vendredi 20 novembre 2015

ATTENTATS À PARIS ÉLISABETH ROUDINESCO « La déstabilisation de notre pays voulue par Daech passe par le fascisme »

317762 Image 0
Nicolas TAVERNIER/REA
Universitaire, historienne, psychanalyste, chercheuse associée au département d'histoire Paris VII Diderot Élisabeth Roudinesco considère que les Français vivent aujourd’hui dans un climat de peur, 
propice à l’épanouissement des haines. À cela, elle oppose la France de 1789, la laïcité et l’abandon d’un anti-intellectualisme rampant.
En tuant aveuglément, que cherchent ces islamistes ?
ÉLISABETH ROUDINESCO Ce qu’ils visent, c’est la déstabilisation de toutes les démocraties et cette déstabilisation passe par le fascisme. Daech est l’État-voyou par excellence, comme le définissait Derrida après le 11 septembre. Nous sommes passés d’une organisation ayant à sa tête Ben Laden à des barbares anonymes qui n’ont pas de visages. On assiste à une dissémination de ce terrorisme. L’idée que ça peut surgir dans n’importe quelle famille bien tranquille, par des brusques conversions, parce que l’identité y est fragile, est inquiétante. Le fanatisme sous toutes ses formes séduit des gens en errance, des gens désespérés, des gens qui ont des problèmes identitaires. Combattre ce phénomène est très difficile pour 
des États démocratiques qui ne sont pas en guerre.

Évidemment, ils cherchent à faire peur…
ÉLISABETH ROUDINESCO La mort aveugle, le fait de tirer partout à la kalachnikov provoquent la peur. C’est la pulsion de mort à l’état brut. Il faut un sacré engagement dans l’obscurantisme religieux pour 
en arriver là. Tout cela est fait pour semer la peur et ça réussit. D’autant que la France est aujourd’hui très fragilisée par la montée du lepénisme. Les autres populismes en Europe sont moins graves que ce que nous vivons en France. Parce qu’ici, quand on n’est pas à Valmy, on est à Vichy. On a des vieux démons qui s’appellent le vichysme, l’antisémitisme, le racisme, l’extrême droite. C’est un phénomène dangereux parce qu’il touche les classes populaires.

Comment combattre cette dérive ?
ÉLISABETH ROUDINESCO Je suis pour une réaction dure. Il faut défendre de façon nette les valeurs françaises de la laïcité. La défense des principes permet ensuite une souplesse dans l’application et une discussion dans les cas individuels. Il ne faut avoir aucune complaisance vis-à-vis des discours qui emploient le terme d’islamophobie. Si on veut réellement lutter contre le racisme, il faut être très clair vis-à-vis de l’islam radical. Oui, il faut lutter contre lui au nom des valeurs de la laïcité et de façon déterminée. Présenter l’islam comme «la religion des pauvres» n’interdit pas de la critiquer. Je préférerais qu’on combatte politiquement l’islamisme radical sans employer ce terme. On n’emploie plus les mots christianophobie ou judéophobie. Lutter contre le racisme, c’est intégrer les musulmans dans la laïcité. Ce qui se fait massivement. Les familles musulmanes s’intègrent bien plus que ce qu’on dit. Nous n’avons pas besoin du mot islamophobie pour combattre le radicalisme religieux. Je défends donc tous les caricaturistes de Charlie Hebdo – et nous avons la preuve aujourd’hui qu’il fallait bien être Charlie : oui, on a le droit de critiquer la religion dans ce pays. Les principes de la laïcité doivent être appliqués de façon stricte, c’est la meilleure façon de tolérer toutes les religions, qui relèvent du domaine privé. La laïcité française a fait ses preuves, il faut la défendre autant qu’on peut. Les islamistes radicaux ne sont pas un nouveau prolétariat qui aurait remplacé les damnés de la terre, non ! Les combattre, c’est la meilleure façon de combattre aussi l’extrême droite, qui est communautariste, raciste. La notion de « français de souche », l’appel aux racines, à l’ancrage dans le terroir, sont des ignominies : la France est un pays dans lequel nous sommes tous les héritiers d’immigrés.

Vous dénoncez fortement certains intellectuels sans cesse invités dans les médias…
ÉLISABETH ROUDINESCO Tous les polémistes d’extrême droite popularisés par la télévision font appel aux pires choses : l’apologie de Vichy par Éric Zemmour, c’est honteux ; l’apologie du terroir bien français contre le cosmopolitisme urbain par Onfray, les discours de Renaud Camus… Toutes ces thèses viennent de Maurras, même si tous ceux qui tiennent ces propos ne s’en rendent pas compte. Ce sont des gens intelligents qui ne devraient jamais tenir de tels discours. Tous défendent cette espèce de souverainisme, de nostalgie d’une France qui n’existe plus. La peur de la perte du père, de la perte de l’école… tout cela ne sont que des fantasmes. On ne perd rien, on change, on se transforme, ce qui n’est pas facile. Il faut maintenir les grands idéaux de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité.

Sommes-nous dans une situation où la peur risque 
d’engendrer la haine ?
ÉLISABETH ROUDINESCO Le basculement de la peur vers la haine est palpable. La haine de l’étranger, la détestation des réfugiés… Il y a un désir inconscient de fascisme chez beaucoup de Français et chez beaucoup d’intellectuels. Regardez les publications aujourd’hui, le nombre de livres qui vomissent Foucault, Derrida, le structuralisme… On vomit les intellectuels des années 1970. On tourne en dérision tout ce qui a fait la grandeur intellectuelle de la France. C’est un climat qui favorise l’abjection, qui favorise la haine, qui valorise un retour à la vieille littérature d’extrême droite. Tous ces auteurs sont-ils conscients qu’ils flirtent avec les idées des Le Pen ? Nous sommes dans une période où l’inconscient s’énonce partout. 
Il y a dans notre pays un climat anti-intellectuel aujourd’hui. On part du principe que c’est trop compliqué, incompréhensible par le peuple… mais pas du tout ! 
J’espère qu’on va se réveiller.
(1) Auteure du Dictionnaire de la psychanalyse 
en France et de Sigmund Freud en son temps 
et dans le nôtre (2014).
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR DANY STIVE
LUNDI, 16 NOVEMBRE, 2015
L'HUMANITÉ