Philosophe, psychanalyste, professeure à l’American University of Paris et membre du Comité consultatif national d’éthique, Cynthia Fleury a inauguré en septembre la première Chaire de philosophie de l’Hôpital de l’Hôtel-Dieu à Paris. Elle vient de publier chez Gallimard Les Irremplaçables, un essai qui affirme que sans le maintien de sujets libres, sans l’engagement des individus et leur détermination, la démocratie n’est rien. Pour Les Nouvelles NEWS, elle rappelle qu’avoir le souci de l’État de droit comme on a le souci de soi est un enjeu aussi philosophique que politique. Propos recueillis par Isabelle Fougère.
Les Nouvelles NEWS : Face à la pluie d’informations, de catastrophes et de scandales, nous éprouvons tous un sentiment d’impuissance, d’inutilité. Vous dessinez dans votre dernier ouvrage, Les irremplaçables, une piste, en encourageant chacun à construire son propre chemin…. pour mieux sauver ensuite l’État de droit et la démocratie.
Cynthia Fleury : Le diagnostic d’un État de droit, d’une démocratie qui chosifie, désingularise les individus, les considère comme remplaçables, interchangeables et donc produit une très grande érosion, un découragement… ce diagnostic, nous sommes beaucoup à le faire. Je voulais aller plus loin. Quand l’État de droit produit cela, il ne détruit pas seulement le sujet, il se détruit lui-même. Seul le sujet émancipé se préoccupe de l’État de droit. Plus celui-ci désingularise ses sujets, plus ces derniers vont aller vers des régimes plus xénophobes, de repli, populistes, hyper-nationalistes, très identitaires, construits autour de ressentiments. Dans cette histoire-là, l’autre « passager clandestin » mis en danger, c’est l’État de droit lui-même et pas simplement l’individu.
Le discours conservateur pose, d’une part, comme vérité indépassable de la mondialisation l’État néolibéral, la crise de l’État providence, et d’autre part, l’atomisation de la société des individus. Le tout sur fond de renforcement d’intégrisme et d’inégalités qui explosent. Où se situe le discours du progrès ? Principalement dans la techno-science, mais l’on sait que sans finalité éthique celle-ci confine à la rationalisation, dangereuse pour la philosophie humaniste. Dans Les irremplaçables, mon enjeu était aussi de construire de l’issue. De rappeler que le territoire de l’innovation sociale est indissociable de la consolidation démocratique et qu’il est la continuation, sous un mode plus collectif, de l’individuation. L’individualisme ne détient pas l’exhaustif de la définition de l’individu. Á l’inverse, le souci de soi (l’individuation) et le souci des autres (le souci public structurel de l’État de droit) relèvent d’une même matrice et sont tout sauf antinomiques.
Vous préconisez finalement de ré-insuffler une part de responsabilité individuelle au sein du collectif ? N’est-ce pas ce qui vient d’arriver ces dernières semaines avec la question de l’accueil des réfugiés ?
Cette question est un tel défi. En termes de politique publique et pas simplement en termes de sentiments, d’hospitalité. Il s’agit tout de même de « faire cité », donc à un moment donné on ne peut pas laisser au simple altruisme, ou non-altruisme, des uns et des autres le soin de construire une politique d’accueil. On voit ce qu’il va falloir mieux combiner demain ensemble : d’un côté vous avez une machine inter-étatique, celle de l’Europe, qui se met cahin-caha en branle, avec des difficultés pour harmoniser les mesures, avec l’Allemagne qui ouvre, les autres pays qui ferment. Et, au final, un chiffre d’acceptation de la France ridicule (33 000 personnes d’ici à deux ans, NDLR). C’est peu. En même temps, en quelques jours, une plate-forme numérique d’accueil de réfugiés issue de la société civile (CALM) met en relation 5000 offres de particuliers avec des réfugiés. Les chiffres diffèrent mais deviennent commensurables.
Demain, il va falloir combiner les politiques publiques et les initiatives de plus en plus formalisées de la société civile, qui d’ailleurs prouvent par leur mobilisation leur degré d’acceptation. Faire sans la participation active des citoyens, sans la considération de leur citoyenneté capacitaire, sera de plus en plus contre-productif. D’ailleurs, la question plus générale de la démocratie, c’est comment mieux organiser sa durabilité, comment respecter son cadre de légitimité (l’État-nation) tout en inventant un niveau d’efficacité supérieur (alors même qu’il est mis à mal par la mondialisation, les questions d’envergure transnationale, etc.), qui se relie à la fois aux citoyens et à la gouvernance mondiale. C’est cette gouvernance tri-partite réellement matérialisée (non exclusivement théorique) qu’il nous faut inventer.
Et les politiques ?
Justement, les politiciens n’ont plus le monopole de la politique. C’est fini, heureusement. La citoyenneté est en train de reprendre un peu la main sur la mission du politique. Beaucoup ont le sentiment (justifié) que dans l’entreprise, ou par la voie académique, universitaire ou par la voie associative, ils font de la politique. Ils n’en vivent pas mais ils construisent de l’intérêt général, ils construisent de nouveaux outils, ils militent, ils inventent, ils expérimentent. Les politiques arrivent après. Après avoir été plutôt pionniers des initiatives, ils sont dans la position de valider et de démultiplier.
Cela pose la question du niveau de la société civile, avec d’un côté une population éduquée qui a les ressources et les connaissances et de l’autre une population précaire, privée du coup de cet exercice éclairé de la citoyenneté.
Oui, la citoyenneté capacitaire, celle qui peut agir et peser, ceux que j’appelle les « irremplaçables », doit émerger et il faudrait modéliser sa durabilité. Comment la former, la faire vivre ? Sinon elle restera l’objet uniquement de ceux qui sont protégés, qui peuvent dégager du temps, qui peuvent prendre sur eux financièrement le fait d’être formés. Le travail de modélisation économique est donc fondamental. Quand nous militons avec d’autres pour la question de l’allocation universelle, c’est cela. Tant que le travail sera un outil de survie pour les uns, pour la majorité, on ne pourra pas avoir une citoyenneté digne de ce nom puisqu’il n’y a pas de temps pour cela.
Le temps, pour vous, c’est bien la clé…
Il y a de plus en plus de hiatus entre ce que vivent les gens au quotidien et leur capacité d’en tirer quelque chose. On vit de plus en plus de choses, mais en tirer un contenu émotionnel et existentiel qui nous fait grandir et nous alimente est de plus en plus difficile. Parfois, ce qui est vécu est tellement dur que les gens refusent de faire expérience, ils s’empêchent, s’anesthésient pour ne pas ressentir. J’ai des patients qui n’ont plus que cela pour échapper à la douleur. Ils se clivent pour tenir.
Dans votre ouvrage, vous évoquez l’humour comme un outil de libération, ce que vous appelez la Vis comica…
C’est la possibilité, face à un sentiment de contrainte, de limitation, d’absurde, de douleur ou de réalité sociale emprisonnante, de faire surgir le réel. Cela donne le sentiment à un sujet victime de récupérer de la puissance d’agir. Malgré tout, par l’humour, il construit un autre espace temps. Ce n’est pas une question de fuite, c’est un renversement qui s’opère, très important. C’est une autre manière de dire la relativité.
Comment acquérir cette capacité d’humour, est-ce qu’elle s’enseigne ?
Oui je le pense. Enseigner aux enfants la capacité de dédramatiser, de sortir du cadre, d’aller au delà des mécanismes d’inhibition. L’humour est une manière de déjouer ces mécanismes. Hop, vous faites un pas de côté. Notre école nous verrouille tellement. Il faut penser de telle manière… En tant que parents, je pense qu’il faut toujours veiller dans la transmission à protéger le sentiment capacitaire qu’a l’enfant. On peut transmettre des choses compliquées ou tristes, mais il faut transmettre aussi le sentiment capacitaire, ne pas laisser l’enfant seul face à l’anxiogène. Face à telle ou telle situation, lui enseigner qu’il y a obligation d’invention. L’humour n’est pas une figure de dénigrement ou nihiliste comme on le croit parfois, mais de lutte contre le pouvoir ; c’est très différent du cynisme ambiant, de l’amertume.
Vous enseignez, vous consultez, vous êtes membre de la cellule d’urgence médico-psychologique du SAMU : vous disposez donc d’une vision large de la société civile. Voyez-vous se lever des « irremplaçables », des citoyens en capacité d’agir ?
Les situations sont de plus en plus complexes. D’un côté dures, déstabilisantes, avec une précarité et des inégalités croissantes. Toutes les familles sont touchées soit par le chômage, soit par l’intermittence, soit par le temps partiel forcé, les stages à répétition, la formation insuffisante, le fait qu’il faille quinze diplômes au lieu de deux, avec un phénomène de dévaluation et de déclassement. La classe médiane est heurtée, fracassée. A côté de cela il y a de nouveaux outils, et ceux qui ne s’en saisissent pas seront les premiers condamnés. Bien sûr l’ingéniosité, l’inventivité, mais c’est aussi de l’adaptation obligatoire. Une manière de faire réseau, de faire alliance, pour que notre agir soit suffisamment déployé, ait plus de force. Cela demande des compétences énormes. L’accès à la citoyenneté, jadis, ne demandait pas de compétence particulière. C’est fini. La citoyenneté est devenue une compétence. Si vous voulez aujourd’hui faire vivre votre citoyenneté capacitaire, il faut apprendre, savoir se servir d’un ordinateur, savoir monter une association, savoir participer à une ICE (Initiative Citoyenne Européenne), être constamment lié aux réseaux sociaux… Être citoyen aujourd’hui c’est un travail.
Avec une part de la population exclue de cette citoyenneté toujours plus grande…
L’analphabétisme citoyen est fort, alors que sur le papier nous sommes tous égaux. On rentre dans un système où à la fois il y a une possibilité hyper-qualitative de penser cette citoyenneté et en même temps l’accès, plus grand sur le papier, est fondamentalement plus restreint dans la réalité parce qu’il demande une montée en qualité chez les citoyens. L’éducation sous toutes ses formes, scolaire, universitaire mais aussi parentale, professionnelle, populaire… reste fondamentale. Plus la vie s’allonge plus on a besoin de se former toute sa vie. Les compétences sont bousculées, très vite obsolètes. Là encore, sur le papier, on acquiesce à cette hypothèse, mais au niveau de la modélisation économique, cela n’existe pas. Ce sont ces nouveaux outils qu’il faut créer d’urgence.
par Isabelle Fougere
http://www.lesnouvellesnews.fr/cynthia-fleury-etre-citoyen-aujourdhui-cest-un-travail/
* Les irremplaçables, de Cynthia Fleury. Collection Blanche, Gallimard, septembre 2015