« Depuis janvier 2015, une série d’actes barbares
frappe notre France et nous meurtrit profondément. Perpétrés au nom de l’islam,
ils sont aussi bien le fait d’esprits malades que l’une des expressions les
plus aiguës de la crise radicale dans laquelle sombre aujourd’hui la
civilisation arabomusulmane. De là, une très grande difficulté d’analyse : quel
lien entre ces cas psychiatriques isolés et l’état général d’une civilisation ?
D’aucuns disent qu’il n’y en a pas. Ils sont aveugles. Comme
je l’ai montré dans ma Lettre ouverte au monde musulman, ceux qui nous
agressent aujourd’hui sont parmi les métastases les plus meurtrières d’un
cancer généralisé de l’Islam – qui tue à travers ses éléments les plus
pathogènes. Chez les plus fragiles psychologiquement, comme du côté des régions
du monde musulman les plus déstabilisées par les affrontements entre volontés
de puissance locales et occidentales, le cancer de l’Islam trouve le terrain le
plus favorable pour déchaîner son appétit de destruction.
Ne nous y trompons pas, nous recevons jusqu’ici les éclats
d’une déflagration géante dont l’origine est le wahhabisme de l’Arabie
saoudite. C’est elle l’épicentre du cancer – elle qui abrite les lieux saints
de La Mecque et de Médine en trahissant honteusement leur sacralité. Égarée en
effet par son obscurantisme depuis le XVIIIe siècle, cette région du monde a
désormais pourri le monde musulman tout entier avec l’argent de son pétrole,
qui lui a donné le moyen maléfique de contaminer et de faire dégénérer une
civilisation dans le néant de son propre obscurantisme, vide de toute
spiritualité digne de ce nom.
Plusieurs choses à faire face à cela, pour nous musulmans :
réinventer de fond en comble une authentique culture spirituelle – de paix, de
non violence, de fraternité universelle, de liberté de chaque conscience face
aux dogmes, aux normes et aux mœurs de la tradition, et enfin d’égalité entre
les femmes et les hommes.
Tous les musulmans qui osent dire qu’une telle culture est
majoritaire en Islam sont trop optimistes. Ils prennent leur cas pour une
généralité, et ne voient pas ou sous-estiment gravement la prolifération
galopante de l’intégrisme. Cette persistance à ignorer la profondeur et
l’ampleur du mal fait courir un terrible danger non seulement à leur propre
liberté mais aussi au monde humain.
Trois choses à faire aussi face à ce cancer au cœur de
l’Islam, pour nous français aujourd’hui. Déclarer la fraternité au lieu de
déclarer la guerre, c’est-à-dire refuser le piège de la haine entre les identités
et se solidariser dans l’affirmation de nos valeurs sans se laisser désunir par
rien de ce qui nous agresse. Avoir le courage et la force de lutter non
seulement contre la radicalisation des candidats au terrorisme mais interdire
et punir sur notre territoire toute manifestation publique d’un islam
intégriste, dont le critère simple est la contradiction avec notre culture –
valeurs, lois, art de vivre. Avoir le courage enfin de ne plus entretenir de
relations commerciales et diplomatiques indignes et lâches avec des États
musulmans fondés sur le pouvoir d’une religion archaïque, intolérante et
expansionniste – Arabie Saoudite, Iran, etc.
Ma conscience d’être humain et ma responsabilité de
philosophe de l’Islam me conduisent aujourd’hui à répéter tout cela – et je le
ferai encore coûte que coûte jusqu’à ce que l’Islam se régénère entièrement. De
même, autre chose que je redis inlassablement, chacun a maintenant sa
responsabilité face aux tragédies et aux périls du temps présent : non
musulmans et musulmans ensemble, à nous tous échoit le devoir de lutter pour la
paix à toutes les échelles. »
Face à l’afflux de demandes de toutes celles et de tous ceux
qui me disent qu’il faut que ma voix porte plus, j’ai décidé de créer ce site.
Aujourd’hui, je l’inaugure par le texte qui suit. C’est un appel à la
mobilisation collective face à la barbarie terroriste qui vient de frapper
Paris le vendredi 13 novembre. Dans ce texte, je développe le thème de la
fraternité – comme je l’avais fait dans mon Plaidoyer pour la fraternité écrit
après le 11 janvier 2015. Je persiste et signe : la fraternité est cette valeur
inséparablement morale, sociale et spirituelle qui doit aujourd’hui nous
rassembler tous.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à une barbarie qui usurpe
le nom d’Etat islamique, alors que sa barbarie est la négation même de la
grande culture humaniste de l’Islam. Celle-ci est aujourd’hui en grande
souffrance, en déshérence, et elle doit d’urgence prendre conscience que ce
cancer islamiste la menace de mort – comme il menace tous les pays et tous les
peuples attachés à la liberté de conscience, à la démocratie, à la tolérance
entre les visions du monde, à l’égalité des femmes et des hommes, à la
fraternité sans frontières des cultures et des âmes, à la paix et à la justice
sociale.
Ne nous laissons pas impressionner par ce qui vient de nous
frapper. Ne nous laissons pas diviser mais restons unis, nous tous membres de
la société française, tous citoyens et frères humains avant d’être musulmans ou
autres ! Ne nous laissons pas terroriser par ce terrorisme qui nous tend le
piège grossier de la peur et de la division. Ne tombons pas dans le piège de
nous dresser les uns contre les autres, en écoutant les voix extrêmes qui
voudraient nous faire croire que les musulmans de France sont l’ennemi de
l’intérieur, et qui désignent plus largement les immigrés, les réfugiés, comme
les responsables de nos problèmes de société. Dash voudrait nous paralyser
d’angoisse, nous faire paniquer et nous persuader d’un sentiment d’impuissance.
Nos propres extrémistes voudraient nous écarteler en communautés et tribus
irréconciliables.
Tout cela joue sur la peur. Galvanisons donc notre courage.
Résistons à la peur en remplissant notre coeur d’indignation, mais aussi de
détermination à agir pour faire vivre nos valeurs. c’est comme cela que dans
nos âmes il n’y aura plus de place pour la peur. Que notre coeur et notre
esprit soient déjà pris, déjà pleins d’un esprit de résistance et d’engagement.
Non nous ne céderons pas à la peur, et nous aurons d’autant moins peur que les
fous terroristes nous prennent pour cible. Leur haine doit renforcer notre
conviction en ce que nous sommes : si nous sommes agressés par la haine, c’est
que nous sommes la fraternité; si nous sommes agressés par le néant destructeur,
le nihilisme, c’est que nous sommes la vie, la beauté, la justice et la paix.
Mais nous sommes aussi le doute, l’esprit critique, la capacité d’autocritique.
Et justement, c’est là-dessus que nous devons nous concentrer sans nous laisser
détourner par Daesh. Nous avons ici, chez nous, tout un projet de société à
reconstruire. Car ces valeurs que je viens d’évoquer et qui sont notre héritage
ne sont pas en bonne santé. L’égalité ? La Fraternité ? Dans certaines zones de
notre territoire ce sont de grandes idées devenues vides et menteuses. Il y a
trop de sacrifiés dans notre propre société, trop de laissés pour compte.
Tellement est à reconstruire ! Nos fractures sociales et culturelles, le vide
du discours politique, le chômage de masse, etc. Tout cela nous oblige à
commencer maintenant un énorme chantier de mobilisation et d’action collective.
Tout cela va demander une puissante résolution, et c’est comme cela aussi, en
nourrissant cette volonté d’agir, que la peur n’aura aucune place en
nous-mêmes.
Dans mon Plaidoyer pour la fraternité, j’ai
proposé pour cela un axe, une direction claire, qui peut nous rassembler tous
avec nos différences et par-delà nos différences dans une véritable unité de
coeur et d’engagement : la fraternité ! Ce n’est pas abstrait, ce n’est pas
idéaliste ! L’homme ne naît pas fraternel, il le devient. Il
le devient par l’éducation. Il le devient également à la condition de vivre
dans une société qui lui apprend à vivre dans le partage et l’ouverture – alors
que notre système livré à un capitalisme déréglé nous condamne si souvent au
réflexe de l’égoïsme, de la rivalité ou de l’indifférence. Voilà le grand
ennemi de notre vivre ensemble : un système qui confisque le profit dans les
mains de quelques uns, alors que notre progrès est devenu capable de produire
de la richesse en si grande quantité que la pauvreté devrait être impossible.
La misère, la précarité, l’exclusion, ne sont plus des fatalités comme
autrefois mais le résultat artificiel de nos égoïsmes.
Une vraie fraternité sociale et spirituelle, un véritable
esprit de partage, tout cela se cultive en réformant à la fois nos âmes et nos
systèmes. C’est une ambition inséparablement spirituelle et politique, éthique
et sociale. Seuls les cyniques, les démoralisés d’avance, les indifférents
repliés sur leur petit confort personnel, n’y croient pas. Mais leur
nombre diminue. Nous sommes de plus en plus nombreux à avoir la foi – une foi
nouvelle, non religieuse, sans frontières, une foi humaniste capable de
rassembler croyants et non croyants de tous bords – en une fraternité qui
s’exprime concrètement, et se propage, dans la participation du plus grand
nombre à tout ce qui resserre nos liens ! Tout ce qui nous rapproche !
Tout ce qui nous rend plus égaux ! Tout ce qui brise les logiques de ghetto !
Tout ce qui ouvre le regard et le coeur à l’intérêt général, au lieu de cet
esprit borné qui n’est capable que de revendiquer ou de défendre les intérêts
de sa propre communauté religieuse ou culturelle, que les intérêts de son
propre groupe social !
Luttons ensemble pour tout ce qui comble le gouffre des
inégalités, tout ce qui remédie aux replis identitaires et les discriminations,
tout ce qui fait reculer le choc des ignorances entres cultures, tout qui
promeut une éthique du respect, de l’acceptation et de la considération de
l’autre. Luttons pour tout cela avec l’énergie du lion. Pour assumer notre
propre responsabilité. Car c’est nous tous qui sommes responsables : d’avoir
laissé se creuser autant les écarts inacceptables, injustifiables, entre riches
et pauvres, d’avoir laissé l’extrême droite accaparer le discours sur la
France, sur la laïcité, sur l’injustice sociale, et d’avoir laissé s’aggraver
jusqu’à l’hystérie le gouffre entre nos musulmans et l’ensemble de la société !
Nous devons changer d’ère à partir de la conviction qu’il
n’y aura plus de progrès social sans ce progrès moral et spirituel de la
fraternité. Une fraternité investie chaque jour dans l’engagement
de chacun là ou il est.
Créons pour cela sur tout le territoire, en particulier là
où les gens se sentent abandonnés ou méprisés, encore plus d’associations à but
solidaire et multiculturel. Et utilisons les réseaux sociaux comme plate-formes
de rencontre entre ces associations et tous ceux qui veulent aujourd’hui s’engager
! Organisons, des la fin de l’interdiction de manifester, des rendez-vous dans
chaque mairie, de la plus grande à la plus petite – ou sur les places
publiques, entre ces associations et toutes les bonnes volontés qui voudraient
les rejoindre.
Daesh ? L’islamisme ? Mais si nous sommes unis, convaincus
de nos valeurs, solidaires et engagés, que pourront-ils alors contre nous ?
Leur seule force de nuisance est la stratégie de provoquer la guerre entre
nous… A cet égard, Daesh n’est que l’aspect le plus monstrueux d’une barbarie
trop répandue aujourd’hui, et qui a un signe de reconnaissance : partout où
elle est à l’oeuvre, elle fait de l’homme un loup pour l’homme.
Daesh ? Ne nous laissons donc pas hypnotiser de terreur par
ce serpent. Il sera fort si nous sommes faibles. Il a besoin pour s’alimenter
de se nourrir de nos peurs, de nos divisions. Ne tombons pas dans son piège. Ne
nous laissons pas détourner de notre objectif, de notre responsabilité. Restons
focalisés et unis sur tout ce que nous avons à faire, tout le travail collectif
qui nous attend pour resserrer nos liens, pour redonner à l’égalité sociale et
à la fraternité une signification concrète. Oeuvrons à restaurer la confiance
de tous en nos valeurs, et pour cela le bénéfice de ces valeurs pour tous –
sans sacrifiés. Commençons donc à les faire revivre partout où elles n’existent
plus. Partout c’est-à-dire dans les zones sinistrées par le chômage, dans nos
ghettos urbains, dans nos campagnes abandonnées… Sinon nous prenons le risque
de fabriquer des terroristes en continuant à produire ici et là des gens
tellement en rupture, et qui se sentent tellement exclus, tellement sans
horizon social, tellement « sans foi ni loi » que certains de ces
« égarés par le système » se diront tôt ou tard qu’ils n’ont plus
rien à perdre au point d’entrer en guerre contre notre société.
L’ambition de la fraternité est à mes yeux
inséparablement sociale, politique, morale et spirituelle. Spirituelle
parce que la fraternité nous fait grandir en humanité, et que le spirituel
commence là : dans tout ce qui nous rend plus humains, c’est-à-dire plus animés
par un amour qui ne se limite pas à soi-même ni au cercle restreint de ses
proches mais qui s’étend à l’humanité. Plus largement, la vie spirituelle c’est
la qualité des liens : lien à soi, lien à autrui, lien à la nature et à
l’univers. or le malheur de bien des individus contemporains est qu’ils sont
coupés de ces liens nourriciers, de ces liens dans lesquels circule l’énergie
de la vie, l’élan vital qui donne du courage, de la force, de l’esprit, de la
créativité et de l’amour. Le lien à notre intériorité – se mettre à l’écoute de
sa petite voix intime montée du coeur. Le lien de fraternité à l’autre –
respect, altruisme, dialogue. Le lien à la nature – émerveillement, et le
spectacle de la vie qui triomphe toujours de la mort. Sans ce triple lien,
notre individualité est comme coupée de ses artères de vie. Elle se sent seule,
et elle l’est. Elle est livrée à ses propres forces, qui s’épuisent année après
année sans rien qui les régénère. Le triple lien, par rapport à cela, est
fontaine de jouvence, éternelle jeunesse. Car ce qui vient de notre coeur nous
inspire et nous exalte, ce qui vient de l’autre dans l’échange de dons nous
revitalise, ce qui vient de la nature nous fait participer à une vie infiniment
plus vaste et nous transporte ainsi au-delà de nos limites…
Quand je parle de fraternité, c’est tout cela que j’ai à
l’esprit. Non pas un simple précepte moral. Mais une vertu qui s’inscrit dans
une sagesse. La sagesse des liens de vie, que nous ont enseignés tant de nos
héritages spirituels.
Cette fraternité serait utopique ? Idéaliste ? Impossible ?
Seul l’impossible est à la mesure de notre humanité. Et de toute façon nous
n’avons plus d’autre choix. Car nous vivons dans des sociétés scandaleusement
inégalitaires. Dans des sociétés aussi qui sont toujours plus multi
culturelles, où chaque jour celui qui n’a pas la même couleur de peau ni la
même croyance ou culture que moi vit là, avec moi. Comment donc vivre en
harmonie et en paix avec l’autre ? Le respecter ? Nécessaire mais insuffisant.
Coexister ? Insuffisant. Le tolérer ? Insuffisant. Pas d’autre choix
que d’apprendre à l’aimer, c’est-à-dire à me soucier de lui, de son bonheur
autant que du mien, sinon nos univers vont s’éloigner jusqu’à la
rupture et à la guerre, et tôt ou tard ce qui est sacré pour lui et ce qui est
sacré pour moi vont s’affronter. Il suffira alors d’une étincelle, d’une
situation sociale ou politique qui devient plus difficile. La puissance
de l’amour est le seul juge de paix qui peut faire déposer les armes aux
différents sacrés. Mais qui osera parler de fraternité et d’amour dans nos
sociétés froides ? Osons le collectivement. C’est notre âme qui le réclame
maintenant. Ecoutons là.
Abdennour Bidar