samedi 11 novembre 2017

Denis Maillard : "Il faut neutraliser les religions dans l'entreprise !"

Auteur de "Quand la religion s'invite dans l'entreprise", ce spécialiste des questions sociales alerte contre une hausse des conflits religieux au travail.


Le droit dans l’entreprise provient uniquement du Code du travail. Il explique que vous avez le droit de croire et de manifester cette croyance, mais qu’il y a des limites, fondées sur des raisons objectives : l’hygiène, la sécurité, l’organisation d’un service et, depuis la loi El Khomri, l’image de neutralité d’une entreprise vis-à-vis de ses clients.



PROPOS RECUEILLIS PAR 

Un chauffeur manutentionnaire qui refuse de transporter de l'alcool, une employée se mettant à porter le voile alors que son recruteur lui avait précisé que les signes confessionnels posaient un problème pour l'image de l'entreprise, des salariés qui réclament le droit à des jours fériés de nature religieuse... Alors que l'immense majorité des Français demande à ce que les convictions personnelles soient mises en sourdine au bureau, les croyances s'invitent de plus en plus dans le monde du travail, à tel point que le ministère du Travail a été contraint de publier il y a un an un guide du fait religieux dans l'entreprise privée. Dans le subtil Quand la religion s'invite dans l'entreprise (Fayard), Denis Maillard analyse ce phénomène, fait le point sur la jurisprudence et donne des conseils aux managers. Rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire et spécialiste des questions sociales, l'auteur sait bien que la laïcité ne s'appliquera jamais stricto sensu dans le monde du travail – sauf dans le service public. Entretien avec un expert ni angélique ni laïcard.
Le Point : Y a-t-il un problème religieux grandissant dans le monde du travail ?
Denis Maillard : Il y a, hélas, peu de données et d'enquêtes sur le fait religieux en entreprise, mais le sondage annuel de l'Observatoire du fait religieux en entreprise montre qu'en 2016 65 % des managers se disaient confrontés à la manifestation de la croyance religieuse, alors qu'ils n'étaient que 50 % en 2015. Le fait religieux est massivement présent dans l'entreprise, mais, dans la plupart des cas, cela ne pose pas de problème. Les cas conflictuels sont minoritaires, mais ils augmentent : alors que les problèmes religieux ne représentaient que 3 % de l'ensemble des problèmes répertoriés en 2014, ils sont passés à 9 % en 2016, soit presque un cas sur dix. Pourtant, selon l'enquête de l'observatoire Sociovision de 2014, les Français demandent très majoritairement (à plus de 80 %) à ce que la religion soit quelque chose de discret dans le travail. Il faut ainsi comprendre pourquoi certains salariés ne sont pas discrets sur ces questions, voire se montrent revendicatifs.
Comment les croyances se manifestent-elles dans l'entreprise ?
Il y a d'abord les questions d'organisation du travail, avec les aménagements d'horaires, les demandes d'absence pour des fêtes religieuses. Ensuite, il y a les revendications qui concernent la vie collective comme les menus spéciaux à la cantine. Enfin, et c'est là où c'est le plus problématique pour l'entreprise, il y a les manifestations identitaires, que ce soit dans les comportements des salariés entre eux, et notamment entre les sexes – « Je ne travaille pas avec un homme », « Je refuse de serrer la main à une femme » – , ou alors dans le refus d'effectuer certaines tâches, comme être en contact avec certains produits jugés impurs ou interdits, qu'il s'agisse de transporter de l'alcool ou d'acheter une tranche de jambon à la vieille dame pour laquelle on fait des courses.
 "Il y a d’abord la laïcité des textes, celle de la loi de 1905. Et puis il y a une laïcité dans les têtes. Elle nous dit que la civilité nous impose d’en rabattre un peu sur nos identités." 
Comment expliquer la hausse des cas conflictuels liés à la religion ?
II ne faut pas se voiler la face : les exemples que j'ai recensés concernent très majoritairement la religion musulmane. Cela peut s'expliquer tout d'abord par les difficultés d'intégration liées à l'immigration maghrébine puis subsaharienne, mais aussi par un tournant identitaire dans la société française : croire, c'est désormais montrer sa croyance. Mais il y a aussi eu un phénomène propre au monde du travail : l'individualisation dans l'entreprise. Depuis une quarantaine d'années, on a dit aux salariés de s'investir subjectivement dans le travail, d'apporter toute leur personnalité et leur identité, de s'épanouir à travers leur job. Nous sommes tous touchés par cette interpénétration entre vie professionnelle et privée, d'autant que les outils numériques ne font que cela. Toutes ces raisons donnent aujourd'hui un cocktail assez explosif dans l'entreprise. Il y a forcément une contradiction entre le processus d'individualisation qui fait que les gens ont envie de s'affirmer comme ils sont dans le monde du travail et, de l'autre côté, l'obligation de mesurer ses propos et ses revendications lorsqu'on doit travailler avec les autres. Car, s'il y a un fait évident, c'est qu'on ne travaille jamais seul ; il faut donc composer avec les autres.
Avant, la religion s'exprimait dans l'entreprise à travers un patron paternaliste imposant sa foi ou alors via des syndicats chrétiens. Aujourd'hui, les revendications viennent des salariés...
C'est le grand paradoxe ! Il y a un siècle, on se battait pour enlever les crucifix dans les ateliers d'usine, et parce que, quand on travaillait chez Michelin à Clermont-Ferrand et qu'on n'allait pas à la messe, c'était mal vu. Aujourd'hui, il reste un patronat chrétien, mais le patron ne peut plus faire de sa foi une forme d'identification à l'entreprise. Désormais, ce sont les salariés qui, en tant qu'individus cherchant à être reconnus dans leur identité, ont des revendications religieuses. La question pour les DRH et les managers est de savoir s'il est possible de négocier avec ces salariés ou s'ils ont affaire à ce que les sociologues nomment une « fixité identitaire », c'est-à-dire des identités qui ne sont absolument pas négociables : « Je ne veux pas faire telle tâche », « Je n'enlève pas mon voile »...
La laïcité ne s'applique pas dans le monde de l'entreprise, sauf pour le service public. Que prévoit le Code du travail ?
Il y a une grande confusion sur ce qu'est la laïcité ! Il y a d'abord la « laïcité des textes », celle de la loi de 1905, qui autorise la liberté de culte et de conscience, mais prévoit une neutralité de l'État : les fonctionnaires ne doivent pas montrer leur croyance. Et puis il y a une « laïcité dans les têtes », c'est-à-dire cette culture française nourrie par le conflit entre la religion catholique et l'État, qu'on peut faire remonter à l'édit de Nantes. Elle nous dit que la religion relève de l'ordre du privé et que, dans les espaces où on est obligé de vivre avec les autres – la rue, l'entreprise, le métro... –, la civilité nous impose d'en rabattre un peu sur nos identités. Mais ça, c'est une culture, qui n'est régie par aucun texte ! Le droit dans l'entreprise provient uniquement du Code du travail. Il explique que vous avez le droit de croire et de manifester cette croyance, mais qu'il y a des limites, non pas de nature laïque ou parce que votre patron serait un athée militant, mais fondées sur des raisons objectives : l'hygiène, la sécurité, l'organisation d'un service et, depuis la loi El Khomri de 2016, l'image de neutralité d'une entreprise vis-à-vis de ces clients. C'est-à-dire que l'expression des choix des employés ne doit pas pervertir la relation de service entre l'entreprise et ses clients.
 "La Cour de justice confirme que l’entreprise peut se donner une image de neutralité vis-à-vis des clients et donne des armes aux entreprises pour ne pas se faire accuser de discrimination." 
La Cour de justice de l'Union européenne a rendu deux arrêts le 14 mars 2017, l'un concernant le licenciement d'une employée qui portait le voile depuis son embauche alors que son recruteur l'avait informée que le port d'un signe religieux pouvait poser problème avec la clientèle, l'autre celui d'une réceptionniste qui, trois ans après son recrutement, a exprimé son désir de porter le voile en dépit d'un règlement intérieur. En quoi ces deux arrêts sont-ils d'une grande importance ?
Pour deux raisons. La première, c'est qu'ils viennent conforter la loi El Khomri qui permet aux entreprises de rédiger un règlement intérieur limitant l'expression de la religion. Cette limitation ne se fonde pas sur les orientations philosophiques du chef d'entreprise, mais sur des raisons objectives. La Cour de justice confirme donc que l'entreprise peut se donner une image de neutralité vis-à-vis des clients, et donne des armes aux entreprises pour se dégager de ces histoires religieuses et ne pas se faire accuser de discrimination. Le deuxième aspect essentiel, c'est que ces arrêts précisent que ce n'est pas au client de demander à ce qu'il n'y ait pas de signes religieux dans le rapport commercial. Vous ne pouvez pas dire « je ne veux pas être servi une femme voilée ». Mais il faut bien comprendre que cela marche dans les deux sens. Le client n'a pas non plus le droit de demander à n'avoir affaire qu'à des personnes d'une confession précise. Avec la mondialisation, vous ne pouvez ainsi pas avoir de ressortissants de puissances étrangères qui feraient des investissements en France et exigeraient de ne traiter qu'avec des employées voilées. Le client n'est pas roi sur ces questions religieuses.
En France, il y a aujourd'hui des entreprises, comme Ikea ou H&M, qui sont ouvertement multiculturelles, laissant leurs vendeuses porter le voile. De l'autre côté, il y a le spécialiste du recyclage Paprec, dirigé par Jean-Luc Petithuguenin, qui a fait signer une charte de la laïcité à ses employés...
La charte de la laïcité de Paprec ne se fait pas sous le régime de la loi El Khomri. C'est un patron « éclairé », athée, qui pense que les religions n'ont rien à faire dans l'entreprise. On peut être philosophiquement de l'avis de Jean-Luc Petithuguenin, mais, juridiquement, cela ne tient pas la route, car la laïcité ne relève pas du Code du travail. Personnellement, je plaide pour qu'on remette la question du commun, à savoir le travail, au centre de l'entreprise. C'est la seule voie pour neutraliser ces questions religieuses ! Je cite l'exemple d'une PME de la région parisienne dans laquelle des femmes ont demandé des horaires aménagés au moment du ramadan. La chef de service a fait une réunion pour en débattre avec tous les salariés en déplaçant la discussion des questions religieuses vers l'organisation du travail. Ceux qui ne faisaient pas le ramadan ont expliqué que cela leur donnerait un surcroît de travail et les femmes ont spontanément renoncé à leur revendication en comprenant que ce qui pour elle était une liberté individuelle apparaissait pour les autres comme une charge supplémentaire. L'année suivante, elles ont même pris quelques jours de congé au moment du ramadan.
 "La seule question qui doit intéresser un manager ou un patron, c’est à quelles conditions est-il possible de travailler ensemble ? "
Pourquoi recommandez-vous aux entreprises de ne pas s'aventurer dans des questions d'ordre théologique ?
Je dis toujours aux managers de ne surtout pas faire de théologie ! Vous n'avez pas besoin de savoir si votre employé a une bonne ou une mauvaise pratique de sa religion. Cela le regarde, et ce n'est pas à vous, chef d'entreprise ou RH, de trancher ces questions. Croyant bien faire, un employeur dans la banlieue de Rouen a ainsi fait appel à un imam pour ramener à la raison un salarié qui ne voulait pas transporter de boissons alcoolisées. Mais c'est un engrenage, car on trouvera toujours un religieux plus radical qui vous dira que son interprétation est la bonne. D'autant plus, en ce qui concerne l'islam, que les croyants sont souvent dans une angoisse de savoir ce qui est hallal ou non. Plutôt que de s'aventurer sur ce terrain glissant, la seule question qui doit intéresser un manager ou un patron, c'est « à quelles conditions est-il possible de travailler ensemble ? ».
Vous ironisez sur deux types de démagogie, l'une à gauche, l'autre à droite. D'un côté, Terra Nova a proposé qu'on instaure deux jours fériés aux religions juive et musulmane. De l'autre, Marine Le Pen ou Jean-François Copé ont déclaré vouloir interdire tous les signes religieux...
En voulant caresser dans le sens du poil des groupes confessionnels supposés discriminés, Terra Nova s'appuie sur une méconnaissance de ce qu'est l'histoire religieuse dans notre pays. Aujourd'hui, les jours fériés ne sont plus « catholiques » pour une grande majorité de Français, et le dimanche non travaillé est une conquête du monde ouvrier, et non de la religion chrétienne. De l'autre côté, Le Pen fait elle aussi de la démagogie en voulant répondre à des questions d'affirmation identitaire par une autre affirmation identitaire plus forte et supposée dominante. Or il faut tout faire pour éviter que la guerre identitaire, qui hante la société comme la politique, entre dans l'entreprise ! Et, pour cela, on a des moyens juridiques et des méthodes faisant porter la réflexion sur notre capacité à travailler en commun.
On parle beaucoup de l'islam, mais vous avertissez aussi sur le néo-protestantisme évangélique, une croyance très démonstrative et prosélyte...
L'islam est aujourd'hui visible, car c'est une religion qui organise la vie quotidienne du croyant. Et elle est liée à l'immigration et aux ratés de l'intégration. Mais les musulmans sont des salariés comme les autres, et l'affirmation du fait religieux – quand on n'est pas dans la radicalisation ou la propagande politique – est classique de ce que sont les individus contemporains. Je pense ainsi que ce fait religieux va perdurer dans l'entreprise, mais qu'on va arriver à le réguler. Mais il va aussi falloir traiter avec le néo-protestantisme – très dynamique en Afrique ou en Amérique latine – parce qu'il est particulièrement prosélyte. « Les Français n'imaginent pas la bombe démographique néo-protestante qui leur arrive. Il y aura un énorme travail pour préparer les chemins d'une acculturation réussie », avertissait cet été Olivier Abel, professeur de philosophie et d'éthique à la faculté de théologie protestante de Montpellier. Cela se manifestera par des tentatives de conversion et des invitations à des moments de prière, ce qui est interdit dans l'entreprise. L'exemple américain est d'ailleurs intéressant, avec le cas désormais célèbre d'Hobby Lobby qui, en raison des convictions religieuses de ses dirigeants opposés à la contraception, a obtenu en 2014 de déroger à l'assurance maladie Obamacare. Il faut faire attention, en France, à ce que ne fleurissent pas des entreprises dites de conviction, qui se donnent pour mission de défendre une certaine vision de la religion, des mœurs et de la société. Aujourd'hui, c'est déjà le cas avec le commerce alimentaire hallal ou des écoles privées. Demain, ce commerce identitaire et communautaire s'étendra-t-il ?

Quand la religion s'invite dans l'entreprise, de Denis Maillard (Fayard, 230 p., 18 euros).

source : Le Point