Mis en cause dans le passé par l’ancien Premier ministre Manuel Valls, Jean-Louis Bianco vient d’être reconduit, pour cinq ans, par le gouvernement à la tête de l’Observatoire de la laïcité. Il estime que les tensions sont de plus en plus fortes sur ces questions mais soutient cependant qu’il ne faut pas toucher à la loi de 1905.
Vous êtes à la tête de l’Observatoire de la laïcité depuis avril 2013. Quel bilan en tirez-vous ?
Que la loi de 1905 n’a pas besoin d’être changée ! Elle répond absolument aux besoins d’une société traversée de tensions. Certains disent qu’il faut la changer parce qu’elle date ou que le contexte a évolué à cause de la présence de l’islam. Comme pour les autres religions, les différents courants de l’islam doivent tous s’intégrer à la loi de 1905. Quant à l’argument d’ancienneté, il me hérisse. Faut-il supprimer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sous prétexte que le monde a changé ?
En quatre ans, les tensions ne se sont-elles pas exacerbées ?
Elles existaient déjà. Mais, dans le contexte des attentats, ces tensions sont plus fortes en raison d’une plus grande sensibilité. En ce qui me concerne, je participe à deux ou trois débats chaque semaine. L’Observatoire a contribué à former plus de 200 000 personnes. Bien sûr la laïcité seule ne peut protéger des attentats ; mais la société a besoin d’outils et se rend compte que la laïcité est un outil formidable du vivre ensemble.
Vous êtes régulièrement accusé d’être le complice de ce que certains appellent l’«islamo-gauchisme». Que répondez-vous ?
Que c’est débile. A titre personnel, j’en ai vu d’autres. Sur le terrain, on n’entend jamais parler de ces polémiques qui agitent Paris et les réseaux sociaux. En revanche, cela m’inquiète pour le débat public. Parce qu’en lançant ainsi des anathèmes, nous ne sommes plus très loin d’une police de la pensée. C’est aussi méconnaître notre travail. Dans beaucoup de cas concrets, nous demandons la fermeté. Même si ce ne sont pas toujours des questions de laïcité, nous avons affirmé notre opposition à la non-mixité dans les piscines ; nous encourageons à des procédures disciplinaires si quelqu’un dans une entreprise refuse de serrer la main d’une collègue parce que c’est une femme ; nous prônons aussi la fermeté à l’égard de propos tenus dans certaines mosquées, etc.
L’ex-délégué à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme Gilles Clavreul vient de se voir confier une mission sur la laïcité. Il n’est pas sur la même ligne que vous à l’Observatoire. N’y a-t-il pas une contradiction politique ?
Notre ligne, c’est celle du droit, il ne peut donc pas ne pas être sur cette ligne. Le secrétaire général du ministère de l’Intérieur, membre de l’Observatoire de la laïcité, lui a confié une mission pour uniquement mettre en application un de nos avis sur le manque de coordination entre les collectivités locales et l’Etat, pour traiter de questions pratiques liés aux cultes et au respect de l’ordre public. Il doit également tirer un bilan des semaines de la fraternité que nous avons initiées. Nous l’avons reçu et l’échange était constructif. Sa mission n’est pas «sur» la laïcité, elle est «sur un avis de l’Observatoire de la laïcité». Il en rendra compte au ministère et à nous.
Récemment, le nouveau Grand Maître du Grand Orient de France, Philippe Foussier, s’est inquiété de la «désécularisation foudroyante» de la France. Partagez-vous ce point de vue ?
Ce qui me frappe, c’est que le nouveau Grand Maître exprime ici un point de vue symétrique à celui de tous les représentants religieux. Pour eux, la tendance à une laïcité excessive limite l’expression religieuse dans l’espace public. En ce qui nous concerne, nous constatons des tensions de plus en plus fortes sur les faits religieux en France, en raison d’une crise à caractère multiple et d’une plus grande sensibilité, tout à fait compréhensible. L’Observatoire a d’abord pour mission de donner des solutions qui marchent. Les acteurs de terrain nous en sont d’ailleurs très reconnaissants.
D’où viennent les difficultés ?
Jaurès disait déjà en 1904 : «La République doit être laïque et sociale ; elle restera laïque si elle reste sociale.» Malgré la politique de la ville, le sentiment de relégation sociale est très fort dans certains quartiers. Il y a là des problèmes profonds de chômage massif, de ségrégation, d’absence d’idéal. Les gens s’y replient sur eux-mêmes de manière parfois agressive et l’offre religieuse est trop souvent rigoriste. L’insuffisante mixité sociale n’arrange rien. Tant que ces problèmes subsisteront, une menace pèsera sur la laïcité. Mais en parallèle, il faut être implacable contre tout ce qui porte atteinte aux lois de la République.
Pourquoi est-ce polémique de parler de religions et de laïcité en France ?
Dans notre pays, le réflexe est de se méfier des religions. Notre histoire est marquée par une longue tutelle de l’Eglise sur la vie sociale et politique, et s’y ajoutent les guerres de religion dont beaucoup ont oublié la violence. L’islam, devenu plus visible pour différentes raisons, préoccupe aussi certains de nos compatriotes. Cela peut être vu comme un choc culturel. Mais, pour ne pas faire le jeu des radicaux et des extrêmes, parler laïcité et religion suppose rigueur et objectivité. Tel n’est malheureusement pas toujours le cas.
Bernadette Sauvaget
source : http://www.liberation.fr/france/2017/10/26/jean-louis-bianco-nous-ne-sommes-pas-tres-loin-d-une-police-de-la-pensee_1605833