mardi 16 janvier 2018

Catherine Kintzler : « la laïcité a produit plus de libertés que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique » Qu'est-ce que la laïcité ? Agrégée de philosophie, Catherine Kintzler partage sa définition d'un principe dont les contours ne cessent de susciter le débat.

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Catherine Kintzler, professeur honoraire à l’université de Lille III et vice-présidente de la société de philosophie, a enseigné une vingtaine d’années en lycée. Ses domaines de recherche touchent à la philosophie de l’art et à la philosophie politique. Son livre Penser la laïcité paru en 2014 aux éditions Minerve, est considéré comme un ouvrage de référence. Elle y propose une réflexion exigeante et passionnante sur le concept de laïcité, illustrée par de nombreux exemples. Dans la première partie de cet entretien, elle revient sur la définition de ce concept.
Revue des Deux Mondes – La laïcité ne se réduit pas, selon vous, à la loi de 1905, loi de séparation des Églises et de l’État. Dans l’introduction de Penser la laïcité, vous écrivez que « le lieu naturel de la laïcité est la pensée des Lumières relayée par la pensée républicaine ». Peut-on en conclure que sans laïcité il n’y a pas de république française ? Quelle distinction faites-vous entre laïcité et tolérance ?
Catherine Kintzler – La laïcité comme régime politique ne commence pas avec la loi de 1905, ni avec l’apparition du terme « laïcité » dans le vocabulaire politique. Il y a eu nombre de lois laïques bien avant : l’institution du mariage civil en 1792, les lois scolaires de la IIIe République, la loi de 1881 « sur la liberté des funérailles ». L’histoire de la législation laïque ne s’arrête pas davantage en 1905 : nous vivons une période où elle s’affine et s’étend.
« L’idée fondamentale de Locke est qu’on ne peut pas admettre les incroyants dans l’association politique pour incapacité à former lien. »
Mais je prendrai la question sur le terrain de la constitution des concepts, car je ne suis ni historienne ni juriste. Dans mon travail, je me suis intéressée au noyau philosophique qui, à mes yeux, soutient la laïcité et permet aussi d’en expliquer les différents aspects. Pour cela je suis remontée à la fin du XVIIe siècle. Locke, le plus grand penseur du régime de tolérance (toleration), exclut les athées de l’association politique. Lorsqu’on prend au sérieux l’argument qu’il avance pour justifier cette exclusion, on voit apparaître une question de fond qui trace le champ de vision sur lequel va s’installer le concept de laïcité :
« Enfin, ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne peuvent en aucune façon être tolérés. En effet, de la part d’un athée, ni la promesse, ni le contrat, ni le serment – qui forment les liens de la société humaine – ne peuvent être quelque chose de stable et de sacré ; à tel point que, l’idée même de Dieu supprimée, tous ces liens sont ruinés. » [1]
L’idée fondamentale est qu’on ne peut pas admettre les incroyants dans l’association politique pour incapacité à former lien. Ils sont par définition déliés. On peut rétablir ici un syllogisme caché : toute association politique suppose un principe de liaison, et comme le modèle de tout lien est le lien religieux, on en conclut qu’il faut exclure les athées comme non-fiables.
Voilà qui permet de poser la question décisive : pour faire la loi, faut-il se régler sur le modèle de la foi ? Le lien politique s’inspire-t-il d’une adhésion préalable dont le modèle est la croyance ? Locke répondait oui, mais ce grand esprit a vu le cœur de la question. Il a de ce fait tracé le champ conceptuel sur lequel va s’installer la laïcité : il a posé une question structurante.
« La loi ne recourt pas au modèle de la foi, elle ne s’inspire d’aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable. »
Il faut retourner la réponse pour obtenir la laïcité, mais la question de Locke est fondatrice : il n’est pas nécessaire de croire à quoi que ce soit pour construire l’association politique. La loi ne recourt pas au modèle de la foi, elle ne s’inspire d’aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable : on pense un espace zéro comme condition de possibilité de l’association politique.
C’est un courant de la Révolution française – incarné par Condorcet – qui a opéré ce retournement, alors même que le mot laïcité n’existait pas encore. Cette conception nous mène vers la pensée d’un régime politique où la déliaison non seulement est possible, mais est principielle, qui ne se contente pas de faire coexister des communautés, mais qui se fonde d’abord sur des individus. Il fallait oser cela ! Un Contrat social formé d’atomes premiers, où le Promeneur solitaire est toujours à l’horizon.
La séparation des Églises et de l’État est bien sûr constitutive de la laïcité, mais elle ne la spécifie pas complètement. Beaucoup de régimes de tolérance à l’anglo-saxonne ne la pratiquent pas. D’autres l’observent sans pour autant être laïques, comme les États-Unis d’Amérique. Car même dans le cadre d’une séparation Églises-État, le lien à modèle religieux que j’évoquais y est toujours présent : un discours religieux peut être tenu par les représentants de la puissance publique, l’invocation publique à Dieu, les serments prêtés sur un « livre sacré », les séances de prières publiques sont non seulement licites mais requises.
« Le statut juridique, politique et moral des non-croyants, de tous ceux qui ne se rattachent à aucune attitude religieuse est un critère pour apprécier la laïcité. »
Le moment religieux est politiquement cautionné et le statut moral des non-croyants est déprécié. Un régime laïque disjoint complètement le lien politique du lien religieux, y compris dans sa forme – c’est pourquoi je suis toujours un peu réticente lorsque j’entends parler de « valeurs », car un régime laïque ne peut pas s’ériger en religion civile. Le statut juridique, politique et moral des non-croyants, de tous ceux qui ne se rattachent à aucune attitude religieuse est donc un critère pour apprécier la laïcité [2].
Le régime laïque est indissociable de la pensée qui fonde actuellement la République française : c’est un immanentisme et un atomisme politiques. Mais il ne faut pas oublier que la République française n’est pas elle-même complètement laïque, puisqu’en Alsace-Moselle par exemple existe un droit local qui reconnaît officiellement et salarie sur les deniers publics plusieurs religions.
Revue des Deux Mondes – L’ « efficacité de la laïcité se mesure au degré de liberté qu’elle permet », écrivez-vous dans le même livre. En quoi liberté et laïcité sont-elles indissolublement liées ?
Catherine Kintzler – Le régime de laïcité combine deux principes et distingue de ce fait deux domaines. D’une part ce qui participe de l’autorité publique s’abstient au sujet des croyances et incroyances – c’est le principe de laïcité stricto sensu. Mais il ne faut pas oublier l’autre aspect, qui donne sens au principe précédent et qui est conditionné par lui : partout ailleurs y compris en public, c’est la liberté d’expression qui s’exerce dans le cadre du droit commun. On peut avoir la croyance ou l’incroyance qu’on veut, la manifester publiquement, pourvu que cela respecte le droit commun.
Par exemple, c’est en vertu du principe de laïcité que les monuments publics et les lieux où s’exerce l’autorité publique (tribunaux, salles de conseil municipal, etc.) ne peuvent pas porter de signes religieux depuis la loi de 1905, que les magistrats et les fonctionnaires sont tenus à la réserve en matière de croyance et d’incroyance dans le cadre de leurs fonctions, qu’il est interdit de marquer par des signes des « carrés confessionnels » dans les cimetières (où seules les sépultures peuvent porter des emblèmes religieux).
« Ce n’est pas comme signe religieux que le voile intégral est interdit dans la rue, mais parce qu’il est une des façons de masquer volontairement son visage. »
Mais cela ne confine pas l’expression religieuse dans l’intimité, loin de là : on peut porter un signe religieux (ou d’incroyance) en public (dans la rue, les transports, au restaurant, etc.), s’exprimer publiquement sur des sujets religieux, écrire et publier librement, manifester son appartenance religieuse, dire tout le bien – ou tout le mal – qu’on pense de telle ou telle religion, de telle ou telle doctrine. Prenons l’exemple de l’école : le même élève qui devra observer la discrétion quant à l’affichage religieux durant sa scolarité à l’école publique n’y sera pas astreint en tant que candidat à un examen.
Il y a par ailleurs de fausses questions laïques : ce n’est pas parce qu’elles sont religieuses que des prières « de rue » sont interdites, mais parce qu’elles s’imposent à autrui et accaparent la voie publique. Ce n’est pas comme signe religieux que le voile intégral est interdit dans la rue, mais parce qu’il est une des façons de masquer volontairement son visage.
Ainsi le régime de laïcité combine deux principes : on place un bandeau sur les yeux de la puissance publique pour rendre possible le déploiement des libertés du côté de la société civile. En ce sens, le régime de laïcité est un minimalisme – la puissance publique s’aveugle à tout ce qui est de l’ordre de la croyance et de l’incroyance, elle manifeste cet aveuglement par sa propre abstention en la matière – et ce minimalisme lui permet d’accueillir de manière totalement indifférente un nombre indéfini de positions, y compris celles qui n’existent pas !
evue des Deux Mondes – Contre cette conception de laïcité, vous citez l’extrémisme laïque et la laïcité adjectivée. De quoi s’agit-il ?
Catherine Kintzler – La méconnaissance (parfois volontaire) de cette dualité entraîne des malentendus et des dérives. On peut les exposer de manière très simple, par un mouvement de bascule : il s’agit, à chaque fois, de nier l’un des principes au profit de l’autre.
  • La première dérive a pris des noms variés. Je l’appelle la laïcité adjectivée(laïcité plurielle, ouverte, positive, raisonnable, apaisée, d’inclusion, etc.). Elle consiste à vouloir étendre au domaine de l’autorité publique ou à une de ses portions le principe qui régit la société civile. Autrement dit, elle récuse le caractère neutre et minimaliste de la puissance publique républicaine, faisant de l’opinion religieuse une norme, autorisant les propos religieux là où ils n’ont que faire, et aboutissant à légitimer la communautarisation. Elle a été notamment désavouée par le vote de la loi de mars 2004 sur le port des signes religieux à l’école publique.
  • La seconde dérive, l’extrémisme laïque, consiste symétriquement et inversement à vouloir durcir le domaine de la société civile en exigeant qu’il se soumette à l’abstention qui devrait régner dans le domaine de l’autorité publique. On « nettoie » tout l’espace civil, on en fait un désert pour l’expression des opinions ! Elle a refait surface récemment dans le cadre d’une réaction à la première dérive, et elle s’en prend principalement à une religion.
« D’une manière générale, on peut dire que la laïcité a produit plus de libertés que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique ou ayant l’oreille complaisante de ce dernier. »
Ces deux courants se sont relayés et ont offert la laïcité à l’extrême droite, l’un en désertant le terrain laïque pendant de longues décennies, au prétexte de l’assouplir et de le moderniser, l’autre en l’investissant avec des propositions durcies et réactives, les deux en épousant le fonds de commerce des politiques d’extrême-droite, à savoir la constitution fantasmatique de « communautés » (en l’occurrence « les musulmans ») que les premiers révèrent en criant à la « stigmatisation » et que les seconds abhorrent en criant à l’« invasion ».
Ces deux mouvements s’autorisent mutuellement et sont structurellement de même nature. Ils sont jumeaux dans leur opposition, et produisent chacun une forme d’uniformisation de la vie – cela est évident pour la seconde dérive qui tend à abolir l’expression religieuse, mais c’est également le cas pour la première qui raisonne en juxtaposition de communautés auxquelles les individus sont assignés.
Si on regarde maintenant l’extension des dispositions laïques, on peut montrer, sur chaque point, l’effet libérateur. Je m’en tiens à quelques exemples : l’institution du mariage civil et sa disjonction avec tout mariage religieux, le droit pour les femmes d’administrer elles-mêmes leurs gains, le droit de recourir unilatéralement à la contraception, le droit à l’IVG, l’indépendance de la recherche scientifique (on sait par exemple que la recherche en biologie est régulièrement l’objet de pressions de la part des autorités religieuses, comme on l’a vu au sujet des cellules-souche), sans oublier l’instruction obligatoire qui relègue l’instruction religieuse dans le domaine privé. Tout cela relève en France d’une législation dans laquelle la laïcité joue un rôle important. Aujourd’hui d’autres chantiers sont ouverts, notamment celui de la fin de vie.
D’une manière générale, on peut dire que la laïcité a produit plus de libertés que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique ou ayant l’oreille complaisante de ce dernier.
Revue des Deux Mondes – La liberté passe aussi par l’école. Vous êtes, vous-même, spécialiste de Condorcet. Quelle est la place de l’école dans le dispositif laïque ?
Catherine Kintzler – L’école publique primaire et secondaire est soustraite à l’espace civilordinaire parce qu’elle fait partie des dispositifs constitutifs de la liberté, parce qu’elle accueille des libertés en voie de constitution. On ne vient pas à l’école pour « consommer » un service : on y vient pour construire sa propre liberté. Et pour cela on a besoin d’un espace critique commun, d’un moment de détour, de retrait et de doute. Voilà pourquoi les élèves ne sont pas des usagers.
« Il faut passer par la crise, une mise à distance de ce que l’on croit penser, de ce que l’on croit être ; c’est nécessaire pour tout le monde, aussi bien pour l’enfant du médecin ou du cadre que pour celui de l’ouvrier ou du paysan, celui du chômeur. »
Ce n’est pas en faisant défiler les différentes positions devant les élèves qu’on arrive à construire quoi que ce soit, ni en leur disant « il y a différentes communautés et chaque communauté fait ce qu’elle veut, c’est toujours respectable ». Parce qu’alors, chacun reste campé sur son appartenance – à supposer qu’il en ait une.
Il faut passer par la crise, une mise à distance de ce que l’on croit penser, de ce que l’on croit être ; c’est nécessaire pour tout le monde, aussi bien pour l’enfant du médecin ou du cadre que pour celui de l’ouvrier ou du paysan, celui du chômeur. Un moment où on fait un pas au-delà de la simple tolérance, où le doute est non seulement permis, mais requis. Et cela passe aussi par un acte visible, une sorte de rite qui rappelle concrètement cette nécessité : en passant le seuil de l’école, on devient un peu un autre, un enfant devient un élève. Cela ne signifie pas qu’on doit rompre avec son appartenance, avec sa communauté, mais qu’il y a un moment où on n’a affaire qu’à sa propre pensée.
De plus n’oublions pas que l’école publique primaire et secondaire accueille des mineurs : il faut les protéger les uns des autres. Ils viennent de tous horizons, il y a donc aussi des élèves dont les parents sont incroyants : pourquoi devraient-ils subir un affichage que leurs parents n’approuvent pas nécessairement ? Permettre cet affichage à l’école en prétextant qu’on l’étend libéralement à toutes les religions, ce serait normaliser le fait religieux et inviter chacun à s’y inscrire, ce serait insinuer que la normalité est d’avoir une religion.
On oublie toujours que l’élève qui ôte ses signes religieux à l’entrée de l’école publique les remet en sortant. Ce qui serait une privation de liberté, ce serait, soit que l’État interdise à tout le monde d’en porter partout en public et tout le temps, soit qu’il laisse des communautés en imposer le port à leurs prétendus « membres » partout en public et tout le temps. En d’autres termes, l’école publique offre aux élèves une double vie. C’est ce que j’appelle plus généralement la respiration laïque : savoir quand et où on doit s’abstenir, quand et où la liberté la plus large s’exerce – étant entendu que le second cas (liberté) est infini alors que le premier (abstention) est expressément limité par la loi. L’école est un lieu emblématique de cette distinction, et pas seulement sur la question des opinions religieuses, politiques ou autres.
Par Laurent Ottavi 
Source : La Revue Des Deux Mondes