lundi 21 août 2017

Mireille Delmas-Marty: “Comment faire valoir la liberté contre la sécurité ?”

Entretien

Mireille Delmas-Marty: “Comment faire valoir la liberté contre la sécurité ?”

Mireille Delmas-Marty en 2016 © Richard Dumas
Cette femme de convictions s’efforce depuis de nombreuses années de penser le droit à l’heure de la mondialisation. Dans l’ouvrage qu’elle vient de faire paraître, “Aux quatre vents du monde”, elle passe au crible des thèmes qui seront au cœur de la prochaine campagne présidentielle : guerre contre le terrorisme, état d’urgence, immigration… Et si certains s’en inspiraient ?
Professeur au Collège de France, où elle occupe la chaire d’études juridiques comparatives, spécialiste du droit international, elle vient de publier le quatrième tome des Forces imaginantes du droit. Vers une communauté de valeurs (Seuil). Invitée dans de nombreuses universités, de São Paulo à Florence, elle est aussi écoutée par les jeunes juristes chinois.

Publié dans

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Octobre 2016
Comment travailler à des matières très techniques, comme le droit international ou le droit européen, sans perdre de vue ni ses convictions ni les tourmentes qui agitent l’époque ?Comment déceler, derrière l’aridité des textes de loi, les dynamiques des civilisations, le devenir des humains ? Tel est le tour de force de Mireille Delmas-Marty, qui a une œuvre imposante derrière elle et publie en cette rentrée un essai court, percutant, Aux quatre vents du monde (Seuil).

Mireille Delams-Marty en six dates

  • 1941 Naissance à Paris 
  • 1970 Agrégation en droit privé et en sciences criminelles, un an après sa thèse 
  • 1981-1986 Membre de la commission de réforme du code pénal présidée par Robert Badinter 
  • 1988-1990 Présidente de la commission « Justice pénale et droits de l’homme », à la demande du garde des Sceaux Pierre Arpaillange 
  • 2002 Entrée au Collège de France 
  • 2003-2008 Membre du Conseil consultatif national d’Éthique
Elle nous reçoit dans son bureau chargé de livres, où les briques du code civil, du code pénal et des collections de revues juridiques côtoient des recueils de poésie et des Pléiades. Mireille Delmas-Marty a toujours mené de front plusieurs existences intellectuelles. Depuis son doctorat en sciences criminelles obtenu en 1969, sa trajectoire académique est irréprochable : agrégation de droit, professeure des universités, membre de l’Institut, entrée au Collège de France, à l’Académie des sciences morales et politiques, sans compter les nombreux séminaires donnés à São Paulo, Montréal, Florence ou Cambridge, les titres de docteure honoris causa… Mais cette chercheuse a également multiplié les participations engagées à des projets de réforme du droit, comme la commission Badinter de 1981 à 1986, ou à des missions stratégiques, comme la présidence du comité de surveillance de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf).
Aux quatre vents du monde : le titre très littéraire peut surprendre pour un essai qui aborde certains dossiers explosifs de l’actualité, tels que la lutte contre le terrorisme ou la politique migratoire. Mireille Delmas-Marty avoue qu’elle a toujours eu la passion de la voile, bien qu’elle n’en ait guère parlé jusqu’à ce jour. Sur la couverture de l’essai, une rose des vents qu’elle a réinventée, avec le nord de la « liberté » et le sud de la « sécurité », l’ouest de la « compétition » et l’est de la « coopération »… « J’ai toujours aimé le langage marin, dit-elle. Au milieu de l’océan Atlantique, la rencontre des alizés du nord et du sud, extrêmement violente, produit une neutralisation, une zone de calme qu’on appelle le “pot-au-noir”. Si vous n’avez pas de moteur, vous risquez d’y rester encalminé pendant des semaines ou de faire naufrage. Aujourd’hui, la France est entrée dans le pot-au-noir. » Que faire ? Chercher quelques idées motrices.

Votre trajectoire associe recherche universitaire au plus haut niveau et engagement. Comment les deux se sont-ils nourris ?
Mireille Delmas-Marty : J’ai toujours été attirée, dans le champ juridique, par les domaines en friche. Toute ma vie, j’ai travaillé sur un droit qui n’existait pas, ou pas encore. Ma thèse, soutenue en 1969, portait sur le droit pénal des affaires, qui n’était guère enseigné à l’époque.

De quoi s’agit-il ?
Le droit pénal des affaires regroupe des infractions commises dans le cadre des entreprises et qui ne relèvent pas que du droit du commerce mais de sanctions pénales. En 1973, j’ai publié un manuel sur ces questions. C’était inhabituel pour une jeune juriste, mais le domaine était émergent et les besoins considérables. J’étais intéressée par ce que Michel Foucault appellera les « illégalismes des droits » – comme les fraudes économiques ou l’abus des biens sociaux, mieux tolérés que celui des biens, comme le vol. Cela amènera Foucault à définir le système pénal comme un appareil « pour gérer différentiellement les illégalismes ». Pour ma part, je m’interrogeais sur le dédoublement entre un droit pénal des affaires perçu comme « artificiel », et peu appliqué, et le droit pénal ordinaire, puis sur les variations d’un pays à l’autre, alors que les « affaires » devenaient déjà transnationales. Avec ces questions, vous sortez du domaine strictement juridique, vous êtes à la fois dedans et dehors.

Comment s’est faite la rencontre avec le Parti socialiste [PS] ?
Je n’ai jamais eu la carte d’aucun parti ! Je me suis engagée comme citoyenne, comme acteur civique. Il s’est trouvé que Robert Badinter, qui enseignait le droit pénal des affaires, avait lu mon manuel. Quand il est devenu ministre de la Justice en 1981, il m’a appelée pour participer à la commission de révision du code pénal ; par la suite, le garde des Sceaux Pierre Arpaillange [ministre dans les gouvernements Rocard, de 1988 à 1990] m’a proposé de présider la commission « Justice pénale et droits de l’homme ».
En 2011, vous avez aussi présidé la Haute Autorité du PS pour l’organisation des primaires.
Oui, mais pas longtemps, j’ai démissionné. Pour moi, cette Haute Autorité devait être indépendante par rapport au Parti. Or, dès les premières réunions, j’ai compris que son rôle impliquerait des enjeux de cuisine interne.

« Imagination, souffle : le juriste en vient à se considérer comme un navigateur pris dans la tourmente »

Venons-en à votre œuvre : vous avez lancé, en 2006, un cycle ambitieux, les « forces imaginantes du droit ». Que signifie ce concept ?
Au début de L’Eau et les Rêves [1942], le philosophe Gaston Bachelard consacre un magnifique passage aux « forces imaginantes de l’esprit ». Pour lui, elles sont prises dans un double mouvement. D’un côté, notre esprit se porte vers les racines, vers ce qui le nourrit au plus profond. De l’autre, il s’éveille au surgissement, à l’éclosion, à l’inattendu. En transposant au domaine juridique, on pourrait dire que les racines, ce sont l’histoire du droit et le droit comparé, et le surgissement, les nouveaux défis et les réponses inédites. Pour continuer à parler par métaphore, je pense que le juriste est trop souvent perçu comme un architecte : dans les manuels de droit, il est question de socle, de piliers, de droits « fondamentaux », voire de la « pyramide des normes »… Cela suggère un droit figé, immobile, statique. Or les systèmes juridiques actuels, qui se forment très vite et se déplacent à travers le monde, ressemblent plus, à mes yeux, à des nuages. Qu’est-ce qui ordonne les nuages ? C’est le souffle. D’où le titre de mon dernier livre, Aux quatre vents du monde. Imagination, souffle : le juriste en vient à se considérer comme un navigateur pris dans la tourmente.

Mireille Delmas-Marty en 2016 © Richard Dumas
Il y a, dans vos livres, un fil rouge : pour vous, le droit international – vous parlez aussi de « droit mondial » – est l’outil approprié pour réguler la mondialisation.
Oui, j’emploie parfois ce terme, tout en sachant qu’un vrai « droit mondial » n’existe pas ! Cependant, sous l’effet de la mondialisation et des interactions croissantes entre États, et avec la multiplication des accords régionaux et internationaux, nous assistons à un processus dynamique d’internationalisation. C’est de là que vient l’appel aux forces imaginantes du droit.

Pouvez-vous donner des exemples ?
Bien sûr ! Il y a des mouvements verticaux, ascendants, du niveau national au niveau international, et parfois descendants. Ainsi le concept de « crime contre l’humanité » n’est pas venu d’un droit national, mais du statut du Tribunal de Nuremberg en 1945. Il a ensuite été introduit dans la plupart des législations nationales. Il y a aussi des échanges horizontaux : un débat intense s’est récemment déroulé aux États-Unis pour savoir si un juge de la Cour suprême, lorsqu’il exprime une opinion qui a valeur juridique, peut ou non citer une décision de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud. Les souverainistes sont allés jusqu’à inspirer un projet de loi pour interdire ce type de références. Le projet a finalement été abandonné, mais un tel débat montre qu’une communauté mondiale de juristes commence à se former, que les décisions circulent.

« Un état de guerre sans frontières ni droit, cela s’appelle la guerre civile mondiale permanente »

N’êtes-vous pas trop confiante dans la force du droit ? Les multinationales, avec leurs batteries d’avocats, ne trouvent-elles pas les failles des systèmes juridiques pour les tourner à leur profit ? L’affaire Chevron/Texaco est édifiante à cet égard…
Étonnante affaire, que j’évoque dans Résister, Responsabiliser, Anticiper. Entre 1967 et 1990, la Texaco Petroleum Company a exploité 80 % des ressources en pétrole de l’Équateur. La construction d’un oléoduc a créé un désastre écologique en Amazonie, avec pollution des eaux et maladies graves. 30 000 habitants de la zone ont lancé une action devant la Cour fédérale de New York. En 2002, le deuxième circuit de la cour d’appel des États-Unis a déclaré que les tribunaux américains étaient incompétents. Ils pariaient sur le fait que le procès en Équateur n’aurait jamais lieu, mais à la surprise de tous, le groupe pétrolier fut condamné en 2011 par un tribunal équatorien à verser huit milliards de dollars aux victimes. La multinationale a formé un recours devant la cour permanente d’arbitrage de La Haye et porté plainte pour fraude contre les plaignants équatoriens devant un juge américain, qui, cette fois, s’est estimé tout à fait compétent ! L’amende n’a pas été versée, et les victimes se sont retrouvées sur le banc des accusés.

Où le droit mondial semble se résumer à la morale de La Fontaine : « La raison du plus fort est toujours la meilleure » !
On peut le craindre, mais nous devons envisager plusieurs scénarios. Scénario n° 1 : le monde va peu à peu s’affranchir du droit étatique au profit d’un système d’autorégulation par les multinationales. Susan George a publié en 2014 Les Usurpateurs [Seuil], afin de dénoncer la manière dont les multinationales finiraient par « usurper » les fonctions étatiques, comme la santé, l’éducation, les transports… Scénario n° 2 : un système de surveillance et de contrôle planétaire va se mettre en place, avec l’extension de dispositifs comme celui de l’Agence nationale de sécurité américaine [NSA]. On assisterait alors à la transformation progressive de la démocratie en un despotisme insidieux et « doux », qui avait d’ailleurs été prévu par Tocqueville [1805-1859].Scénario n° 3 : en l’absence d’un État mondial, dont la création ne me paraît ni probable ni souhaitable, le droit va se mondialiser en harmonisant les droits nationaux autour de principes communs. Cela ne pourra se faire que s’il y a conjonction entre « vouloir » et « savoir » pour encadrer les « pouvoirs », économiques et politiques. L’accord de Paris sur le climat [adopté l’an dernier à l’issue de la COP21] va dans ce sens. Ensemble, ONG et climatologues sont parvenus à convaincre les entreprises d’un risque global et ont obtenu un premier engagement des États. La Chine et les États-Unis, premiers pollueurs au monde, viennent d’annoncer conjointement leur volonté de ratifier l’accord. Mais les résistances sont fortes et rien ne garantit que ce scénario l’emportera !

Dans Aux quatre vents du monde, vous examinez en juriste plusieurs thèmes qui vont être au cœur des campagnes présidentielles. D’abord, le terrorisme. Vous critiquez l’expression de « guerre contre le terrorisme ». Pourquoi ?
Cette expression est lourde de conséquences. Aux États-Unis, elle a permis un transfert de pouvoir à l’exécutif et fait du terroriste un hors-la-loi ne bénéficiant ni des garanties de la procédure pénale, car c’est un ennemi, ni du droit de la guerre, car c’est un combattant « illégal ». Rappelons aussi que la distinction entre le crime et la guerre s’est faite en même temps que la montée en puissance des États, au début de la modernité. C’est seulement lorsque l’État devient capable de traiter et d’apaiser les conflits que la sphère juridique interne se distingue de celle des conflits internationaux. Si l’on revient à la confusion du crime et de la guerre, avec l’avènement d’un monde « post-étatique », il faudra créer de nouveaux processus d’apaisement, dès lors que les institutions pénales nationales, « débordées » par la porosité des frontières, perdent leur efficacité et que les institutions supranationales (Cour pénale internationale et autres tribunaux internationaux) sont contestées dans leur légitimité.

Supposons que la France reconnaisse l’État islamique comme État et lui déclare officiellement la guerre. Ses sympathisants seraient alors des combattants ennemis sur le sol français. Pourquoi cette option ne vous paraît-elle pas viable ?
Elle va dans le sens de ce que souhaite Daech : obtenir le statut d’État ! Il ne faut pas pour autant négliger la nature « globale » de ce terrorisme qui est à la fois partout et nulle part, jamais limité à un seul territoire. Un état de guerre sans frontières territoriales, ni droit de la guerre, ni processus de paix, cela s’appelle une guerre civile mondiale permanente. Mieux vaudrait poursuivre le terrorisme comme un crime et, dans les cas les plus graves, comme un crime contre l’humanité relevant de la Cour pénale internationale de La Haye.

Pourquoi personne ne le propose ?
Parce que les États sont incapables de s’accorder sur une définition. Chacun a ses terroristes préférés. Durant la Seconde Guerre mondiale, les résistants français étaient traités de « terroristes » par les Allemands. Les Turcs considèrent les Kurdes comme des terroristes, alors que nous les voyons comme des alliés contre Daech. Pourtant, face aux formes globales qui se développent aujourd’hui, nous aurions besoin d’une définition commune du terrorisme.

Vous êtes également hostile à la déchéance de nationalité. Pourquoi ?
Il est dangereux de légiférer pour des raisons seulement symboliques, surtout lorsqu’on touche aux principes fondateurs de l’état de droit. Or la nationalité est un élément constitutif de la personnalité, et la déchéance, surtout quand elle aboutit à créer des apatrides, conduit à priver un individu de son appartenance au monde des humains. Il ne peut en sortir qu’un surcroît de violence.

Dans le même esprit, vous vous inquiétez de la prolongation de l’état d’urgence. Pourquoi ?
L’état « d’urgence » est conçu pour répondre à une situation temporaire. Si le terrorisme est appelé à durer, il faut sortir de l’état d’urgence et affronter une question tragique : sommes-nous prêts à renoncer à certaines garanties de l’état de droit ? Si oui, lesquelles, et dans quelles limites ? Il ne s’agit pas de simples « arguties juridiques » mais d’un débat fondamental pour nos libertés.

Mireille Delmas-Marty en 2016 © Richard Dumas
On voit bien qu’aujourd’hui, l’équilibre est difficile à trouver entre sécurité et liberté.
Le problème est le suivant : la pondération des intérêts ne suffit pas à garantir un équilibre tant ces deux concepts sont hétérogènes. En terme de sécurité, il y a des chiffres sur les combattants impliqués, les dossiers suivis par le parquet, les individus mis en examen, placés en détention provisoire ou condamnés. Mais les libertés, comment les mesurer ? À ce jeu du quantitatif et du qualitatif, les libertés sont toujours perdantes. Il faut donc dépasser la contradiction au profit d’un principe plus large qui pose des limites communes, celui de l’égale dignité humaine.

« Une telle justice, qui ne laisse aucune place à l’indétermination de l’être humain, en vient à exclure ainsi la base même de l’idée de responsabilité, donc de dignité humaine »

Vous avez donné un cours d’un an au Collège de France, dont le point de départ était une réflexion sur la loi française relative à la rétention de sûreté adoptée le 25 février 2008. Celle-ci permet de prolonger une incarcération sur le simple critère de « dangerosité » d’un individu. Mais les islamistes visés par une fiche S ou ceux qui sont partis en Syrie ne sont-ils effectivement pas dangereux ?
J’avais critiqué cette justice « prédictive » qui fonde l’incarcération sur le seul pronostic d’un passage à l’acte criminel. Du même coup, la présomption d’innocence disparaît : si vous êtes traité comme un criminel virtuel avant d’avoir commis un crime, comment prouver l’erreur ? Une telle justice, qui ne laisse aucune place à l’indétermination de l’être humain, en vient à exclure ainsi la base même de l’idée de responsabilité, donc de dignité humaine. Enfermer les humains dangereux comme on enferme des animaux féroces (on pense aux cages de Guantánamo) est une forme inacceptable de déshumanisation.

20 000 personnes en France sont visées par une fiche S. Que préconisez-vous pour eux ?
Leur détention sur un simple critère de dangerosité, sans infraction ni procès, serait contraire à l’état de droit. Il reste les mesures de surveillance, avec le risque d’en faire trop (hypersurveillance) ou pas assez (ne pas empêcher le passage à l’acte). En pratique, c’est l’articulation entre la justice et le renseignement, donc la compétence des services et l’indépendance des contrôles, qui seront déterminants.

En somme, vous êtes pour une sortie de l’état d’urgence, rien d’autre.
Je propose d’appliquer le droit existant et d’en évaluer les effets avec précision et objectivité, comme s’y efforce le procureur de Paris, au lieu de riposter à chaque attentat par une nouvelle loi. Alors que notre arsenal répressif semble suffisant, un courant opportuniste demande des mesures de plus en plus radicales. Mais ce qui me frappe, vu la nature globale du terrorisme, c’est l’absence de débat sur les critères de la fiche S. Nos services de renseignements envoient des données aux Américains, qui les traitent et signalent en retour les individus dangereux. Comment se fait ce tri ? Les critères sont-ils les mêmes en France, en Belgique, aux États-Unis ? Mieux garantir l’efficacité et la légitimité des mesures prises suppose qu’on contrôle les algorithmes de prédiction, avant de renchérir sur les mesures répressives.

« Construire des murs pour arrêter la circulation des hommes est irréaliste »

Autre sujet sur lequel vous avez un point de vue engagé, l’immigration. Vous employez des mots rares dans les discours des candidats : « hospitalité », « intégration », « solidarité ». Ces valeurs appartiendraient-elles au passé ?
La loi française a créé un « délit de solidarité », intégré depuis 2005 dans le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui vise « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France». Malgré une loi de 2012 qui élargit le fait justificatif [des circonstances qui justifient une infraction] pour raison humanitaire, les poursuites se multiplient au mépris de l’entraide la plus élémentaire. En ce sens, la solidarité appartiendrait en effet au passé. Pourtant, si vous levez le nez du débat français, vous découvrez que ce qui est irréaliste, c’est de croire qu’en construisant des murs, on arrêtera la circulation des êtres humains, alors que le déséquilibre démographique croît d’un bout à l’autre de la planète.

Concrètement, vous proposez quoi ?
Ratifier la convention de l’Organisation des Nations unies [ONU]sur les droits des travailleurs migrants et leurs familles, adoptée en 1998. C’est un texte nuancé, qui garantit un certain nombre de droits aux étrangers, même en situation irrégulière. Or il a été seulement ratifié par des pays d’émigration. Je pense que l’Europe devrait réaffirmer ses valeurs de solidarité en ratifiant cette convention, puis en l’appliquant. Coupée du monde réel, l’Europe ne sera plus qu’un continent vieillissant qui se dévitalise peu à peu.
Les migrants arrivent aussi avec leurs valeurs, pas toujours compatibles avec les nôtres… Imaginons qu’un réfugié musulman souhaite que sa femme porte un voile intégral ou qu’il lui refuse le droit de sortir sans son autorisation expresse, cela ne vous pose aucun problème ?
Sur le voile intégral, je partage l’opinion de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a justifié son interdiction en France par un beau passage sur le visage, et son importance dans les relations humaines au sein de l’espace public. En revanche, je ne considère pas que notre culture soit en tous points supérieure à celle des étrangers arrivant sur notre sol. Vous évoquez la famille : je suis attachée au modèle occidental qui a fait d’immenses progrès quant à l’égalité des femmes, sur laquelle nous ne devons pas transiger ; toutefois, nous avons beaucoup à apprendre en terme de solidarité intrafamiliale. Je défends donc un humanisme qui ne serait pas l’apanage des seuls Occidentaux mais le résultat de processus d’humanisation réciproque.

Évoquons un autre thème très contemporain : vous vous êtes intéressée aux problèmes juridiques liés à l’usage des drones, des robots…
L’autonomie croissante des robots m’inquiète dans la mesure où elle peut favoriser aussi une déshumanisation. Si l’on prend le cas redoutable des « drones tueurs », les concepteurs disent qu’il suffit d’intégrer le droit de la guerre dans le programme, pour éviter que la machine en phase d’autonomie ne commette des crimes. C’est une naïveté : le droit n’est pas d’application automatique, il suppose un travail d’interprétation. Mais comment programmer une interprétation humaniste du droit ?

Vous vous êtes aussi penchée sur le transhumanisme. Demain, s’il y a des humains génétiquement modifiés, des humains semi-robotisés et des humains « naturels », comment sera-t-il possible d’affirmer que « tous les hommes naissent libres et égaux en droit» ?
Il faut ici distinguer hominisation et humanisation. L’hominisation est le processus d’évolution biologique, qui a vu une seule espèce, Homo sapiens, étendre son hégémonie à toute la planète. L’humanisation est l’évolution éthique de l’humanité, qui suppose la pluralité des cultures et leur dialogue. Mon inquiétude, c’est que les dynamiques s’inversent : l’humanisation, en ces temps de mondialisation, tend à réduire toutes les cultures à une seule, tandis que l’hominisation repartirait vers la diversité biologique. Nous devrions prendre garde à ne pas séparer ces deux dimensions, biologique et éthique. Quand les transhumanistes parlent d’améliorer l’humain, ils privilégient les capacités cognitives mais ne pensent guère à la spiritualité – au sens large –, ni à l’éthique. Pour ma part, l’idée d’un être humain dont on renforcerait l’intelligence mais pas les exigences éthiques m’effraie. Je reformulerai donc votre question : quelle part de notre humanité voulons-nous améliorer ? 

Propos recueillis par ALEXANDRE LACROIX

Directeur de la rédaction