jeudi 31 mars 2016

Polémique autour de Tariq Ramadan


Polémique autour de Tariq Ramadan

Cette polémique n’a d’intérêt que si l’on écarte préalablement la question de la liberté d’expression. C’est un droit fondamental reconnu par les lois de la République qui s’exerce dans les limites imposées par celles-ci. Elles interdisent l’appel au meurtre, à la haine de l’autre, la propagande raciste…Or ceci ne concerne pas les conférences de Tariq Ramadan.
Le droit de s’exprimer publiquement  relève des libertés publiques. Elles sont à défendre chaque fois qu’elles sont menacées. Alain Juppé  en déclarant que Tariq  Ramadan n’est pas le bienvenu à Bordeaux n’exprime pas une interdiction mais un avis sur le contenu de ses discours. J’ai assisté dimanche 27 mars 2016 à sa conférence à Marseille, dans le cadre des rassemblements régionaux de l’UOIF, et rien dans son intervention ne relevait du racisme ou d’un soutien aux auteurs d’attentats.
Cette liberté d’expression permet d’engager le dialogue sur les positions qu’il exprime notamment dans ses livres. Je ne vais aborder que quelques aspects essentiels, trop succinctement, tant l’approfondissement demanderait de nombreux développements et que son expression n’est pas d’une clarté absolue au premier abord.
Ses liens avec les « Frères Musulmans » sont connus et revendiqués. Sa filiation avec son fondateur Hassan Al-Banna, n’est pas uniquement génétique (H. Al-Banna est son aïeul) mais surtout de pensée : « «J’ai étudié en profondeur la pensée de Hassan al-Banna et je ne renie rien de ma filiation. Sa relation à Dieu, sa spiritualité, son mysticisme, sa personnalité en même temps que sa pensée critique sur le droit, la politique, la société et le pluralisme restent des références pour moi, de cœur et d’intelligence.(…) Son engagement aussi continue de susciter mon respect et mon admiration.»[1]
Or Hassan Al-Banna définit l’islam comme “à la fois religion et État, Coran et sabre »,  « une organisation complète qui englobe tous les aspects de la vie. C’est à la fois un État et une nation, ou encore un gouvernement et une communauté. C’est également une morale et une force, ou encore le pardon et la justice. C’est également une culture et une juridiction, ou encore une science et une magistrature. C’est également une matière et une ressource, ou encore un gain et une richesse. C’est également une lutte dans la voie d’Allah et un appel, ou encore une armée et une pensée. C’est enfin une croyance sincère et une saine adoration. L’islam, c’est tout cela de la même façon». Définition sans ambiguïté d’une théocratie totalitaire.
Sa vision de la laïcité se limite à la vision restrictive d’une loi de séparation de l’église et de l’État : » : « La laïcité, selon moi, est le processus historique de séparation de l’église et de l’État, auquel j’adhère ; le laïcisme est l’idéologie qui use du moyen de la laïcité pour combattre le religieux ». « Avec l’idéologie laïciste, le serpent se mord la queue : on s’est battus pour la diversité et la neutralité de l’espace, et voilà que la laïcité est instituée en nouvelle religion excluant toutes les autres. »[2] D’une part, il réduit la définition de la laïcité à un seul aspect, omettant de mentionner qu’elle garantit la liberté de conscience, de croire ou de ne pas croire, la possibilité, pour le croyant de changer de religion ou de n’en adopter aucune. Je n’ai vu nulle part qu’il s’exprimait clairement sur le droit d’apostasie. D’autre part il s’empresse de la caricaturer en l’assimilant au « laïcisme » selon un glissement rhétorique éculé.
Sa position sur l’égalité des hommes et des femmes
Tariq Ramadan, dans sa discussion avec Edgar Morin. est tout en nuance : « Pourquoi dans la tradition chrétienne, par exemple, la conception de l’Homme est-elle liée à une considération morale : nous sommes certes tous égaux, mais la femme fut tentée et elle est la tentatrice ? Question centrale quant à la conception de l’Homme : commence-t-on par la qualification morale de l’être humain afin de déterminer qui est coupable et de quoi il est coupable ou part-on de l’innocence de l’Homme afin de déterminer quelle est sa responsabilité ? Nous ne sommes pas sortis de cette problématique, de cette idée que nous avons certes la même dignité, mais pas forcément le même type de rapport à la moralité, au bien ou au mal. »[3]
Dans « L’islam en questions »[4] Tariq Ramadan formule différemment sa position : « L’islam offre un cadre de référence dans lequel se dessine une conception globale de l’être humain, de l’homme, de la femme, et de la famille. Deux principes sont essentiels : le premier fonde l’idée d’une égalité entre l’homme et la femme devant Dieu, le second celui de leur complémentarité sur le plan social. Selon cette conception, c’est l’homme qui est responsable de la gestion de l’espace familial mais le rôle de la mère y est central ».
Egalité devant Dieu, cela ne porte pas à conséquence, mais dans la société c’est l’homme qui est le chef. La place de la femme n’est envisagée que comme mère dans le cadre familial, son rôle dans l’espace public n’est pas abordé. Même à l’intérieur de la famille, c’est l’homme qui est le « responsable de la gestion ». Tariq Ramadan dessine ainsi la hiérarchie des sexes traditionnelle, celle qui est mise en œuvre dans les pays musulmans, la femme mère et épouse. Il se refuse a donner un définition claire de l’égalité, qui soit politique, sociale et juridique. Le parti Ennardha (proche des Frères musulmans) en Tunisie a défendu le principe de « complémentarité » des hommes et des femmes contre celui d’égalité. L’absence de clarté de ses propos cache un profond archaïsme.
Que dit Tariq Ramadan après les attentats de janvier en France ?
Tout en condamnant les attentats, il suggère qu’ils pourraient être le fait des services secrets français.
« On a entendu hier [que les frères Kouachi] ont oublié leurs cartes d’identité dans la voiture, deux cartes d’identité... d’un côté tant de sophistication, de l’autre tant de stupidité... Nous devons demander qui sont ces gens, nous devons demander comment ils ont été en capacité de faire cela (...) Nous devons creuser, aller plus profond, nous devons demander quelles sont leurs connexions, quel est le rôle des services secrets dans toute cette affaire, où sont-ils, comment cela a-t-il pu se passer de cette manière (...) nous devons condamner, mais nous ne devons pas être naïfs ». Ce genre d’interprétation de nature complotiste servira  de base à des développements sur les réseaux sociaux en occultant la responsabilité des auteurs et de tous les prêcheurs de haine.
Sa proximité avec Youssef Al-Quaradawi.
Ils dirigent ensemble le Centre de recherche sur la législation islamique et l’éthiqueimplanté au Qatar.Y. Al-Quaradawi est un prêcheur de la chaîne qatarie Al Jazeera. Il diffuse l’idée que l’Europe est une terre à conquérir au nom de l’islam :
Sur Al Jazeera, il déclare :
« Les amis du Prophète ont entendu [de sa bouche] que deux villes seraient conquises par l’islam, Romiyya et Constantinople, le Prophète ayant précisé qu’Héraclès [qui deviendra plus tard Constantinople] serait conquise en premier. Romiyya est Rome, capitale italienne, tandis que Constantinople était la capitale de l’État de la Rome byzantine, aujourd'hui Istanbul. Il a décrété qu'Héraclès serait conquise en premier, et c'est ce qui est arrivé... Constantinople a été conquise, mais la seconde partie de la prophétie, c'est-à-dire la conquête de Rome, reste à réaliser. Cela signifie que l'islam retournera en Europe. L’islam est entré deux fois en Europe, et deux fois l’a quittée... Peut-être que la prochaine conquête, avec la volonté d'Allah, se fera par la prédication et l'idéologie. Toute terre n'est pas obligatoirement conquise par l’épée... [La conquête de la Mecque] ne s’est pas faite par l’épée ou la guerre, mais par un traité [de Houdaybia] et par des moyens pacifiques... Peut-être allons-nous conquérir ces terres sans armée. Nous voulons qu’une armée de prédicateurs et d’enseignants présentent l’islam dans toutes les langues et tous les dialectes... (13)» Al Jazira, le 24 janvier 1999
« L’Europe [finira par] se rendre compte qu’elle souffre de sa culture matérialiste et se cherchera une solution de remplacement, une échappatoire, un canot de sauvetage ; elle ne trouvera rien qui puisse la sauver, si ce n’est le message de l'islam, le message du muezzin qui lui transmettra la religion sans renier le monde, la conduira aux cieux sans la déraciner de la terre. Avec la volonté d’Allah, l’islam retournera en Europe, et les Européens se convertiront à l’islam. Ils seront ensuite à même de propager l’islam dans le monde, mieux que nous, les anciens musulmans (15) ». Al Jazira, le 30 novembre 2000. .
Proche de Tariq Ramadan,  Hassan Iquioussen, autre conférencier du rassemblement de l’UOIF le 27 mars à Marseille. Il est présenté comme le « prêcheur des cités », co-fondateur des Jeunes musulmans de France. Les vidéos qui reprennent ses interventions, diffusées sur You tube et visionnées par des millions de personnes, portent sur tous les sujets. Dans une cassette audio de 2003 portant le titre « La Palestine, histoire d’une injustice », il tient des propos sur les juifs rapportés dans un article de l’Humanité par le journaliste Marc Blachère :« La théorie des juifs dit qu’’ils sont le Peuple élu et que Dieu a créé les êtres humains pour les servir, comme des moutons, des esclaves. » Un peu plus loin, Hassan Iquioussen ajoute :«Les textes aujourd’hui le prouvent. Les sionistes ont été de connivence avec Hitler. Il fallait pousser les juifs d’Allemagne, de France... à quitter l’Europe pour la Palestine. Pour les obliger, il fallait leur faire du mal. »[5]
Nombreux sont les intellectuels arabo-musulmans (Arkoum, Meddeb, Daoud, Kacimi, Adonis, Benzine, Ben Slama, Bidar …) qui se battent pour une réforme radicale de l’islam, qui luttent contre l’intégrisme et les conservatismes religieux, qui défendent le droit à l’apostasie, à l’égalité des hommes et des femmes, à la liberté de conscience à la laïcité. Il y a à gauche des partisans du dogme qui ne les écoutent pas et qui préfèrent défendre les positions réactionnaires de Tariq Ramadan. Je n’en suis pas,  fidèle en cela à une gauche progressiste qui défend les libertés gagnées difficilement par des citoyens courageux. Je suis, bien évidemment, pour que  Tariq Ramadan puisse s’exprimer publiquement en France, mais je suis en profond désaccord avec son projet politique et social.

[1] Alain Gresh et Tariq Ramadan, L’Islam en questions, Sindbab, 2002, pp. 33-34 –
[2]  Edgar Morin et Tariq Ramadan, Au péril des idées, Presses du Châtelet, 2014, p. 21
[3] Edgar Morin et Tariq Ramadan, Au péril des idées, Presses du Châtelet, 2014, p. 38
[4] Alain Gresh et Tariq Ramadan, L’islam en questions, Actes Sud, 2002, p. 280
[5]L'Humanité 17 janvier 2004

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