L'histoire mouvementée de la commémoration de la rafle du "Vel' d'Hiv'"
Le 22 juillet prochain se tiendra la cérémonie officielle de commémoration pour le 70ème anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv' dans laquelle 13 152 Juifs, dont 4115 enfants, furent arrêtés par la police française de Vichy, parqués dans des conditions abominables dans le vélodrome d'hiver, avant d'être déportés à Auschwitz. Cette cérémonie du souvenir a une histoire, qui doit faire partie de notre mémoire.
Elle n'a pas toujours été nationale. Jusqu'en 1992, la cérémonie ne concernait que les associations juives qui se réunissaient devant l'ancien emplacement du Vel' d'Hiv'.
Durant des décennies, les enfants des déportés et les survivants honoraient leurs morts en privé, dans le silence des pouvoirs publics sur les crimes de Vichy contre les Juifs. À la Libération, les principaux responsables de Vichy furent jugés pour haute trahison et collaboration avec l'ennemi, sans que leurs crimes antisémites soient considérés comme des motifs d'inculpation. C'est ainsi queRené Bousquet, l'organisateur de la rafle, ne fut pas jugé pour ce crime. Le mot"juif" ne fut pas gravé sur les plaques commémoratives de la déportation. Les Juifs assassinés dans les camps nazis furent qualifiés de "morts pour la France, et les déportés juifs survivants, de "déportés et internés politique".
Le savoir établi par les historiens depuis les années 70 et le militantisme de Serge Klarsfeld ne débouchaient pas au sommet de l'État sur le besoin d'une reconnaissance officielle, pourtant seule apte à inscrire les persécutions et les crimes antisémites de Vichy dans la mémoire collective française. Ils avaient néanmoins préparé le terrain pour l'action politique qui allait suivre. Je crois pouvoirdire que l'appel lancé en juin 1992 par le Comité Vel' d'Hiv' 42 dont j'ai fait partie en alluma l'étincelle. C'était un groupe de 11 personnes, simples citoyens français, juifs et non juifs, issus de la société civile, nés pour la plupart avant ou pendant la guerre. L'appel à au président de la République lui demandait, à ? l'occasion du 50e anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv, que soit reconnu et proclamé par lui que"l'État français de Vichy a été responsable de persécutions et de crimes commis contre les Juifs de France".
Une telle reconnaissance, proclamée au plus haut niveau de l'État, aurait constitué un acte symbolique suffisamment fort pour marquer à jamais la conscience nationale et permettre aux Français d'assumer une page noire de leur histoire. Cet appel n'était ni une demande communautaire, ni une demande de loi mémorielle, ni une demande de pardon. Il demandait seulement que la vérité établie par les historiens soit assumée officiellement au nom de la France.
Le 17 juin 1992, Le Monde publiait l'appel Du Comité Vel d'Hiv' 42. Signé par deux cents intellectuels et anciens résistants, il fit l'effet d'une lame de fond dans la société française, Il reçut des milliers de signatures. Devant le déferlement de commentaires qu'il suscita dans la presse, François Mitterrand annonça le 10 juillet qu'il se rendrait à la cérémonie le 16 juillet et qu'il déposerait une gerbe à l'emplacement de l'ancien Vel' d'Hiv'. Allait-il répondre à la demande de l'appel ? On le sut à la traditionnelle garden-party de l'Elysée du 14 juillet, quand il répondit au journaliste Paul Amar : "En 1940, il y eut un État français, c'était le régime de Vichy, ce n'était pas la République. Et c'est à cet État français, qu'on doitdemander des comptes. Ne demandez pas de comptes à cette République, elle a fait ce qu'elle devait !". À une autre occasion, il déclara "Bousquet a été jugé et bien jugé."
Le refus de Mitterrand déclencha de vastes polémiques publiques. Pour les détracteurs de l'appel, Vichy n'était qu'une "parenthèse de l'Histoire" "nulle et non avenue", qui n'avait pas brisé la continuité de la République, laquelle n'avait donc rien à reconnaître. Ses défenseurs rétorquaient que cette thèse, d'origine gaullienne, qui datait de 1944, exonérait de tout crime les administrations et les fonctionnaires qui appliquèrent les directives d'un régime zélé vis-à-vis de l'occupant, notamment pour l'arrestation des Juifs.
Mitterrand décida finalement de se rendre à la cérémonie du Vel' d'Hiv'. Pour la première fois, un président de la République y assistait, au milieu d'autres personnalités officielles. Pourtant, à son arrivée, il fut hué par une partie de l'assistance. On entendit crier "Mitterrand à Vichy !". Robert Badinter prit le micro et cria de rage : "Vous m'avez fait honte ! Vous m'avez fait honte en pensant à ce qui s'est fait là, vous m'avez fait honte ! […] Taisez-vous !".
Le président déposa sa gerbe, mais il ne parla pas.
Il aggrava même son refus en faisant déposer une gerbe sur la tombe de Pétain le 11 novembre suivant, au nom de la République française.
Suite à l'émotion suscitée par son attitude, François Mitterrand promulgua le 3 février 1993 un décret "instituant une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l'autorité de fait dite"gouvernement de l'Etat français (1940-1944)".
Cet énoncé ne disait pas toute la vérité. Il ne mentionnait pas les crimes de Vichy, mais uniquement des "persécutions racistes et antisémites" commises sous une"autorité de fait". Contorsion stylistique pour ne pas dire que Vichy fut un État réel, servi loyalement par son administration quasi unanime, et non par une bande de malfrats mise en place par l'Occupant allemand, et qui aurait été imposée par la terreur à une population non maréchaliste. Et surtout le mot "juif" était absent.
Le 17 juillet 1994, Mitterrand assista à la cérémonie nationale qu'il avait instituée, mais il ne prononça toujours pas une seule parole.
C'est le nouveau président, Jacques Chirac, qui fit la déclaration officielle tant attendue, le 16 juillet 1995, pour le 53e anniversaire de la rafle. Il appela sans détour un juif, un juif, et il considéra même que la France, quand elle eut à sa tête l'Etat français de Vichy dirigé par Pétain "accomplissait l'irréparable". Une fois pour toutes, ce discours mit fin à un demi-siècle de non-dit.
Si le président François Hollande se rend sur les lieux de la rafle pour le soixante dixième anniversaire de la rafle, on peut espérer qu'il se situera sans ambiguïté dans la tradition ouverte par Chirac en 1995 et confirmée par Lionel Jospin en 1997.
Si le président François Hollande se rend sur les lieux de la rafle pour le soixante dixième anniversaire de la rafle, on peut espérer qu'il se situera sans ambiguïté dans la tradition ouverte par Chirac en 1995 et confirmée par Lionel Jospin en 1997.
Anna Senik, Directrice de recherche émérite au CNRS, présidente de l'ex-comité Vel' d'hiv' 42.
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