lundi 12 janvier 2015

"Charlie Hebdo" et l'Afrique - Kamel Daoud : Le nom d'Allah, le prénom d'Ahmed, les pseudos de "Charlie"

"Charlie Hebdo" et l'Afrique - Kamel Daoud :  Le nom d'Allah, le prénom d'Ahmed, les pseudos de "Charlie"

La mort ne fait pas peur au journaliste et écrivain algérien visé par une récente fatwa. Il n'en est pas de même d'un monde sans liberté où il n'aurait pas sa "place".

<p>Kamel Daoud, écrivain et journaliste algérien, auteur de "Meursault contre-enquête" suivra Charlie "où il va".</p>
Kamel Daoud, écrivain et journaliste algérien, auteur de "Meursault contre-enquête" suivra Charlie "où il va".
© Ulf Andersen / SIPA
Par *
C'est la mécanique du 11 : un Allahouakbar, quelques assaillants, plusieurs morts, des analystes sur des plateaux TV, des rassemblements, un slogan, un plan Global War bis, des théories de complots, des gens en pleurs puis un président qui appelle au rassemblement et promet le châtiment. Ensuite les trois ou quatre religions du coin qui condamnent, des extrémistes qui rappellent qu'ils ont déjà tout prévu, des proches des morts qui témoignent et des musulmans qui clament que prier n'est pas tuer. La mécanique est sans nuances : l'un des policiers abattus à terre s'appelle Ahmed, rapportent les gens, mais cela ne sert à rien : la mécanique du "11/9" a le nom d'Allah, pas le prénom d'Ahmed. Lassant. Du remake sur un remake pour l'Algérien que je suis, enfant de la guerre des années 90. Épuisant pour les mots. Rien à dire. La nuit à regarder la Global Télévision, à écouter les condamnations et les désolations, mais cela ne sert à rien, ou presque. Cela ne suffit plus. "Je suis Charlie" contre "Je suis Allah" avec au milieu "Je ne suis rien" ou presque. Étouffement.

La fable des trois otages

C'est la fable des trois otages pris en otage par Daech dans le Sahara mondial unifié : Dieu, le musulman tiède et insonore et le Blanc, dessinateur, chrétien, juif ou différent ou passant ou lutteur de liberté dans le monde dit arabe. Dans le premier clip, on ne voit pas l'otage, il ne dit rien depuis des siècles et on lui fait dire ce que l'on veut par versets interposés. C'est l'otage imaginé ou l'otage qui imagine notre univers. C'est un clip mental, dans la tête du djihadiste : "Je suis Allah" car "Allah m'a dit". Le djihadiste se proclame Dieu en bras d'honneur à la chrétienté qui a proclamé Dieu en l'homme. Le deuxième, c'est l'otage à moitié visible : le musulman qui ne dit rien et que l'on "double" ; ce n'est pas lui qui tire mais ce sont ses lèvres qui bougent. C'est l'otage numéro deux : on peut le délivrer mais seulement si lui-même veut l'être, accepte le modèle Stockholm sans le syndrome de Stockholm (avec le djihadiste) et qu'il commence par le premier pas sur la Lune : rejeter mais aussi relire ses livres, faire le tri entre ses poubelles et ses imams, accepter que sa religion est à penser, revoir, corriger, et qu'il se hâte à rejoindre l'humanité au lieu de la ralentir ou de lui tirer dans le dos. Le troisième otage est l'Autre : un dessin, un mot, un livre, un Blanc, une feuille ou un touriste ou un Ahmed qui était au milieu.

Le tueur est l'enfant de qui ?

Lassitude. Il ne suffit plus de condamner : cela mène à la tristesse et au ramassage de feuilles mortes. Il est utile de rappeler que le prénom d'Ahmed n'est pas le nom d'Allah mais cela suffit à peine. Dire que le tueur ne représente pas l'islam ou les musulmans est bien, mais comme une fleur qui ouvre sa bouche dans un orage. Il faut donc y aller. Trancher. Pousser et sommer. Se poser la question véritable : le tueur est l'enfant de qui ? D'où vient le djihadiste ? On ne naît pas djihadiste, on le devient. À cause de la guerre, des livres saoudiens, de leurs satellites, cheikhs, fatwas, avis, imams, théologiens qui inondent le monde et farcissent les âmes. Il faut désigner la matrice. Et la détruire.

À l'horizon, une multitude de questions

Demain est un monde dur et muet comme une porte fermée pour moi. Condamné en double : par une fatwa et par une géographie. Où aller pour les gens comme moi ? Lentement revenir à soi, accepter sa voie : je ne sais rien faire d'autre que défendre ma liberté et ma présence au monde ; contre ceux qui me tuent, contre ceux qui me prennent pour le tueur. Je n'ai pas où aller, mais je sais dans quelle direction je vais. Je n'ai pas peur de mourir, mais j'ai peur que le tueur gagne et fabrique un monde où je n'aurais pas de place. C'est cela. Je suis aussi Charlie et je le suis où il va.

* Auteur de "Meursault contre-enquête", Prix François-Mauriac et Prix des cinq continents de la Francophonie en 2014.

http://afrique.lepoint.fr/