samedi 22 novembre 2014

L'Homme: "La seule espèce dont les mâles tuent les femelles"

L'anthropologue Françoise Héritier livre sa réponse à la question "Qu’est-ce que l’Homme",  posée par Sciences et Avenir à 100 personnalités scientifiques pour son hors-série de janvier-février 2012.


Françoise Héritier est anthropologue, professeure émérite au Collège de France. elle travaille notamment sur la parenté, les systèmes d'alliances et la question du genre. elle est l'auteure de Masculin/Féminin: dissoudre la hiérarchie. (Photo Xavier Romeder pour Sciences et Avenir)

Que dit-on de l’Homme ? On répond spontanément à cette question qu’il est à la fois un animal comme les autres et unique en son genre. Le seul à se tenir debout, capacité considérée par la philosophie comme le point d’ancrage de la conscience. Le seul à avoir développé des mains préhensiles, un grand cerveau, un gosier apte au langage.
Le seul capable de transmettre de l’information sous forme de représentations. Le seul capable d’imaginer et de prévoir (est-ce si sûr ?). Le seul capable de dominer la nature. Le seul doté du rire (mais les chimpanzés rient et se moquent). Le seul capable de ressentir l’injustice dès le plus jeune âge (mais on commence à en douter). Le seul capable de perversion, disent les psychanalystes. Le seul dont la néoténie (1) est un handicap mortel sur une longue durée…
A ces caractéristiques et à d’autres que nous pouvons subsumer sous l’idée de conscience (de soi, des autres, du monde), j’en ajoute volontiers une nouvelle, qui me paraît à la fois irréductible et condensant en un point précis l’ensemble de ces différences: l’Homme est la seule espèce où les mâles tuent les femelles de leur espèce.
On objectera qu’il arrive que des animaux tuent des bébés au sein. C’est le cas de mâles qui ont éliminé un rival dominant ; mais il s’agit alors d’un comportement pour rendre les femelles réceptives, car l’allaitement empêche l’œstrus. Les animaux connaissent certes des hiérarchies et se livrent à des combats, mais pas entre mâles et femelles, et les mâles ne battent délibérément ni ne tuent les femelles de leur groupe. Ce qui signifie que le comportement d’agression des hommes à l’égard des femmes n’est pas un effet de la nature animale et féroce de l’Homme, mais de ce qui fait sa différence, qu’on l’appelle conscience, intelligence ou culture.
C’est parce que l’Homme pense, érige des systèmes de pensée intelligibles et transmissibles, qu’il a construit le système validant la violence jusqu’au meurtre à l’égard des femelles de son espèce, qu’il le légitime et continue de le transmettre. L’Homme est donc, certes, doué de raison, mais c’est justement cette capacité qui le conduit à avoir un comportement déraisonnable. Les femelles ne sont pas tuées par leurs congénères dans les autres espèces, vraisemblablement en raison du gaspillage en termes d’évolution que ce comportement implique. Les mâles sont facilement remplaçables, ne serait-ce qu’en raison de la surabondance de leur production spermatique, alors que les femelles voient le rythme de leur vie génésique ponctué par les temps d’arrêt de la gestation et de l’allaitement.
On voit poindre ici, sur ce sujet de la violence meurtrière des hommes, la question rebattue de la nature et de la culture, dont l’anthropologie contemporaine montre désormais que la frontière entre les deux n’est pas aussi claire qu’elle pouvait le paraître à Claude Lévi-Strauss. Ce n’est pas une «nature» animale de l’Homme qui fonde la violence des représentants d’un sexe sur l’autre, et on ne peut en déduire l’existence d’une «nature» masculine violente, jalouse et possessive, ni d’une «nature» féminine douce, acceptante et soumise. Un modèle mental a été élaboré dans les temps lointains du paléolithique par Homo sapiens qui a tiré parti, dans la jeunesse de ses observations, des faits physiologiques qu’il relevait et de la nécessité de leur conférer un sens.
Pourquoi, alors qu’il y a toujours deux sexes dans chaque espèce, seul le sexe féminin est-il capable de reproduire charnellement l’un et l’autre ? Mais pourquoi ne le peut-il qu’après des rapports sexuels avec un mâle ? La réponse unique à ces questions a été que les mâles mettent les enfants dans les femelles, qui deviennent ainsi une ressource nécessaire afin qu’ils se reproduisent. La néoténie de l’espèce et la dépendance des nourrissons fait partie de cet engrenage. 
Ce modèle explicatif, construit par l’esprit humain en des temps qui ignoraient la génétique, a connu un succès fantastique. Il s’accompagne de conséquences parfois extrêmes?: l’assignation des femmes à la maternité, puis au domestique, par des moyens plus ou moins contraignants (la privation d’user librement de son corps, d’accéder au savoir, aux situations de pouvoir, la condescendance et le mépris…). Il s’accompagne aussi de l’appropriation par des hommes particuliers des capacités de femmes particulières et de la volonté de jouissance exclusive de ces capacités sexuelles, procréatives ou productives, et donc aussi du droit à la contrainte qui va jusqu’au meurtre.
C’est parce que l’Homme est un produit de la culture que, seul parmi les espèces animales, il pense avoir le droit de frapper ou de tuer des femmes dont il pense qu’elles sont à sa disposition. Mais c’est aussi, puisqu’il ne s’agit pas d’une «nature» contraignante de l’Homme, une raison de croire en la possibilité d’un bouleversement radical de ces représentations archaïques infondées parvenues jusqu'à nous.      

Françoise Héritier
sur une proposition de Rachel Mulot
Retrouvez cet article dans le numéro Hors-Série de Sciences et Avenir«Qu’est-ce que l’Homme? : 100 scientifiques répondent»; n°169 (janvier-février 2012), toujours en kiosque. 
A lire également les contributions du sociologue Eric Fassin, de l'anthropologue Sarah Blaffer-Hrdy, de la biologiste Anne Fausto-Sterling (spécialiste du genre) ou encore de la neurobiologiste Catherine Vincent.

(1) Néoténie : persistance temporaire ou permanente des formes immatures ou larvaires durant le développement de l’organisme. Se dit aussi pour désigner des espèces aptes à se reproduire tout en conservant leur structure immature. L'espèce humaine a été caractérisée de néoténique parce que l'homme naît "inachevé", que son enfance est très longue et sa puberté tardive.