Rafle du Vel' d'Hiv : 70 ans après, la mémoire apaisée
Cela n'était pas arrivé depuis dix-sept ans. Pour la première fois depuis Jacques Chirac en 1995, un président de la République prononcera un discours sur les lieux de l'ancien Vélodrome d'hiver, à l'occasion de la "Journée nationale à la mémoire des victimes de crimes racistes et antisémites de l'Etat français, et d'hommage aux “Justes” de France". Conformément à la loi du 10 juillet 2000, la cérémonie doit avoir lieu le dimanche qui suit le 16 juillet, date anniversaire de la rafle de 1942 au cours de laquelle la police française arrêta près 13000 juifs parisiens, déportés par la suite à Auschwitz. C'est donc le 22 juillet que parleraFrançois Hollande.
Alors que la commémoration du 70e anniversaire de la rafle débutait, lundi 16 juillet, à Drancy (Seine-Saint-Denis), certains s'inquiètent déjà. Dans Le Monde du 11 juillet, Serge Klarsfeld, président de l'Association des fils et filles des juifs déportés de France, s'interrogeait sur les intentions du chef de l'Etat: "Confirmera-t-il la vision de Chirac "la France", le 16 juillet 1942, "accomplissait l'irréparable"], ou fera-t-il un retour vers le passé du temps de François Mitterrand et du seul “Etat français”?"
A l'Elysée, où l'on prévoit un discours d'une vingtaine de minutes, on s'étonne que de telles craintes puissent exister: "Les propos du président s'inscriront naturellement dans le droit fil de ceux de Jacques Chirac", assure un conseiller. Reste à savoir dans quelle mesure François Hollande s'adaptera au contextemémoriel de 2012, bien différent de celui de 1995.
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"AUJOURD'HUI, LES COMPTES SONT APURÉS"
Sur ce point, les spécialistes de la mémoire partagent le même constat: en l'espace de dix-sept ans, le rapport de la société française au régime de Vichy et à sa politique antisémite a profondément changé. "Aujourd'hui, les comptes sont apurés", estime ainsi l'historienne Annette Wieviorka [lire l'article sur son dernier livre sur le camp de Drancy coécrit avec Michel Lafitte en zone abonnés]. Quant à Henry Rousso, il n'imaginerait plus publier, comme en 1994, un livre intitulé Vichy, un passé qui ne passe pas (Fayard). "Désormais, ce passé est passé : non pas qu'il soit oublié, mais parce qu'il a enfin trouvé sa place", explique-t-il.
Des "comptes apurés", qu'est-ce que cela signifie ? Simplement que "ceux qui réclamaient quelque chose ont en gros fini par obtenir satisfaction", explique Annette Wieviorka, pour qui "les réparations ont été de tous ordres": politique, avec le discours de Jacques Chirac assumant la responsabilité de la France dans laShoah (1995) ; judiciaire, avec la condamnation de l'ancien préfet Maurice Paponpour complicité de crimes contre l'humanité (1998) ; matériel, enfin, avec la mise en place d'une commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues sous l'Occupation (1999).
"Il y a quinze ans, on était dans le combat pour la reconnaissance, observe MmeWieviorka. Maintenant on est davantage dans la gestion, et l'on a des institutions pour cela", comme la Fondation pour la mémoire de la Shoah, créée en 2000, et le Mémorial de la Shoah, inauguré à Paris en 2005.
Un autre signe d'apaisement tient à l'évolution de l'historiographie. De ce point de vue, la circulaire du 2 octobre 1997 sur l'accès aux archives de la seconde guerre mondiale a beaucoup facilité le travail des chercheurs. "Travailler aujourd'hui sur cette période ne pose plus de problème. C'est le jour et la nuit par rapport à ce que j'ai connu il y a 30 ou 40 ans", explique l'historien Jean-Pierre Azéma, auteur d'ouvrages de référence sur Vichy.
"LE CADRE FONDAMENTAL [DÉMONTRANT L'IMPLICATION ACTIVE DE L'ETAT FRANÇAIS] A ÉTÉ POSÉ IL Y A TRENTE ANS"
La multiplication des études sur la Shoah en France aurait pu déclencher des controverses. Il n'en est rien. Au cours des dernières années, aucune polémique n'a égalé en intensité celle provoquée par l'affaire du "fichier juif", dans les années 1990. Par rapport aux débats qui opposent les historiens de la première guerre mondiale, les discussions qui animent les spécialistes de la seconde sont bien iréniques.
A l'échelle de l'Europe, c'est surtout l'histoire de la Shoah dans les anciens pays communistes, dont les archives ont été ouvertes après la chute du mur de Berlin, qui a le plus progressé. Par comparaison, les avancées de la recherche en France sont moins spectaculaires: "Le cadre fondamental [démontrant l'implication active de l'Etat français] a été posé par Robert Paxton et Serge Klarsfeld il y a trente ans. Depuis, on affine, on nuance, on complète", reconnaîtTal Bruttmann, l'un des spécialistes de la nouvelle génération. L'historiographie se structure autour de deux objets: les administrations chargées de la mise en œuvre de la politique antijuive, représentée par des auteurs comme Tal Bruttmann ouLaurent Joly; et l'étude des trajectoires individuelles, comme l'ont fait récemmentClaire Zalc et Nicolas Mariot en reconstituant les destins des 1000 juifs de Lens.
Certes, des divergences d'interprétation demeurent, mais elles se sont déplacées."Aujourd'hui, les discussions concernent moins l'Etat français que l'état du Français moyen. Elles portent moins sur le Vichy d'en haut que sur le Vichy d'en bas", explique Jean-Pierre Azéma. Les questions posées dans les années 1970 à travers des films comme Le Chagrin et la Pitié ou Lacombe Lucien restent ouvertes. "On continue de s'interroger sur le rapport exact de la société française aux juifs, à la fois à travers les comportements et les représentations", explique M. Azéma.
Dans ce contexte, qu'attendre du discours du président de la République ?"L'inquiétude, aujourd'hui, est surtout liée à la façon dont on parle de la Shoah, notamment dans les quartiers", estime Annette Wieviorka. "L'idée –peut-être naïve mais en tout cas bien présente à l'origine– était que ces commémorations contribuent à l'éradication de l'antisémitisme: or on observe une résurgence du phénomène, il y a donc une question à poser", ajoute Henry Rousso.
Pour l'historien, l'enjeu de ce 70e anniversaire est cependant plus large:"Comment envisager une commémoration dans un contexte de “normalisation” de la mémoire?" C'est à ce défi de la "normalisation" que devra répondre le "président normal".
Thomas Wieder
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