Le périurbain, un territoire de relégation sociale peuplé de « petits Blancs » en souffrance ? L’idée est progressivement devenue un lieu commun du débat public. Son principal promoteur : le géographe Christophe Guilluy qui dans ses ouvrages promeut une lecture géographique binaire des malaises sociaux français. Dans La France périphérique (Flammarion), paru en 2014, Christophe Guilluy décrit ainsi deux France opposées.
D’un côté, une « France métropolitaine », constituée des 25 plus grandes aires urbaines1(soit de Paris – 12 millions d’habitants – à Dijon – 380 000 habitants), comprenant « les zones denses des agglomérations et une partie des couronnes périurbaines ». Pleinement intégrée à l’économie-monde, moins touchée par la crise, cette France métropolitaine est selon Christophe Guilluy la terre de prédilection des catégories sociales supérieures (à la fois bourgeoisie traditionnelle et « bobos »), mais aussi une terre d’accueil pour les classes populaires issues de l’immigration récente à travers le parc de logements sociaux. Christophe Guilluy juge cependant que, loin d’être des ghettos, les zones urbaines sensibles, où se concentre une part significative de cette population immigrée, sont, elles aussi, des lieux de forte mobilité grâce au dynamisme du marché de l’emploi métropolitain.
Face à cette France métropolitaine dynamique et « multiculturelle », voire« communautariste », les autres espaces constitueraient la fameuse « France périphérique » : villes petites et moyennes, espaces ruraux, communes multipolarisées, espaces périurbains« contraints »… « Invisible et oubliée », cette France périphérique accueillerait une population qui a fui les territoires centraux pour accéder à la propriété. Cette classe populaire fragilisée cumule les difficultés (endettement, coût du transport). Et « quand le chômage frappe, l’éloignement des zones les plus dynamiques rend difficile un retour à l’emploi ».
Le 25 mars 2015, dans le cadre d’une interview donnée à la fondation Jean-Jaurès, il résumait sa thèse en ces termes :
L’ouvrage de Christophe Guilluy a été l’objet de nombreuses critiques. Pour le chercheur Eric Charmes, en particulier, La France périphérique a certes le mérite de pointer l’ampleur et les spécificités des problèmes sociaux hors des métropoles, « dont la plus grande est la difficulté à s’adapter à une perte d’emploi ». Il souligne néanmoins dans cet article publié sur laviedesidees.fr que l’opposition entre les deux France proposée par le géographe est« très, voire trop, schématique » :
La « France périphérique » décrite par Guilluy englobe aussi bien de petits villages que des villes comme Besançon ou Reims. Un tableau qui dramatise et homogénéise à l’excès des situations extrêmement diverses. « La Drôme n’est pas la Meuse », rappelle par exemple Eric Charmes : le premier de ces départements bénéficie en effet, contrairement au second, « d’importants flux touristiques, est attractif pour les néoruraux, développe une agriculture dynamique sur des créneaux porteurs ».
Autre exemple : la Basse-Normandie. Comme le souligne l’Insee dans une note, les couronnes périurbaines y « sont loin d’être des territoires homogènes. Elles n’abritent pas les mêmes populations, avec les mêmes niveaux de revenus. »
Surtout, les trois quarts des catégories populaires ne vivent pas dans la France périphérique, comme l’affirme Christophe Guilly, mais bien dans les villes. C’est ce qui ressort des calculs de Violaine Girard, maître de conférence à l’université de Rouen, à partir de données de l’Insee : 54 % des ouvriers et 62 % des employés vivent dans des pôles urbains, contre respectivement 28 % et 25 % dans les couronnes périurbaines (c’est-à-dire l’ensemble des communes de l’aire urbaine à l’exclusion de son pôle urbain).
Si on se penche plus précisément sur la composition sociale de l’espace périurbain, il apparaît que c’est une zone relativement mixte. Comme le pointe le Centre d’observation de la société« l’espace périurbain est celui qui ressemble le plus à la composition sociale des actifs occupés : une majorité d’employés et d’ouvriers, un quart de professions intermédiaires, 12 % de cadres supérieurs, 6,5 % de non-salariés et 2,5 % d’agriculteurs ».
Par ailleurs, les territoires périurbains sont loin d’être des lieux de relégation. Même lorsque joue la contrainte financière, l’installation en pavillon n’est pas forcément négative. Comme l’expliquait la sociologue Violaine Girard2 dans les colonnes d’Alternatives Economiques, les ménages populaires ne s’installent pas par défaut dans le périurbain :
Si les ouvriers et les employés vivent majoritairement dans les villes, c’est également le cas des pauvres. Contrairement à ce que laisse entendre Christophe Guilluy, les grandes aires urbaines françaises restent en effet le lieu où l’on trouve la plus forte concentration de pauvreté et de difficultés sociales. Une étude de l’Insee montre ainsi que dans les villes-centre, le revenu annuel moyen des 10 % des ménages les plus modestes est de 4 400 euros par unité de consommation, alors qu’il est de 7 000 euros… dans les communes isolées hors des pôles, autrement dit au plus loin des métropoles.
Comme le souligne Louis Maurin, le directeur de l’Observatoire des inégalités, « la France pauvre vit tout au bord du périphérique, elle n’a rien de périphérique ». Ainsi, les deux tiers des personnes pauvres vivent au cœur des grands pôles urbains :
De même, concernant les banlieues populaires, Christophe Guilluy fait fi du taux de chômage très élevé constaté dans les zones urbaines sensibles (23,2 % en moyenne en 2013), ainsi que des multiples discriminations que subissent leurs habitants dans de nombreux domaines (accès à l’emploi, au logementrapports avec la police…). C’est également un point aveugle de la récente réforme de la géographie des quartiers prioritaires de la politique de la ville.

Les deux tiers des personnes vivant sous le seuil de pauvreté (987 euros par mois) habitent dans les grandes aires urbaines, alors qu’elles rassemblent moins de 60 % de la population. Au sein de celles-ci, le taux de pauvreté est pratiquement toujours plus élevé dans les villes-centre, où il peut atteindre deux à trois fois celui des banlieues et plus de quatre fois celui des couronnes périurbaines.
De manière plus fine encore, il est instructif de se pencher sur la carte des revenus d’un département. Ce qu’a fait le Centre d’observation de la société à partir des données de l’Insee:
Et on peut faire le même constat en s’intéressant aux principales agglomérations du Centre-Val-de-Loire. C’est dans les centres-villes que se concentrent les niveaux de vie les plus faibles et les taux de pauvreté les plus élevés. Comme le note l’Insee« les résidents des couronnes de l’ensemble des grands pôles urbains ont le niveau de vie médian le plus élevé, avec 21 210 euros annuels (…) Au sein des grandes aires urbaines, le niveau de vie médian est toujours plus faible dans la ville-centre que dans la banlieue ou la couronne. »
Un autre raccourci souvent fait à propos des espaces périurbains consiste à en faire le lieu privilégié du vote Front national.
Ainsi, le géographe Jacques Lévy affirmait dans Le Monde3 au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 2012 que le périurbain (et une partie des zones rurales) était une terre de prédilection du vote frontiste :
En homogénéisant un espace (« le » périurbain) pourtant marqué par la diversité des populations et des votes, ce type d’analyse fait du lieu de résidence une variable explicative en soi et tend par-là à confondre l’espace et les processus sociaux qui s’y déroulent.
Or, comme l’a montré Violaine Girard, les ménages d’ouvriers et d’employés qui vivent sur les territoires périurbains font partie des fractions stables des classes populaires, avec au moins un conjoint en CDI.
Selon Violaine Girard, ce sont ces transformations, combinées à une certaine sensibilité au thème de l’insécurité ainsi qu’à la désaffection envers les partis de gauche (voire, pour certains, envers l’ensemble des partis de gouvernement) et à l’abstention qui en résulte, qui peuvent expliquer qu’une fraction des classes populaires périurbaines porte son vote vers le Front national.
  • 1.Aire urbaine : espace formé par un pôle urbain et sa couronne. Un pôle est une unité urbaine d’au moins 1 500 emplois. L’Insee distingue des grands pôles (plus de 10 000 emplois), des moyens pôles (5 000 à 10 000 emplois) et des petits pôles (1 500 à 5 000 emplois). La couronne d’un pôle correspond aux communes dont au moins 40 % de la population résidente ayant un emploi travaille dans le pôle ou dans des communes attirées par celui-ci.
  • 2.« Des classes populaires (encore) mobilisées ? Sociabilité et engagements municipaux dans une commune périurbaine », par Violaine Girard, Espaces et sociétés n° 156-157, 2014.
  • 3.« La France des marges s’est fait entendre le 22 avril », par Jacques Lévy, Le Monde, 25 avril 2012, cité dans « Sous les cartes, les habitants. La diversité du vote des périurbains en 2012 », par Jean Rivière, Esprit, 2013/3-4.
ENZO ET XAVIER MOLÉNAT
source : https://urbanismecollaboratif.org/2016/06/13/france-periurbaine-abandonnee/