mardi 17 novembre 2015

Des enseignants face à la «détresse»

Des enseignants face à la «détresse»

 |  PAR DAN ISRAEL ET AMÉLIE POINSSOT
Comment parler avec les élèves des attentats ? Comment les rassurer, leur expliquer, se recueillir… ? Comment se comporter avec ceux qui ont été directement touchés ? Pour les enseignants ce lundi matin, après à peine un week-end pour se préparer à retrouver leurs classes, le défi était immense.
« Comme d'habitude, on va au charbon », soupirait dimanche soir Barbara Papadopoulos. À la veille d'un retour en classe où elle ne discernait pas encore ce qu'elle pouvait dire à ses élèves (« Autant sur Charlie j'avais des choses à dire, autant là… Vous avez quelque chose à dire, vous, sur ces attentats ? » lance-t-elle à la journaliste), cette enseignante de français de proche banlieue parisienne considérait son métier avec beaucoup d'humilité. « On est des enseignants, pas des surhommes… » Surtout, elle se demandait quels outils pédagogiques elle pouvait bien utiliser. Elle se disait que rappeler les principes de la République n'allait peut-être pas beaucoup aider. Elle songeait à montrer à ses élèves des extraits d'un entretien réalisé par Mediapart avec Olivier Roy. Elle pensait aussi que continuer à travailler, tout simplement, pourrait les rassurer.
Grégory Bekhtari, prof d’anglais au lycée Paul-Éluard de Saint-Denis, à deux kilomètres du Stade de France, n'y est pas allé par quatre chemins. « Pour commencer mes cours, j'ai raconté à mes élèves que j'avais passé mon week-end avec mon meilleur ami qui a perdu une collègue et amie au Bataclan. C’était important pour moi de le leur dire. » Dans ses classes de seconde et première qu'il a vues aujourd'hui, tous sont exposés, dit-il. « Il y a eu une heure particulièrement éprouvante, avec une classe où une élève a perdu de la famille proche, et où le père d’un autre a été blessé. Ça a été difficile. » Et puis, même si les enseignants contactés par Mediapart disent avoir été bien encadrés par leur hiérarchie pour cette journée particulière – mails reçus pendant le week-end, accueil par le proviseur et réunion avant le début des cours, puis souvent deuxième réunion à la mi-journée pour faire le point sur les réactions des élèves –, ils se sont sentis, aussi, livrés à eux-mêmes.« On nous a un peu dit : “Débrouillez-vous”, raconte Grégory Bekhtari, on a senti que la hiérarchie ne savait pas comment gérer ça. En même temps, personne ne le sait vraiment… »
Sébastien Thomas, enseignant d'histoire-géographie en lycée général et technique à Vitry-le-François dans la Marne, veut ramener les choses à leur juste mesure. « Je ne suis pas psychologue, je ne suis pas forcément armé ni formé pour offrir une écoute adaptée face à des situations de détresse absolue devant ces événements. Je ne suis pas plus armé qu'une autre personne, qu'un père pour ses enfants par exemple... » Son lycée, qui affiche d'excellents résultats au bac, est fréquenté par une population très mélangée, à la fois issue de différentes communautés dans une région industrielle qui s'est développée avec l'immigration, et très diversifiée socialement et géographiquement. Les élèves habitent des quartiers populaires, des zones périurbaines et le milieu rural – la zone de rattachement du lycée s'étend jusqu'à 40 kilomètres de la ville. Tous se sont sentis concernés. « C'est la grande différence avec le mois de janvier. Des élèves qui ne sont pas parisiens, qui ne sont pas juifs, qui sont issus de familles dans lesquelles on ne lit pas les journaux, ne se sentaient pas forcément touchés par les attentats de janvier. Or cette fois-ci, il y a un phénomène d'identification directe de mes élèves très fort. Un car de jeunes de club de foot de Vitry-le-François était au match vendredi soir… La portée symbolique de ces attentats, en fait, est inverse à celle voulue par les terroristes. Ils ont touché un soir où jouait l'équipe de France de football, sport universel quoi qu'on en dise. Ils n'ont pas divisé la société. Je sens mes élèves beaucoup plus réunis qu'au mois de janvier, il n'y a pas du tout de voix dissonante. » La minute de silence s'est d'ailleurs déroulée sans un bruit, toutes les classes étaient réunies dans la cour.
Dans ses classes, Sébastien Thomas n'a pas voulu être trop directif. « Les consignes reçues dans le week-end nous incitaient à laisser un temps de parole aux élèves, ce qui me convenait très bien. Par contre, j'ai beaucoup discuté avec eux de l'utilisation des images, du partage des photographies sur Facebook… Comme nous le faisons pour notreJournal des lycéens, je les ai encouragés à manier les images avec précaution, à vérifier leurs sources. »
Même démarche chez Benjamin Marol, également enseignant d'histoire-géo, mais pour des plus jeunes, dans l'un des collèges les plus défavorisés de Montreuil. « Je leur ai appris ce matin comment identifier la date d'une photo sur Internet. Du coup ils peuvent vérifier eux-mêmes quand une photo a été prise, et ne pas céder à une rumeur qui diffuserait de fausses informations à partir d'un ancien cliché. J'ai remarqué que mes élèves étaient très attentifs au moment où je leur expliquais cela. » Ces attentats ont, aussi, une portée pédagogique. « Nos élèves sont hyper informés, ils ont passé le week-end à regarder la télévision et à suivre Twitter, ils ont ingéré énormément d'images. Il faut leur apprendre à faire le tri. » D'ailleurs, d'eux-mêmes, ces élèves de collège demandent à vérifier des informations. « C'est vrai que… ? » est la question que Benjamin Marol a le plus entendue ce lundi matin. Alors qu'il s'attendait, dimanche soir, à devoir répondre à la question de savoir si la France est désormais en guerre, il a trouvé des jeunes ados interloqués tout autant que les adultes sur toutes les informations troublantes ou incomplètes tombées depuis vendredi soir, telle la question des passeports retrouvés sur les lieux des attentats. « Ils sont au courant de tout, et réagissent à tout ce qui n'est pas clair. »

La peur chez les élèves

Ce professeur, en poste dans un établissement REP + (réseaux d'éducation prioritaire)« par choix », a cherché aussi à donner à ses élèves quelques clefs. « Je leur ai cité Voltaire, “le fanatisme est un monstre qui ose se dire le fils de la religion”, je me suis appuyé sur du matériel pédagogique pour montrer l'engrenage qui va de l'amalgame au rejet, du rejet au recrutement par les réseaux djihadistes… Je les ai surtout laissés débattre entre eux. Ils pouvaient tout aussi bien défendre que critiquer le choix de Hollande de bombarder Raqqa… Je leur ai dit : pouvoir discuter ainsi, à l'intérieur de l'école, c'est précisément parce que vous êtes en démocratie. » Pour cet enseignant, le danger, aujourd'hui, il est loin d'être dans le 93. « Ce ne sont pas les régions de mixité qui vont pâtir des conséquences des attentats. Ce sont les beaux quartiers, les provinces où il y a peu d'immigrés, ces zones de prédilection du FN… C'est là que l'intolérance va progresser. »
Toujours en Seine-Saint-Denis, à Villepinte, la professeur d’histoire-géo Catherine Dubrana relève la différence d’appréciation avec les attentats de janvier. « Personne ne nous dit, comme on avait pu parfois l’entendre en début d’année : “Ils l’ont bien cherché.” Notre lycée n’est pas loin du Stade de France, et beaucoup d’élèves avaient un frère, une sœur, des cousins, au stade ce soir-là. Ils peuvent se sentir touchés. » Elle décrit « une forte demande d’informations précises, presque techniques : l’État islamique, c’est qui ? que veulent-ils ? Comment fonctionnent-ils ? Il y a bien sûr une différence selon les niveaux : les secondes sont plutôt dans l’ignorance, ils découvrent que la France fait la guerre à l’étranger. Les terminales et les BTS sont plus dans la revendication politique. » Sa collègue, Anne Jusseaume, relève quelques propos auxquels il était plus difficile de répondre pendant la réunion – exceptionnelle – de tous les délégués de classe de l’établissement avec le proviseur. « On a entendu des élèves se demander pourquoi on pleurait la mort de 120 Français alors qu’on ne s’insurgeait jamais pour les morts en Palestine, ou une élève affirmant que tout ça était organisé pour que Marine Le Pen gagne les élections. Mais pour la plupart, ces propos ont fourni l’occasion de discussions avec d’autres élèves, qui leur ont opposé des contre-arguments. » Catherine Dubrana aimerait bien pouvoir monter des ateliers de formation pour ses collègues qui ne sont pas enseignants d’histoire-géo et se retrouvent encore plus démunis pour répondre à leurs élèves.
Carine Lemaire, elle, est professeur d'espagnol dans le XIVe arrondissement de Paris, au lycée François-Villon, qui accueille des populations plutôt défavorisées. Ici comme ailleurs dans la capitale, les élèves sont directement touchés. Dans sa classe de terminale, un élève a un voisin qui a été tué dans un des bars parisiens, et un autre dont les frères ont une amie également décédée vendredi soir. « Deux jeunes directement touchés sur 20, ça montre l’étendue de l’impact chez les élèves... »
Cette enseignante raconte avoir été assaillie de « questions qui partaient dans tous les sens concernant l’État islamique, la politique française et le FN. Est-ce que les terroristes peuvent faire sauter un établissement scolaire, par exemple. J’ai répondu avec mes mots et mes idées, mais je ne me sens pas assez formée pour répondre à ça. C’est un peu dommage qu’on n’ait pas eu plus d’éléments de réponse, voire de consignes à ce niveau-là. » En creux, ce sont les interrogations de toute une société qui apparaissent. « J’ai senti beaucoup d’incompréhension par rapport au temps de réaction de la police et des autorités. Et il y a une très forte demande de protection. Les élèves se demandent pourquoi il n’y a pas plus de policiers dans les rues et attendent souvent que des mesures plus drastiques soient prises par l’État. » À Vitry-sur-Seine, commune limitrophe de Paris dans le 94, la professeure de lettres et d’histoire Imane Benaouda, qui a passé la journée à parler des attentats, a ressenti elle aussi « un besoin d'être rassurés » chez ses élèves : « J’ai senti une peur, un choc. » Cette peur, tous les enseignants disent l’avoir perçue chez leurs élèves, à haute dose parfois. Et ce sentiment était parfois accompagné d’une « colère », comme le note Imane Benaouda. « Cette colère est dirigée quasi unanimement contre celui qui est perçu comme responsable : François Hollande, note-t-elle. Il est dépeint comme trop mou, pas assez ferme. Il y a une forte demande de réaction de l’État. Certains ont trouvé que les propositions de Nicolas Sarkozy étaient intéressantes, pas particulièrement choquantes. » Ce qui a donné à l’enseignante l’occasion de faire « un petit point sur ce qu’était l’État de droit »
Entre nécessité de répondre à des interrogations abyssales, devoir de réserve et volonté d'assurer leur mission sans en avoir les outils, les enseignants sont confrontés à un exercice délicat. Se sentant souvent démunis, investis d'un rôle qui les dépasse, ils ont, chacun à leur manière, tenté de relever le défi.

source : http://www.mediapart.fr/