jeudi 2 février 2017

Sortir des carcans de la communauté, par Wassyla Tamzali.

Qui peut prétendre vivre sans communauté ? Diverse et multiples, nous ne cessons de sortir des unes pour nous plonger dans d’autres. Les villes sont faites de tribus, ayant chacune ses codes, que l’on peut choisir, quitter à sa guise. Mais il en est une plus possessive, archaïque, antique, dans laquelle nous sommes inclus à la naissance, et qu’il est difficile de quitter : la communauté des origines recroquevillée sur ses enfants, jalouse et possessive. Elle renferme sur nous ses mains griffues. Celles et ceux qui ont fait le choix d’échapper à son emprise savent qu’il faut pour cela entreprendre un long et dur travail de désacralisation de la terre des ancêtres. Sortir de son « identité meurtrière » pour reprendre les mots d’Amin Maalouf, se délester de ses bagages, sauter dans le train de l’aventure humaine. De l’arbre des origines devenir pirogue. 
Difficile pour tout le monde, un peu plus pour nous, ex-colonisés, avec nos identités grandies dans le carcan des luttes de libération ou tous les efforts de l’être étaient dirigés contre l’ennemi, où l’on était sommé de s’inclure et se dissoudre dans la communauté des frères pour faire front contre lui. Une exigence inflexible qui marque encore de sa pesanteur la concurrence douloureuse entre l’appartenance et le désir de liberté qui est le propre des décolonisés. J’envie ceux qui sont dans la légèreté de l’être. Adolescente, et jeune femme, quand je venais à Paris, je suivais, longuement, avec tristesse et le sentiment d’être exclue, sans savoir de quoi, les jeunes gens qui marchaient sur les trottoirs de la ville ; j’étais exclue de la légèreté de la vie, mais je ne le comprenais pas encore. Il n’a pas été facile pour moi de rompre les amarres, je l’ai fait beaucoup plus tard. Il m’a fallut couvrir les murs de ma chambre de sentences, pour moi et mes visiteurs : l’arbre à des racines, l’homme à des jambes ; se méfier du sentiment grégaire de la fraternité née des jours lumineux de la Libération du pays (Algérie) ; refuser de se taire et de cacher les montres lovés dans les plis et les replis de ce « nous » communautaire auquel je serais toujours confrontée. Et encore d’autres mises en garde plus intimes. Une maïeutique laborieuse pour un résultat ambigu. Chaque fois que j’entends prononcer les mots « arabe », « musulman », je me retourne, je tends l’oreille, je deviens plus attentive et un peu paranoïaque, je pense : « tiens, on parle de moi ». Je reste ligotée à cette communauté de « musulmans », en mon for intérieur et par le regard de l’autre quelles que soient les précautions de langage ou le travail de rationalité que j’accomplis. Comme les juifs restent juifs. Et, aussi douloureuse qu’ait été cette sortie du carcan communautaire, aussi scandaleuse qu’elle puisse paraître aux yeux de certains, je n’ai ni coupé les ponts, ni tranché les liens : j’ai fait un pas de côté. 
Wassyla Tamzali, une femme en colère.