jeudi 3 avril 2014

La gauche, la politique et la République

Le Monde.fr Par 

Beaucoup de maires socialistes et communistes battus aux municipales de dimanche pourraient se retrouver dans l'aveu de Jean Jaurès exprimé le 11 mai 1898 dans La Dépêche (de Toulouse) au lendemain de son échec aux législatives.
« Sous le coup très sensible de la défaite, j'espère bien qu'il ne m'échappera aucune parole d'amertume ou de colère. Il est très douloureux pour moi d'êtreainsi séparé des militants avec lesquels je luttai. Il m'est douloureux aussi depenser qu'une partie du peuple ouvrier et paysan, auquel j'ai donné cinq ans de ma vie, m'a rejeté. »
Mais la suite de l'article mérite d'être lu et médité, particulièrement par une gauche aujourd'hui sonnée par la défaite : « il ne faut point s'attarder à de vaines et paralysantes tristesses. C'est la loi des militants de subir d'incessantes épreuves. (...) Recueillons tous nos forces et reprenons notre marche, reprenons notre combat pour la justice. Hors de la Chambre, comme à la Chambre, c'est au peuple, c'est à la République sociale qu'appartient ma vie militante. »

Le centenaire de l'assassinat de Jaurès que la France commémore cette année peut avoir deux vertus. Celle d'accompagner une nouvelle connaissance de cet acteur historique majeur, - elle est d'ores et déjà acquise -, et celle de raisonner au présent avec sa part critique qui compose son héritage. Cette tâche est tout aussi nécessaire mais plus périlleuse. Elle s'éclaire cependant de la pensée et de l'action de Jaurès. Il n'y a pas de fatalité à la défaite. Quatre ans plus tard, Jaurès prend sa revanche. Il est réélu à Carmaux et revient à la Chambre des députés pour y siéger désormais jusqu'à sa mort, menant des combats essentiels, aussi bien patriotiques (pour la défense de la République, pour l'armée nouvelle) que sociaux (pour les retraites ouvrières, pour l'impôt sur le revenu) et moraux (pour l'abolition de la peine de mort, pour les peuples colonisés). Entre 1898 et 1902, il n'est plus élu et pourtant il mène une lutte considérable pour la justice et la vérité dans l'affaire Dreyfus, montrant à ses camarades que ce sont bien des valeurs socialistes, et affrontant, parfois même physiquement, l'extrême droite nationaliste et antisémite. Il est journaliste, historien, il est sur le terrain des meetings et des conférences, et il se projette au sommet pour imaginer l'unité socialiste.


La situation créée par les victoires locales et la poussée nationale du Front national n'est pas comparable à la crise de régime de l'affaire Dreyfus. Elle n'en exige pas moins de la gauche un examen de conscience, dirigé d'abord vers la rupture qu'elle vit avec son électorat. Ce que Jaurès continue de nous apprendreest l'absolu devoir de défendre les valeurs morales de la politique. Les scandales affectant les milieux socialistes ont pu briser cette confiance sans laquelle des électorats, des sociétés, se détournent des hommes et des femmes qui ambitionnent de les représenter. La politique est faite d'héroïsme, de générosité, d'éthique de vérité autant que de responsabilité. Ces valeurs fondent des combats, des trajectoires, cet « effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois dur » comme le dit le sociologue allemand Max Weber. La politique doit resterun art d'interprétation du possible vers l'impossible. Cet idéal reste partagé par de nombreux élus, dirigeants et militants, il irrigue nombre des réformes actuellement en cours dont celle de la refondation de l'école qui doit se poursuivre.
La droite et la gauche se partagent des pouvoirs, des majorités mais aussi des fonctions historiques. Si la première incarne davantage la nation, la seconde hérite, moins de la révolution, que la politique. Montrer que la politique est accessible et proche, qu'elle se fonde sur la question sociale aussi bien que l'action de l'Etat, qu'elle désigne une dignité et suscite la fierté, incombe d'abord à la gauche. C'est en cela qu'elle conçoit son rapport à la nation, la France comme « nation politique ». Chaque expérience du pouvoir impose à la gauche dedemeurer dans cette exigence morale qu'elle se porte à elle-même et que ses électeurs savent lui rappeler. Les liens créés entre élus et électeurs ne disparaissent pas à l'occasion d'un revers électoral, l'histoire et la sociologie politiques le montrent bien. Souvent ils se renforcent même dans l'épreuve. Le plus grand drame pour la gauche serait de déserter les territoires de ses défaites. Les élections européennes dans quelques semaines sont déjà l'occasion de ce sursaut. A ses électeurs, Jaurès disait encore en mai 1898 : « rien ne peut briserles liens qui m'unissent à vous : les communes épreuves ne font que lesresserrer. Nous avons fait notre devoir : ayons la fierté des luttes passées. Ce sera votre honneur d'avoir attiré sur vous toutes les violences de la réaction. Et ce sera votre honneur encore d'y résister. Vive Carmaux ! Vive la République sociale ! ».
La gauche n'a pas seulement des responsabilités envers la politique. Elle en conserve tout autant envers la République. Le scrutin des municipales révèle à travers les niveaux d'abstention que la participation civique aux institutions est vécue par une forte minorité de Français comme inutile. Et il établit qu'une partie de la société française doute de la République au point de reconnaître une légitimité à une formation que son histoire classe dans une extrême-droite hostile à la démocratie républicaine. Si le Front national est parvenu à ce succès, c'est en exploitant une double faille dans l'acte de confiance qui attache la République au pays. Celle-ci a historiquement mené la société à la politique – d'où son lien fort mais non exclusif avec la gauche. La question sociale doit être en conséquence l'alpha de la conscience républicaine. Elle suppose qu'on entende les sciencessociales aussi bien que la parole des corps intermédiaires, des associations de terrain et des enseignants de base. L'oméga réside dans le rôle de l'Etat républicain, garant l'Etat de droit, de l'égalité civique, du progrès social, du respect des personnes, de l'intérêt général, des chances accordées à tous et à chacun pour construire sa vie. Ces principes sont un défi pour le Front national. Ils le sont aussi pour la gauche et la droite au lendemain d'un événement qui prendra place dans la pensée politique. A condition qu'on le veuille. Jaurès peut y aider.
Derniers livres parus : Réinventer la République. Une constitution morale (Armand Colin, 2013) et Jean Jaurès (avec Gilles Candar, Fayard, 2014).