lundi 19 janvier 2015

«La burqa procure un sentiment de jouissance» ELISABETH BADINTER


«La burqa procure un sentiment de jouissance»

ELISABETH BADINTER
  
Le Tessin vote ce dimanche sur l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public. En Angleterre, plusieurs politiciens réclament une loi pour encadrer le port du voile. La philosophe française a fait de la laïcité l’un des combats de sa vie.
Elisabeth Badinter chez elle à Paris. «Bien sûr que vous pouvez me photographier en train de fumer. Je m’en fiche.»
Elisabeth Badinter chez elle à Paris. «Bien sûr que vous pouvez me photographier en train de fumer. Je m’en fiche.»
Image: Sébastien Anex
Quand on s’invite chez la philosophe Elisabeth Badinter pour parler du port de la burqa, elle répond: «Je vous attends de pied ferme.» Depuis la première polémique en France sur le voile à l’école en 1989, la défenseuse de l’égalité et de la laïcité n’a jamais baissé pavillon. Il y a quatre ans, elle signait dans la presse une petite chronique incendiaire à l’adresse des femmes qui portent volontairement la burqa: «Sommes-nous à ce point méprisables et impurs à vos yeux pour que vous nous refusiez tout contact…?» Un texte qui fait encore le buzz aujourd’hui en France où malgré les lois, rien n’est réglé.
Pourquoi ne supportez-vous pas la vue d’une femme en burqa?
Parce qu’elle peut me voir et moi pas. Je ne sais pas à qui j’ai à faire. Elle, elle peut me détailler des pieds à la tête. C’est une situation insupportable. Après tout, ça pourrait être un homme que je n’en saurais rien. Cela ne relève pas de la philosophie mais de la civilité. La civilité, c’est la réciprocité. Porter la burqa est un écart insupportable à un minimum de civilité. Voilà tout.
Pourquoi est-ce si important de montrer son visage?
Lisez Levinas. Montrer son visage, c’est montrer sa personnalité, ses sentiments. On peut sourire, être sombre, fermé ou au contraire avenant. Grâce au visage s’établit un lien entre les gens. Le cacher, c’est une rupture du triptyque républicain: non seulement la liberté et l’égalité sont bafouées, mais la fraternité est impossible.
Vous insistez sur le fait que le vêtement crée une inégalité entre les hommes et les femmes. C’est pour cela que ça énerve tant la féministe que vous êtes?
C’est la raison qui m’a fait monter au créneau quand on a vu les premières burqas en Afghanistan, en effet. La femme est immédiatement désignée comme la source du péché de l’homme: cache ton visage pour ne pas me provoquer! C’est totalement inégal. Cela me fait penser à l’interdiction de la prostitution: les femmes deviennent responsables du péché des hommes. Il n’y a plus du tout d’équilibre entre les sexes. C’est la rupture absolue du chemin vers l’égalité auquel, nous, dans notre culture, nous tendons.
Vous dites en même temps qu’elles se cachent et qu’elles s’exhibent en arborant un attribut religieux. C’est paradoxal…
C’est le paradoxe de la supériorité: elles vous voient, s’exhibent, mais ne sont pas vues. Si vous n’avez jamais fait l’expérience de mettre une burqa, vous ne pouvez pas savoir à quel point c’est épouvantable.
Et vous, vous avez essayé?
Oui, une fois. La burqa est en vente partout dans le XIXe arrondissement à Paris. Je ne l’ai pas achetée, c’est une amie qui me l’a fait essayer. Je peux vous dire que c’est très inconfortable.
Comment se sent-on dans la peau d’une femme voilée?
C’est difficile à dire parce que ma situation était artificielle. Si elle est portée volontairement, la burqa donne à la femme un sentiment de jouissance et de toute-puissance: regardez-moi, je l’ai mise, et ça m’est bien égal ce que vous pensez!
Et toutes celles qui la portent parce qu’elles y sont contraintes?
Ce n’est évidemment pas la même chose. Elles la supportent tant bien que mal. Porter le voile intégral, ce n’est pas un signe isolé. C’est lié à d’autres obligations. Les femmes ont lutté en Occident pendant plus d’un siècle pour obtenir certains droits, et puis arrivent ces femmes qui disent que ces combats sont nuls et non avenus. Ce n’est vraiment pas compatible.
Faut-il pour autant interdire tout ce qui vous dérange?
Il y a beaucoup de choses qui me dérangent sans que je demande leur interdiction. J’ai vu un jour rue de Varenne un monsieur traverser en caleçon. Ça me dérange, mais ça n’est pas à interdire. On voit des gens qui sont habillés de manière stupéfiante aujourd’hui dans les rues, mais ça ne regarde qu’eux. Il y a deux choses que l’on interdit: la nudité et l’absolue invisibilité du visage. Parce que cela contrevient à nos règles.
Vous préférez que les femmes musulmanes se cachent à la maison et reproduisent ce que vous dénoncez dans vos ouvrages sur l’égalité: elles au foyer et les hommes aux affaires de la cité?
Eh bien oui qu’elles restent à la maison! Elles sont déjà enfermées dans leur vêtement. Au moins, elles ne seront pas obligées de mettre la burqa chez elle. C’est leur affaire, pas la mienne.
Vaut-il vraiment la peine de débattre et de légiférer pour quelque 2000 femmes en burqa en France et peut-être 100 à 150 en Suisse, en majorité des touristes des pays arabes? Ne vaudrait-il pas mieux jouer l’indifférence?
Cela ne me semble pas la bonne réponse. Nous assistons à une augmentation massive de ces comportements. On voit bien qu’il y a une volonté d’aller toujours un peu plus loin. Prenez le halal, un autre réquisit. Des enfants ne mangent rien du tout à la cantine parce qu’ils ont peur de manger non halal. Pour peu que vous ayez aussi une communauté juive orthodoxe au même endroit, il faudra du casher. Comment faire? L’indifférence me poussera à me plier aux exigences des uns et des autres: ce n’est pas seulement une défaite des principes, c’est ne plus maîtriser où l’on va. On m’a raconté que dans une crèche parisienne, une dame des cuisines a demandé récemment: il y a combien de cochons cette semaine? Voilà comment on appelle les enfants qui mangent du porc: des cochons! Faire mine qu’on ne voit rien, c’est la porte ouverte à un peu plus de prosélytisme.
Êtes-vous tout aussi sévère envers l’intégrisme juif, vous qui êtes de confession juive?
Oui. Comme disait mon papa qui était très croyant: on met sa kippa quand on prie Dieu, à la synagogue ou chez soi. Pas à l’épicerie. J’ai les yeux ouverts sur tous.
Si vous êtes aussi virulente dans ce combat contre la burqa, est-ce parce qu’il est au carrefour de deux de vos convictions: l’égalité entre hommes et femmes et la laïcité?
Parfaitement. Je double ma virulence.
Lequel de ces deux combats vous tient-il le plus à cœur?
Question difficile. La laïcité, je crois. Enfin: je trouve que le combat pour les femmes a bien avancé en trente ans. Il y a encore à faire, mais j’ai confiance. On va vers le mieux. Tandis qu’avec la laïcité, on va vers le pire. Je crois que les deux sont liés. Il faut une société laïque pour que les femmes puissent conquérir toutes leurs libertés et l’égalité avec les hommes. C’est peut-être parce que ce combat pour la laïcité me semble, je ne vais pas vous dire perdu, mais en grand danger que je suis si en colère sur cette affaire. Et tout ça, en plus, et ça me déchire, avec la participation active de la gauche, voire de l’extrême gauche.
Auriez-vous la même attitude dans un pays comme la Suisse où la laïcité fédérale n’existe pas?
Je suis incapable de vous répondre. L’expérience de la guerre pèse beaucoup sur ma position. Mes parents étaient reconnaissants que, grâce à la laïcité française, ils ne soient pas définis par leur identité religieuse. Nous savons ce que ça coûte d’être définis d’abord par son appartenance confessionnelle.
Vous auriez voté pour interdire la construction de nouveaux minarets comme en Suisse?
Non. Ça, je n’ai pas apprécié. On ne parle là que d’édifices. C’était une blessure inutile.
La France a des lois pour garantir la laïcité. Notamment contre le port de la burqa dans l’espace public. Et pourtant, elles ne sont pas respectées. Quand la police veut amender une femme en burqa, cela provoque une émeute. Faire des lois, ça ne sert plus à rien?
Ce n’est pas seulement sur les questions religieuses que les lois ne sont plus respectées. Nous vivons dans une société anarchique. Mais il ne faut pas abandonner les lois, c’est l’affirmation d’un principe.
Que voulez-vous dire par «société anarchique»?
Nous assistons à un bouleversement de la notion de liberté. La philosophie des Lumières a défini la liberté de façon révolutionnaire: j’obéis aux lois que je me suis données et la minorité s’y soumet. Aujourd’hui, la liberté signifie: je fais ce que je veux. C’est-à-dire que j’obéis à mes envies, à mes désirs, mais pas nécessairement à la raison ni à la loi. Parallèlement s’est développé le multiculturalisme. Chacun fait ce qu’il veut, et dans le multiculturalisme, cela se traduit par: chaque communauté fait ce qu’elle veut. Je suis en profonde opposition avec tout cela. Je pense que si l’on a voté en France le mariage des homosexuels, ce n’est pas au nom de leur différence, mais de leur ressemblance avec les autres. Nous appartenons tous au même genre humain. Donnons la priorité à ce qui nous unit plutôt qu’à ce qui nous distingue.
Comment sortir de ce que vous appelez le «désert philosophique»?
J’avoue que je suis un peu désemparée. Cela me peine beaucoup de constater que ma génération a été incapable de théoriser les bouleversements actuels dus à la mondialisation. Personne n’a vu venir les conséquences incroyables d’Internet – bouleversements des relations, de la sexualité, de l’intimité, etc. On a été pris de court. Qu’a-t-on fait faux? Nous avons, les uns et les autres, accouché de très peu de choses qui disparaîtront avec le temps. On peut estimer que le marxisme et le léninisme ont des effets pervers. Mais quelqu’un a pensé le monde de demain: c’était Marx. Le Marx d’aujourd’hui existe peut-être, mais on ne le connaît pas encore.
Vous êtes fatiguée de vos combats?
Je me sens dans l’ambiguïté. J’arrive à la conclusion que l’on ne convainc que les gens qui partagent déjà votre opinion. Les autres ne veulent pas vous entendre, ils ne veulent que vous combattre. Mais par ailleurs, même si je vais bientôt avoir 70 ans, je suis incapable de me taire. Renforcer l’avis des gens qui pensent comme moi, c’est les aider à ne pas se décourager. Pour eux, je repartirai au combat. 
Par Christine Salvadé
(Le Matin)http://www.lematin.ch/

En dates

1944  Naissance 

Elisabeth Badinter est la fille de Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de Publicis, et de Sophie Vaillant. 

1966 Mariage 

Elle épouse Robert Badinter et devient agrégée de philosophie. Ils auront trois enfants. 

1980  Auteure 

Elle publie son premier ouvrage sur l’amour maternel. Suivront d’autres sur l’égalité, le Siècle des Lumières et le féminisme. 

1989  Laïcité 

Après l’affaire des trois élèves portant le foulard au collège de Creil, elle signe un manifeste «Contre le Munich de l’école républicaine». 

2013  Baby Loup 

Marraine de la crèche privée déboutée pour avoir licencié 
une éducatrice portant le voile, elle milite pour une nouvelle loi antivoile.

«Ne punissons pas les clients des prostituées!»


Une proposition de loi visant à pénaliser le recours aux prostituées devrait être débattue à l’Assemblée nationale française en novembre prochain. La députée socialiste Maud Olivier a déposé mardi dernier un rapport parlementaire allant dans ce sens. Déjà, la France s’échauffe autour de ce qui sera l’un des grands débats de cette fin d’année. 

La philosophe Elisabeth Badinter entend bien ne pas rester en retrait: «Je suis archiopposée à la pénalisation des clients des prostituées, archiopposée à la prohibition de la prostitution. Réclamer la pénalisation est une position à la fois idéologique et morale qui n’a strictement aucune efficacité. Cela peut même péjorer encore le sort des prostituées qui sont obligées de se cacher, comme en Norvège par exemple. Nous avons acquis avec le féminisme le droit à la libre disposition de son corps. Le problème à régler est celui des mafieux, des esclavagistes de l’Est et d’Afrique noire. Ce sont eux qu’il faut viser. Il est absolument indispensable de laisser aux femmes qui veulent se prostituer sans y être contraintes par un tiers le droit de le faire. Que l’on interdise de vendre ses yeux ou son rein parce que c’est une mutilation irréversible, je le comprends. Mais qu’on utilise l’argumentation de la marchandisation du corps pour interdire la prostitution libre me semble très proche du despotisme. Les boxes comme à Zurich? Je préfère ça. Les filles sont de plus en plus en danger, c’est un moyen de les protéger. Mais si on interdit la prostitution, on va les mettre encore plus en danger.»