Version longue de l'entretien accordé par Jean-Pierre Chevènement au journal "Le Parisien", vendredi 12 septembre 2014. Propos recueillis par Philippe Martinat.
Le parisien : Que pensez-vous des déclarations de Barak Obama qui veut « éradiquer » l’Etat islamique ?
Jean-Pierre Chevènement : En dehors d’une extension des frappes américaines au territoire de la Syrie, les déclarations de Barak Obama restent vagues.
C’est peut être un changement d’échelle quant aux moyens engagés ?
C’est possible, mais les pré-requis d’une intervention d’ampleur ne me semblent pas réalisés. Il faut d’abord avoir outre l’autorisation du gouvernement irakien l’appui de forces armées constituées sur le terrain. Et puis on ne connait pas les contours d’une éventuelle coalition internationale qui pourrait compter, dit-on, une quarantaine de pays. Il me parait tout à fait décisif que, si une intervention a lieu à la demande du gouvernement irakien, elle soit autorisée par l’ONU. Plusieurs points restent dans l’ombre : est-ce que le gouvernement irakien, dit d’union nationale, va rallier tout ou partie des sunnites à sa cause ? Ne l’oublions pas, ce sont les ingérences occidentales qui ont détruit l’Etat irakien. Il y a eu la première guerre du Golfe, en 1991, suivie d’un embargo meurtrier, puis la seconde guerre avec l’invasion américaine. L’Etat irakien a été détruit, son administration, sa police, son armée dissoutes. Avec Da’ech (NDLR : acronyme arabe de l’Etat islamique), les Occidentaux mais aussi, malheureusement, le peuple irakien récoltent les résultats d’une ingérence armée disproportionnée, violente, inconséquente, que j’avais dénoncée en son temps.
Il eût été préférable d’agir par la diplomatie, d’obtenir-ce qui était possible - le retrait des armées irakiennes du Koweit - et d’exercer sur le régime de Saddam Hussein une magistrature d’influence.
Aujourd’hui il faut reconstruire l’Irak. N’oublions pas que les principales victimes du califat islamique sont d’abord les musulmans. C’est d’abord à eux de se débarrasser de cette lêpre, la communauté internationale ne peut agir qu’en appui. L’erreur ce serait de donner à penser que le combat serait désormais entre les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux et le califat islamique. C’est d’abord aux peuples musulmans qu’il revient de séparer le bon grain de l’ivraie.
Est-ce possible sans l’aide des Occidentaux, compte tenu de la puissance de l’Etat islamique ?
La puissance de l’Etat islamique doit être relativisée. Il dispose de 15 à 20 000 combattants qui contrôlent un territoire semi désertique, quelques ressources en pétrole, mais tous les habitants de cette zone - une bonne dizaine de million - ne font pas allégeance à l’Etat islamique.
Il y a plusieurs problèmes. En premier lieu, en armant le Kurdistan, on risque de lui donner la légitimité d’un Etat indépendant. Or il n’est qu’une partie de l’Irak. Le PKK d’Abdullah Öcalan s’est rendu maitre de plusieurs régions dans le nord de la Syrie. Il y a là l’embryon d’un nouvel Etat kurde. Armer le PKK poserait inévitablement de graves difficultés avec la Turquie. Ensuite, quel est l’objectif de la coalition internationale ? Il ne peut être que de restaurer l’Irak et la Syrie dans leurs frontières et dans leur intégrité.
Un problème se pose enfin avec la Syrie de Bachar Al Assad : si on veut réduire les troupes du califat islamique en Syrie, il faut rompre avec le simplisme idéologique qui a fait de Bachar Al Assad la cible principale de l’Occident depuis 2012.
Jean-Pierre Chevènement : En dehors d’une extension des frappes américaines au territoire de la Syrie, les déclarations de Barak Obama restent vagues.
C’est peut être un changement d’échelle quant aux moyens engagés ?
C’est possible, mais les pré-requis d’une intervention d’ampleur ne me semblent pas réalisés. Il faut d’abord avoir outre l’autorisation du gouvernement irakien l’appui de forces armées constituées sur le terrain. Et puis on ne connait pas les contours d’une éventuelle coalition internationale qui pourrait compter, dit-on, une quarantaine de pays. Il me parait tout à fait décisif que, si une intervention a lieu à la demande du gouvernement irakien, elle soit autorisée par l’ONU. Plusieurs points restent dans l’ombre : est-ce que le gouvernement irakien, dit d’union nationale, va rallier tout ou partie des sunnites à sa cause ? Ne l’oublions pas, ce sont les ingérences occidentales qui ont détruit l’Etat irakien. Il y a eu la première guerre du Golfe, en 1991, suivie d’un embargo meurtrier, puis la seconde guerre avec l’invasion américaine. L’Etat irakien a été détruit, son administration, sa police, son armée dissoutes. Avec Da’ech (NDLR : acronyme arabe de l’Etat islamique), les Occidentaux mais aussi, malheureusement, le peuple irakien récoltent les résultats d’une ingérence armée disproportionnée, violente, inconséquente, que j’avais dénoncée en son temps.
Il eût été préférable d’agir par la diplomatie, d’obtenir-ce qui était possible - le retrait des armées irakiennes du Koweit - et d’exercer sur le régime de Saddam Hussein une magistrature d’influence.
Aujourd’hui il faut reconstruire l’Irak. N’oublions pas que les principales victimes du califat islamique sont d’abord les musulmans. C’est d’abord à eux de se débarrasser de cette lêpre, la communauté internationale ne peut agir qu’en appui. L’erreur ce serait de donner à penser que le combat serait désormais entre les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux et le califat islamique. C’est d’abord aux peuples musulmans qu’il revient de séparer le bon grain de l’ivraie.
Est-ce possible sans l’aide des Occidentaux, compte tenu de la puissance de l’Etat islamique ?
La puissance de l’Etat islamique doit être relativisée. Il dispose de 15 à 20 000 combattants qui contrôlent un territoire semi désertique, quelques ressources en pétrole, mais tous les habitants de cette zone - une bonne dizaine de million - ne font pas allégeance à l’Etat islamique.
Il y a plusieurs problèmes. En premier lieu, en armant le Kurdistan, on risque de lui donner la légitimité d’un Etat indépendant. Or il n’est qu’une partie de l’Irak. Le PKK d’Abdullah Öcalan s’est rendu maitre de plusieurs régions dans le nord de la Syrie. Il y a là l’embryon d’un nouvel Etat kurde. Armer le PKK poserait inévitablement de graves difficultés avec la Turquie. Ensuite, quel est l’objectif de la coalition internationale ? Il ne peut être que de restaurer l’Irak et la Syrie dans leurs frontières et dans leur intégrité.
Un problème se pose enfin avec la Syrie de Bachar Al Assad : si on veut réduire les troupes du califat islamique en Syrie, il faut rompre avec le simplisme idéologique qui a fait de Bachar Al Assad la cible principale de l’Occident depuis 2012.
C’est une critique qui vise Laurent Fabius qui, le premier, appelait au départ du dirigeant syrien ?...
Non, Laurent Fabius n’était pas le premier. C’est Alain Juppé qui a rompu en mars 2012 les relations diplomatiques avec la Syrie en espérant renouveler un scénario à la libyenne. On voit où une politique d’ingérence à courte vue a conduit en Libye : on a changé le régime mais on a récolté le chaos. J’ai dit dès juin 2012 à François Hollande et à
Laurent Fabius que cette politique conduisait dans l’impasse.
Vous n’avez pas été entendu ?
Je n’ai pas été entendu. Mais c’était méconnaitre la nature historique et structurelle de l’opposition entre le régime de Bachar Al Assad - régime laïque certes dégénéré - et les islamistes radicaux. Dès 1982, Afez Al Assad, le père de Bachar, avait écrasé les frères musulmans à Hama. Cette opposition n’allait pas disparaitre. Ce ne sont que des éléments circonstanciels, à Deraa, qui ont pu donner le sentiment qu’il y avait sur le terrain une opposition laïque suffisamment consistante pour pouvoir l’emporter. Aussi bien, le califat islamique n’est pas une création de Bachar Al Assad, contrairement à ce que nous serinent de pseudo-experts. La dynamique du califat vient d’Irak, notamment de la partie sunnite qui s’est sentie marginalisée depuis 2003. C’est dans un deuxième temps que Da’ech a submergé, y compris les éléments islamistes autres en Syrie comme al Nosra qui se réclamait d’Al Qaida.
Vous appelez à la prudence ?
Oui. L’histoire des ingérences occidentales dans le monde arabe est un tel tissus d’erreurs, depuis très longtemps, qu’on doit veiller à ne pas les rééditer. Le but politique de toute intervention dans cette région doit être de restaurer les nations légitimes que sont l’Irak et la Syrie, sans prétendre décider à la place des peuples intéressés. Evidemment c’est très difficile. Cela l’aurait été beaucoup moins si les Etats-Unis avaient eu au Moyen-Orient depuis 1990 une approche politique avisée et prudente. Les néo-cons (NDLR : les néo-conservateurs) américains portent une lourde responsabilité. Il ne serait pas bon de rejoindre aujourd’hui leurs positions. N’oublions pas que l’Irak est dans la sphère d’intérêt anglo-saxonne. Ce sont les Etats-Unis qui à deux reprises ont eu l’initiative de la guerre. La France n’a pas à caracoler au premier rang.
Voulez-vous dire que la politique de Barak Obama est dans la lignée des néo-conservateurs ?
Non, je fais même une distinction entre Barak Obama et certains milieux du Département d’Etat. Je ne partage pas l’idée qu’il aurait fait preuve de faiblesse en refusant les frappes sur la Syrie en 2013. Au contraire, il faut beaucoup de courage à un responsable politique pour aller contre les médias, les états-majors et même l’opinion publique. J’espère qu’il saura cette fois résister à ceux qui l’entraîneraient dans un nouveau bourbier.
Faut-il aider les rebelles syriens non-islamistes pour lutter contre Da’ech ?
Ces opposant laïques existent-ils vraiment sur le terrain ? Ils n’ont même pas été capables de former un gouvernement !
Les responsables français affirment qu’il aurait fallu les aider dès le début...
On peut toujours se raconter des histoires. Il n’y a pas de politique humaniste en dehors de la réalité. C’est toujours au nom des Droits de l’Homme que se sont exprimés les prophètes de l’ingérence tels Bernard Henry-Lévy ou Bernard Kouchner. Kurdistan, Bosnie, Afghanistan, Pakistan, Libye, Soudan : ils ont en fait ouvert les vannes à des fleuves de sang. En politique internationale plus qu’ailleurs il ne faut, pour reprendre la formule de Jean Jaurès, aller vers l’idéal mais pour cela commencer à comprendre le réel.
On parle aussi d’une intervention en Libye ?
Pour la Libye, les mêmes conditions doivent être réunies pour une intervention: une autorisation du Conseil de Sécurité de l’ONU, l’appel du gouvernement légitime et la plus large coalition internationale possible englobant les voisins de la Libye. Là encore, il s’agit de remettre debout ce qui d’ailleurs n’a jamais été un Etat, mais qui était peut-être plus maîtrisable hier que le chaos dont les islamistes tirent parti.
Au sein de cette coalition militaire, la France doit-elle exiger de pouvoir choisir ses cibles ?
L’autonomie de la France consiste moins à choisir ses cibles qu’à influer de manière décisive sur le plan d’ensemble. Et cela aux conditions que j’ai rappelées, la première d’entre-elles étant le respect de la légalité internationale.
Si ces conditions sont réunies, vous n’êtes pas opposé à une intervention ?
J’ai toujours été convaincu que l’islamisme radical est une plaie épouvantable, d’abord pour les musulmans. Je ne veux pas qu’on confonde les musulmans et les islamistes radicaux. Il faut prendre beaucoup de précaution pour éviter tout ce qui pourrait ressembler à une guerre de civilisations. Une intervention mal conduite peut faire le jeu des islamistes radicaux. Il faut les isoler au maximum. C’est la première guerre du Golfe qui a ouvert la voie à Ben Laden et à Al Qaida. On n’exporte pas la démocratie à la pointe de missiles, même guidés avec précision. Pour être clair, je suis tout à fait conscient de la nécessité de combattre l’Etat islamique, mais sur des bases intellectuelles, politiques et juridiques claires.
Source : Le Parisien
Non, Laurent Fabius n’était pas le premier. C’est Alain Juppé qui a rompu en mars 2012 les relations diplomatiques avec la Syrie en espérant renouveler un scénario à la libyenne. On voit où une politique d’ingérence à courte vue a conduit en Libye : on a changé le régime mais on a récolté le chaos. J’ai dit dès juin 2012 à François Hollande et à
Laurent Fabius que cette politique conduisait dans l’impasse.
Vous n’avez pas été entendu ?
Je n’ai pas été entendu. Mais c’était méconnaitre la nature historique et structurelle de l’opposition entre le régime de Bachar Al Assad - régime laïque certes dégénéré - et les islamistes radicaux. Dès 1982, Afez Al Assad, le père de Bachar, avait écrasé les frères musulmans à Hama. Cette opposition n’allait pas disparaitre. Ce ne sont que des éléments circonstanciels, à Deraa, qui ont pu donner le sentiment qu’il y avait sur le terrain une opposition laïque suffisamment consistante pour pouvoir l’emporter. Aussi bien, le califat islamique n’est pas une création de Bachar Al Assad, contrairement à ce que nous serinent de pseudo-experts. La dynamique du califat vient d’Irak, notamment de la partie sunnite qui s’est sentie marginalisée depuis 2003. C’est dans un deuxième temps que Da’ech a submergé, y compris les éléments islamistes autres en Syrie comme al Nosra qui se réclamait d’Al Qaida.
Vous appelez à la prudence ?
Oui. L’histoire des ingérences occidentales dans le monde arabe est un tel tissus d’erreurs, depuis très longtemps, qu’on doit veiller à ne pas les rééditer. Le but politique de toute intervention dans cette région doit être de restaurer les nations légitimes que sont l’Irak et la Syrie, sans prétendre décider à la place des peuples intéressés. Evidemment c’est très difficile. Cela l’aurait été beaucoup moins si les Etats-Unis avaient eu au Moyen-Orient depuis 1990 une approche politique avisée et prudente. Les néo-cons (NDLR : les néo-conservateurs) américains portent une lourde responsabilité. Il ne serait pas bon de rejoindre aujourd’hui leurs positions. N’oublions pas que l’Irak est dans la sphère d’intérêt anglo-saxonne. Ce sont les Etats-Unis qui à deux reprises ont eu l’initiative de la guerre. La France n’a pas à caracoler au premier rang.
Voulez-vous dire que la politique de Barak Obama est dans la lignée des néo-conservateurs ?
Non, je fais même une distinction entre Barak Obama et certains milieux du Département d’Etat. Je ne partage pas l’idée qu’il aurait fait preuve de faiblesse en refusant les frappes sur la Syrie en 2013. Au contraire, il faut beaucoup de courage à un responsable politique pour aller contre les médias, les états-majors et même l’opinion publique. J’espère qu’il saura cette fois résister à ceux qui l’entraîneraient dans un nouveau bourbier.
Faut-il aider les rebelles syriens non-islamistes pour lutter contre Da’ech ?
Ces opposant laïques existent-ils vraiment sur le terrain ? Ils n’ont même pas été capables de former un gouvernement !
Les responsables français affirment qu’il aurait fallu les aider dès le début...
On peut toujours se raconter des histoires. Il n’y a pas de politique humaniste en dehors de la réalité. C’est toujours au nom des Droits de l’Homme que se sont exprimés les prophètes de l’ingérence tels Bernard Henry-Lévy ou Bernard Kouchner. Kurdistan, Bosnie, Afghanistan, Pakistan, Libye, Soudan : ils ont en fait ouvert les vannes à des fleuves de sang. En politique internationale plus qu’ailleurs il ne faut, pour reprendre la formule de Jean Jaurès, aller vers l’idéal mais pour cela commencer à comprendre le réel.
On parle aussi d’une intervention en Libye ?
Pour la Libye, les mêmes conditions doivent être réunies pour une intervention: une autorisation du Conseil de Sécurité de l’ONU, l’appel du gouvernement légitime et la plus large coalition internationale possible englobant les voisins de la Libye. Là encore, il s’agit de remettre debout ce qui d’ailleurs n’a jamais été un Etat, mais qui était peut-être plus maîtrisable hier que le chaos dont les islamistes tirent parti.
Au sein de cette coalition militaire, la France doit-elle exiger de pouvoir choisir ses cibles ?
L’autonomie de la France consiste moins à choisir ses cibles qu’à influer de manière décisive sur le plan d’ensemble. Et cela aux conditions que j’ai rappelées, la première d’entre-elles étant le respect de la légalité internationale.
Si ces conditions sont réunies, vous n’êtes pas opposé à une intervention ?
J’ai toujours été convaincu que l’islamisme radical est une plaie épouvantable, d’abord pour les musulmans. Je ne veux pas qu’on confonde les musulmans et les islamistes radicaux. Il faut prendre beaucoup de précaution pour éviter tout ce qui pourrait ressembler à une guerre de civilisations. Une intervention mal conduite peut faire le jeu des islamistes radicaux. Il faut les isoler au maximum. C’est la première guerre du Golfe qui a ouvert la voie à Ben Laden et à Al Qaida. On n’exporte pas la démocratie à la pointe de missiles, même guidés avec précision. Pour être clair, je suis tout à fait conscient de la nécessité de combattre l’Etat islamique, mais sur des bases intellectuelles, politiques et juridiques claires.
Source : Le Parisien