bas de plafond, restera comme l’une des plus importantes contributions apportées à la douloureuse affaire de Cologne.
Qu’y disait-il de si grave, Kamel Daoud, qu’il était insupportable d’entendre à la cohorte d’anthropologues et d’historiens qui s’assembla le 12 février pour lui faire la peau dans les colonnes du même journal [2] ? Que confronté au déracinement et au choc de l’arrivée dans un pays nouveau, le déraciné avait tendance à se replier sur les réflexes identitaires de sa culture d’origine. Que face à cette réaction bien connue, « les adoptions collectives ont ceci de naïf qu’elles se limitent à la bureaucratie et se dédouanent par la charité » - phrase aussi juste que cruelle, et qui lui sera entre toutes difficilement pardonnée.
Mais Kamel Daoud y disait surtout que le rapport aux femmes et au désir est malade en terre d’islam. Il y disait que la misère sexuelle sévit avec une profondeur inouïe chez les hommes arabo-musulmans, thème qu’il développera du reste dans un autre article paru peu de temps après dans le « New York Times » [3]. Que ce rapport aux femmes et à leur propre corps explique autant le phénomène des kamikazes qui attendent la mort comme une variété d’orgasme supérieur, que celui du « porno-islamisme » dont use les prêcheurs, lorsqu’ils font miroiter auxdits kamikazes un paradis conçu sur le mode du bordel militaire.
Voilà qui n’était apparemment pas supportable. Ainsi Kamel Daoud fut-il immédiatement accusé de répandre des « clichés orientalistes » et des « lieux communs navrants » sur l’homme maghrébin. Ainsi l’auteur de « Meursault, contre-enquête » se fit-il donner des leçons de choses sur la réalité de la rue arabe par ledit collectif, l’accusant d’effacer « les conditions sociales, politiques et économiques qui favorisent ces actes ».
Misère des sciences sociales, lorsqu’elles tombent dans leur pire travers : récuser tout discours qui ne sacrifie pas à leurs exigences pseudo-scientifiques d’échantillonnage rigoureux. Misère des sciences sociales lorsqu’elles accusent d’« essentialisme » quiconque entre dans la chair du réel sans avoir les autorisations requises, lorsqu’elles dénient tout droit à énoncer un discours général au prétexte de sa généralité même. Blessé par le lynchage subi, Kamel Daoud a depuis déclaré, le 17 février, dans « Le Quotidien d’Oran » qu’il souhaitait « arrêter le journalisme sous peu », et se consacrer désormais exclusivement à la littérature.
Derrière le procès méthodologique, c’est toutefois bien sûr le fond du discours de Daoud qui fait trépigner d’indignation ce quarteron de chercheurs, représentatif du malaise d’une large partie de la gauche dès lors qu’il est question d’identités collectives. Ce que dit l’écrivain algérien n’est rien d’autre que ceci : l’amoncellement ne suffit pas à former un collectif stable, l’humain n’est pas de la limaille, et il faudra bien que se pose à un moment donné le problème des valeurs partagées lorsqu’on voudra sérieusement se résoudre à incorporer ces centaines de milliers de migrants.
Le philosophe Jacques Rancière, peu suspect de pulsions islamophobes rampantes, ne disait pas autre chose dans « L’Obs » le 28 janvier dernier [4], lorsqu’il avançait que « seule la reconstitution de "subjectivations collectives" fortes, au-delà des différences culturelles, pouvait remédier à la situation que nous connaissons », et se risquait même à affirmer que « les populations qui s’identifient comme musulmanes doivent aussi dire comment elles veulent vivre avec les autres, comment elles veulent faire partie de notre monde et inventer des formes de participation politique. »
Infériorisation de la femme
Nul ne peut sérieusement nier que l’une des « différences culturelles » majeures entre le monde de l’islam et l’Europe actuelle, de provenance chrétienne, concerne bien le statut des femmes et le degré de liberté, notamment sexuelle, qu’elles sont susceptibles d’expérimenter au sein de nos sociétés. A cet égard, Kamel Daoud choisit de présenter l’islamisme comme la version criminelle et échevelée d’une infériorisation de la femme hélas commune selon lui à tout le monde musulman. De ce statut de la femme, il choisit même de faire la clé unique des événements de Cologne, sans doute exagérément d’ailleurs, tant il est vrai qu’un millier de « white trash » hors contrôle n’auraient sans doute pas fait mieux, un soir de beuverie, que les hommes qui traînaient ce soir-là autour de la gare.
Ce propos ne fait pas pour autant de Daoud un vulgaire islamophobe. Ce propos est le fait d’un intellectuel condamné à se battre sur deux fronts, c’est-à-dire à se défendre contre deux formes de bêtise adverses : d’un côté la haine raciste déguisée en laïcisme qui ne demande qu’à instrumentaliser sa position, de l’autre la démagogie pro-immigrés qui ne trouve d’autre solution pour se maintenir hors du réel que de salir un homme.
Aux yeux de l’islamiste, écrit encore Daoud, « la femme est coupable d’un crime affreux : la vie », ce dernier état étant envisagé comme « une perte de temps avant l’éternité. » Et de poursuivre : « La vie est le produit d’une désobéissance et cette désobéissance est le produit d’une femme. L’islamiste en veut à celle qui donne la vie, perpétue l’épreuve et qui l’a éloigné du paradis. »
A la lecture de ces phrases, c’est aux grands classiques de la misogynie européenne qu’on pense irrésistiblement. A la très violente « Lettre à d’Alembert » (1758) écrite sur les femmes par Rousseau, penseur politique devenu le parangon même du progressisme dans tous les imaginaires contemporains. Au livre de Schopenhauer paru un siècle plus tard, « Essai sur les femmes » (1851), où l’on trouve des phrases telles que : « Les femmes n’ont pas voulu l’extinction du monde, c’est pourquoi je les hais. » A tous ces autres textes où l’auteur du « Monde comme volonté et comme représentation » affirme traiter la sexualité « en ennemie personnelle ainsi que la femme, cet instrumentum diabolicum », et vomir la spiritualisation de l’amour, cette invention de la femme destinée à répandre la vie, c’est-à dire à « éterniser la douleur sur terre ».
Ce n’est décidément pas un sympathisant des Frères musulmans un peu survolté qui a écrit ces mots. C’est un philosophe allemand du XIXème siècle, un penseur par ailleurs puissant, éblouissant d’intelligence. Quelle leçon en tirer ? Plutôt que de s’en lamenter, choisissons d’y voir un motif d’espoir. L’Europe, qui a semble-t-il choisi d’oublier dans quel état de minorité, sinon de servage moral, elle a longtemps tenu les femmes, devrait s’en souvenir lorsqu’elle aborde la question féminine dans le monde musulman contemporain. Nulle culture n’est vouée à demeurer fixement identique à elle-même à travers les âges, et c’est un fait que sur la question des mœurs, le monde musulman a plusieurs pas de géant à accomplir.
Rappeler cela, ce n’est pas faire le jeu des forces obscures qui virent en Cologne une divine surprise. Rappeler cela, c’est considérer, aux côtés de Kamel Daoud, que s’il serait scélérat pour l’Europe de fermer ses frontières aux réfugiés, il serait tout aussi criminel de fermer les yeux sur le long chemin vers l’intégration qui reste encore à parcourir."
[1] « Europe, crise et fin ? », par Etienne Balibar, Editions du Bord de l’eau, 2016.
[2] « Nuit de Cologne : "Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés" », par collectif, « le Monde », 12 février.
[3] Lire K. Daoud : "La misère sexuelle du monde arabe" (nytimes.com , 12 fév. 16) (note du CLR).
[4] « Comment sortir de la haine », entretien avec Eric Aeschimann, « L’Obs », 28 janvier.