vendredi 4 octobre 2013

De New York à Tokyo, une tendance qui bouleverse les modes de vie

Vivre seul, mais pas solitaire

Résiduel il y a cinquante ans, le nombre de personnes qui vivent seules a explosé dans les pays dits « développés ». Certains y voient le signe d’un isolement social croissant, voire d’une forme de narcissisme. Pourtant, l’étude des conditions qui ont rendu possible cette transformation révèle un tableau bien plus nuancé, mêlant individualisme et profusion relationnelle.
par Eric Klinenberg
Au début de l’Ancien Testament, Dieu crée le monde en accomplissant une tâche par jour : les cieux et la terre, la lumière, les espèces végétales et animales de toutes sortes, etc. A chacune de ses œuvres, Dieu observe avec satisfaction que « cela est bon ». Mais le ton change lorsqu’il crée Adam et découvre l’imperfection de la créature humaine : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul », s’avise-t-il. En conséquence de quoi il crée Eve pour tenir compagnie à Adam.
Avec le temps, les injonctions à combattre la solitude humaine sortent du périmètre théologique pour irriguer la philosophie et la littérature. Le poète grec Théocrite assure que « l’homme aura toujours besoin de l’homme », tandis que Marc Aurèle, empereur romain féru de stoïcisme, assimile les hommes à des « animaux sociaux ». Rien n’exprime mieux le besoin de vie collective que l’invention de la famille. A toutes les époques et dans toutes les cultures, c’est la famille, et non l’individu, qui forme le socle de la vie sociale et économique. Les évolutionnistes assurent même que, dans les sociétés primitives, vivre en groupe représentait un avantage décisif dans la lutte pour la survie, en termes de sécurité mais aussi d’alimentation et de reproduction.
Au cours de ces cinquante dernières années, notre espèce s’est engagée dans une expérience sociale inédite. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un nombre élevé d’individus de tous âges et de toutes conditions ont décidé de vivre en solitaire, en « singleton » (lire Le monde des « singletons »). Récemment encore, la plupart des Américains se mariaient jeunes et restaient ensemble jusqu’à leur mort. Si l’un des deux conjoints décédait, l’autre se remariait rapidement. A présent, lorsqu’ils se marient, c’est plus tard et pour moins longtemps. Selon le Pew Research Center, aux Etats-Unis, l’âge moyen du premier mariage atteint « le niveau le plus élevé jamais enregistré, avec une hausse de cinq ans au cours du demi-siècle passé (1) ». Qu’elles résultent d’un divorce, d’un décès ou du refus de se marier, les périodes de vie en solitaire durent des années, voire des décennies. Les cycles de vie sont ainsi marqués par des arrangements dans lesquels la structure familiale n’occupe plus qu’une place temporaire ou conditionnelle (lireUn ménage américain sur trois).

« Malade », « immoral » et « névrotique »

Pourtant, malgré l’étendue du phénomène, la vie en solitaire constitue l’un des sujets les moins discutés et donc les moins compris de notre temps. Les individus concernés comme leur entourage conçoivent ce statut comme une expérience strictement privée, alors qu’il s’agit d’une condition de plus en plus commune dont les répercussions sur la vie sociale mériteraient d’être prises en compte. Mais, dans les rares occasions où cette nouvelle tendance fait l’objet d’un débat public, les commentateurs ne l’appréhendent qu’en termes psychologiques ou sociétaux, comme un symptôme de narcissisme, de repli sur soi ou de dissolution du « vivre ensemble ». Pourtant, cette mutation spectaculaire se révèle infiniment plus intéressante — et moins excluante — que l’image de désolation que lui renvoie l’espace médiatique.
La propagation du mode de vie « en solo » constitue ni plus ni moins qu’une expérience de transformation sociale à grande échelle. Elle oriente la conception de l’espace urbain (logements, transports, etc.) et le développement de l’économie des services à la personne (maintien à domicile, garde d’enfants, livraison de nourriture, etc.). Elle influe sur la manière de grandir, de vieillir et de mourir. Elle produit un impact sur tous les groupes sociaux et sur presque chaque famille.
Il est tentant de considérer la multiplication des singletons comme un phénomène typiquement américain, la manifestation de ce que le critique littéraire Harold Bloom appelle la « religion du chacun pour soi ». Cependant, la force motrice qui anime cette évolution dépasse la culture américaine. Preuve en est que les Etats-Unis sont plutôt à la traîne dans ce domaine, loin derrière des nations pourtant considérées comme moins enclines à l’individualisme. Les pays statistiquement les plus favorables à la vie en solitaire sont la Suède, la Norvège, la Finlande et le Danemark, où les singletons représentent 40 à 45 % des foyers. Au Japon, où la vie sociale est historiquement ancrée dans le culte de la famille, ce taux avoisine aujourd’hui les 30 %. En Allemagne, en France et au Royaume-Uni, mais aussi en Australie et au Canada, la proportion est plus élevée qu’aux Etats-Unis. Et le phénomène ne se limite pas aux anciennes puissances industrielles, puisque c’est en Chine, en Inde et au Brésil qu’il progresse le plus vite. Selon un rapport d’Euromonitor International, un organisme d’analyse des marchés dont le siège se trouve à Londres, le nombre de singletons explose dans le monde entier : il serait passé de cent cinquante-trois millions en 1996 à deux cent deux millions en 2006, soit une augmentation de 33 % en dix ans (2).
Comment expliquer cette mutation spectaculaire ? De toute évidence, elle est liée au développement économique et à la sécurité matérielle qui en découle pour une partie de la population. En d’autres termes, si les singletons n’ont jamais été aussi nombreux, c’est parce qu’ils peuvent désormais se le permettre. Mais l’économie n’explique pas tout. Selon une étude menée en 1957, plus de la moitié des Américains considéraient les personnes non mariées comme « malades », « immorales » ou « névrotiques », contre un tiers seulement d’avis neutres. Une génération plus tard, en 1976, le rapport s’était inversé : un tiers de jugements réprobateurs, une moitié d’opinions neutres et même l’approbation d’un Américain sur sept (3). Aujourd’hui, alors que les célibataires dépassent en nombre les personnes mariées, l’idée d’une telle enquête paraîtrait saugrenue à n’importe quel institut de sondage. Même si les stigmates négatifs associés au refus de la vie de couple n’ont pas disparu, les déterminants culturels en vigueur dans ce domaine ont profondément changé.
C’est une évidence bien ancrée dans l’idéologie dominante que la recherche du succès et du bonheur passe moins par les liens tissés avec autrui que par la capacité à sortir du lot et à saisir les meilleures occasions. Liberté, embarras du choix, épanouissement personnel : autant de vertus chères à la sagesse contemporaine. Le démographe Andrew Cherlin va jusqu’à suggérer qu’« on est d’abord redevable à soi-même avant de l’être envers son partenaire ou ses enfants (4) ».
Il n’y a pas si longtemps, quiconque souhaitait divorcer devait d’abord justifier sa demande. A présent, on observe une évolution vers une logique opposée : si sa vie conjugale ne comble pas totalement une personne, elle devra se justifier de ne pas vouloir y mettre fin au plus vite — tant pèse lourd l’injonction à « se faire du bien ». Cette évolution se traduit aussi par un attachement de plus en plus faible aux lieux de vie. Aux Etats-Unis, les gens déménagent si souvent que des sociologues préfèrent à la notion de voisinage celle de « communauté à engagement limité (5) ». Il en va de même du lien au travail, caractérisé par une instabilité permanente des postes, des salaires et du lendemain — pour survivre, prière de ne penser qu’à soi-même. « Pour la première fois dans l’histoire, notent les sociologues allemands Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim, l’individu est en train de devenir l’unité de base de la reproduction sociale (6).  »
Si le culte de l’individu a inauguré son règne au XIXe siècle, c’est seulement à partir de la seconde moitié du XXe qu’il bouleverse en profondeur les sociétés industrialisées, à la faveur de quatre changements sociaux majeurs : la reconnaissance des droits des femmes, l’essor des communications, l’urbanisation et l’extension de l’espérance de vie. La conjugaison de ces quatre facteurs a créé les conditions propices au déferlement de l’individualisme et de la vie en solitaire, en Occident puis au-delà.

Ce que je veux, quand je le veux

Tout d’abord, l’émancipation des femmes. Partielles et fragiles, les conquêtes obtenues dans ce domaine à partir des années 1950 n’en constituent pas moins une révolution : les femmes accèdent à l’éducation, investissent le monde du travail, maîtrisent leur vie domestique et sexuelle. La plupart des nations développées ont connu des changements similaires au cours du demi-siècle passé, de sorte que la balance entre hommes et femmes dans l’enseignement supérieur et au travail n’a jamais été aussi équilibrée — même si des discriminations perdurent.
Dans le même temps, la conquête par les femmes de la contraception et du contrôle des naissances a fait voler en éclats le cadre traditionnel des relations hétérosexuelles, avec des mariages plus tardifs et une augmentation rapide des séparations et des divorces. Aux Etats-Unis, la probabilité qu’un mariage se solde par un divorce est deux fois plus élevée qu’il y a cinquante ans. Pour une femme, quitter son conjoint ou choisir de vivre seule n’est plus synonyme d’abstinence à perpétuité, bien au contraire. Désormais, comme l’explique Michael Rosenfeld, sociologue à l’université Stanford, nombre de femmes trentenaires appartenant aux classes moyennes aspirent aux ivresses nouvelles et insouciantes d’une « seconde adolescence ». Cet hédonisme est au cœur de ce que Rosenfeld appelle notre « ère de l’indépendance » : vivre seul donne le temps et l’espace pour jouir de la compagnie des autres (7).
Le culte de l’individu s’appuie également sur la révolution des communications, qui permet de goûter aux plaisirs d’une vie sociale sans sortir de chez soi. Seul un foyer américain sur trois disposait d’un téléphone en 1940 ; après la seconde guerre mondiale, la proportion grimpait à 63 % ; aujourd’hui, ce sont 95 % des Américains qui possèdent un téléphone. La télévision s’est propagée encore plus vite. Dans Bowling Alone, le politologue Robert Putnam rappelle qu’entre 1948 et 1958 le nombre de foyers américains équipés d’un téléviseur est passé de 1 % à… 90 %. Au cours de la dernière décennie du XXe siècle, c’est Internet qui a bouleversé la donne, en combinant les potentialités relationnelles du téléphone avec la passivité consumériste de la télévision. Non seulement les internautes peuvent communiquer avec n’importe qui, n’importe où et à n’importe quel moment, mais ils peuvent s’adresser aussi à un public planétaire potentiellement illimité en créant des blogs, en diffusant des images sur YouTube ou en s’exprimant sur les réseaux sociaux. Avec Internet, tout individu peut combiner solitude et connexion, absence de contacts physiques et profusion relationnelle.
La plupart des singletons disposent d’un autre moyen pour se lier les uns aux autres : sortir de chez eux et profiter de la vie sociale que leur offre la ville. L’urbanisation constitue ainsi la troisième force motrice de l’individualisation du monde. Les grandes villes attirent les non-conformistes de toutes sortes, qui peuvent à loisir fréquenter leurs semblables dans le grand fourmillement citadin. En facilitant les regroupements d’individus en fonction des valeurs, des goûts et des modes de vie qu’ils ont en commun, l’urbanisation produit des sous-cultures qui, bien souvent, finissent par prospérer, s’établir et s’incorporer à la culture dominante. L’historien Howard Chudacoff a montré comment, à l’articulation des XIXe et XXe siècles, des villes comme Chicago ou New York furent transformées par les nouveaux modes de vie de leurs élites mâles, blanches et célibataires, avec leurs clubs à alcools, leurs résidences privées et leurs mœurs débridées.
Au fil des décennies, cette sous-culture a fait tache d’huile, imprégnant les codes culturels de la vie urbaine ; le signe distinctif s’est mué en norme. A ceci près qu’aujourd’hui le célibataire nanti n’a plus besoin de s’isoler dans des fumoirs ou derrière des tentures rouges pour s’épanouir socialement. Un vaste éventail de lieux et de services — salles de gymnastique, bars, complexes résidentiels, traiteurs, blanchisseries — sont là pour satisfaire ses besoins et ses intérêts spécifiques. Ensemble, comme le souligne Ethan Watters dans Urban Tribes, ces célibataires peuvent s’aider les uns les autres à vivre seuls (8).
Le quatrième changement qui a amplifié la vogue de la vie en solitaire relève d’un exploit collectif qui, pourtant, est rarement perçu comme tel. Dans la mesure où les gens vivent de plus en plus longtemps, l’expérience du vieillissement solitaire devient un phénomène de plus en plus massif. En 1900, aux Etats-Unis, 10 % des personnes âgées étaient concernées ; un siècle plus tard, la proportion s’élève à 62 % (9).
Vieillir seul n’est pas facile. Les difficultés ordinaires du troisième âge — gérer sa retraite, soigner ses maladies, accepter ses déficiences, voir ses proches mourir les uns après les autres — peuvent devenir redoutables lorsqu’on les affronte en solitaire. Ce n’est pas nécessairement un supplice pour autant. Une étude menée au Royaume-Uni a démontré que les singletons âgés menaient une existence plus heureuse et entretenaient de meilleures relations avec ceux qui leur apportent soin et réconfort (infirmière, médecin, aide à domicile...) que leurs semblables vivant en couple. Depuis quelques décennies, les personnes âgées préfèrent généralement vivre seules sous leur propre toit plutôt que de s’installer dans leur famille, chez des amis ou en maison de retraite (10). Là encore, le phénomène n’a rien de typiquement américain. Du Japon à l’Allemagne, vieillir seul est devenu la norme y compris au sein des groupes traditionnellement attachés au modèle familial intergénérationnel (11).
Les personnes qui choisissent de vivre seules le font souvent en vue d’un objectif : concrétiser les sacro-saintes valeurs — liberté individuelle, contrôle de soi, épanouissement — qui guident l’existence depuis l’adolescence jusqu’au dernier souffle. La vie en solitaire permet à chacun de faire ce qu’il veut, quand il le veut, à sa manière. Ce statut libère de la tâche fastidieuse consistant à prendre en compte les besoins et les envies d’un partenaire au détriment des siens. Il permet de se concentrer sur soi. A l’âge des médias numériques et des réseaux sociaux, devenus si envahissants, le statut de singleton apporte un bénéfice plus considérable encore : du temps et de l’espace pour une solitude réparatrice.
Vivre seul et souffrir de solitude sont deux états bien différents. De nombreuses études indiquent en effet que c’est la qualité et non la quantité des interactions humaines qui fait rempart à la solitude. En d’autres termes, peu importe si les gens vivent seuls : ce qui compte, c’est qu’ils ne se sentent pas isolés.
Eric Klinenberg
Sociologue à la New York University. Il vient de publier Going Solo. The Extraordinary Rise and Surprising Appeal of Living Alone, Penguin Press, New York, 2012, un ouvrage qui développe l’analyse publiée ici.
(1) «  The decline of marriage and rise of new families  », Pew Research Center, Washington, DC, novembre 2010.
(2) Euromonitor International, «  Single living : How atomisation — the rise of singles and one-person households — is affecting consumer purchasing habits  », juillet 2008.
(3) Cité dans Frank Furstenberg Jr, Sheela Kennedy, Vonnie McLoyd, Rubén Rumbaut et Richard Settersten Jr, «  Growing up is harder to do  » (PDF), Contexts, n° 3, Berkeley, 2004.
(4) Andrew Cherlin, The Marriage-Go-Round : The State of Marriage and the Family in America Today, Knopf, New York, 2009.
(5) Cette expression apparaît pour la première fois sous la plume de Morris Janowitz (The Community Press in an Urban Setting, Free Press, Glencoe, 1952).
(6) Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim, Individualization : Institutionalized Individualism and Its Social and Political Consequences, Sage, Londres, 2002.
(7) Michael Rosenfeld, The Age of Independence : Interracial Unions, Same-Sex Unions, and the Changing American Family, Harvard University Press, Cambridge, 2007.
(8) Ethan Watters, Urban Tribes : A Generation Redefines Friendship, Family, and Commitment, Bloomsbury, New York, 2003.
(9) Claude Fischer et Michael Hout, Century of Difference : How America Changed in the Last One Hundred Years, Russell Sage Foundation, New York, 2006.
(10) Dora Costa, The Evolution of Retirement : An American Economic History, 1880-1990, University of Chicago Press, 1998.
(11) Robert Ellickson, The Household : Informal Order Around the Hearth, Princeton University Press, 2008.