lundi 19 janvier 2015

"La radicalisation salafiste est un sujet tabou depuis longtemps"

Ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense, maître de conférences à Sciences Po, Pierre Conesa a publié en décembre 2014 un rapport sur la contre-radicalisation islamiste pour l'Association française des victimes du terrorisme. Interrogé par "Marianne", il avance des propositions politiques concrètes et évoque les raisons pour lesquelles, selon lui, l'administration française a toujours ignoré ces questions.
Marianne : Vous avez publié en décembre 2014 un rapport sur la contre-radicalisation pour l’Association française des victimes du terrorisme (document à découvrir en fin d'article) dans lequel vous faites des propositions. Vous dites qu’il est par exemple essentiel de bien désigner la cible. Serait-on déjà en train de faire fausse route ?
Pierre Conesa : Désigner la cible est essentiel parce qu’en ce moment la communauté musulmane se sent pointée dans son ensemble alors que la cible ne concerne qu’une certaine partie qui ont une approche « totalitaire » de l’islam. C’est-à-dire le salafisme qui revendique le dogme dans toute sa pureté et l'islam dans son acception légale, c'est-à-dire la charia. On me dit qu’il y a des salafistes quiétistes. S’ils sont quiétistes, ils vont nous aider à lutter contre les djihadistes. C’est une façon de les mettre au pied du mur. S’ils se disent républicains à eux de nous aider à lutter. La désignation de la cible permet de faire la différence entre ceux qui veulent lutter contre la radicalisation et les autres. C’est extrêmement important.
Pour l’instant, l’essentiel des propositions que l’on entend relèvent du répressif et de l’augmentation des moyens dans le renseignement et la police. Vous faites des propositions qui sont plus politiques ?
Je ne suis pas dans la « déradicalisation ». La contre-radicalisation, c'est vraiment de la politique. On ne peut pas faire de ce travail de contre-radicalisation un appendice unique de la politique policière, donc je suis pour que l’on sorte le bureau des cultes du ministère de l’Intérieur. Il faut le basculer à Matignon ou à la Justice. Par ailleurs, c’est un travail que l’on ne pourra pas faire sans les élites de la communauté musulmanes. Sinon, qui va tenir le discours théologique ? Qui va constituer le réseau d’alerte avancé quand on sait que les services de police ne peuvent pas rentrer dans certaines mosquées ? Ce réseau doit s’appuyer sur les collectivités locales et les associations musulmanes. Et il faut aider ces dernières car elles deviendront vite des cibles des salafistes. Il faut donner à ces associations, un statut et des moyens. Certains modérés ont accès aux médias, mais ce ne sont pas eux qui ont le pouvoir au sens politique. Le CFCM n’est représentatif de rien.
Ensuite, pour faire du contre-discours, il faut d'abord connaître le discours. Pour cela, il faut créer un observatoire des sites francophones djihadistes et salafistes. Parce que les jeunes qui partent en Syrie, la plupart ne parlent pas arabe. C’est un observatoire qui  doit être à vocation publique, il ne doit pas dépendre des services de renseignement. Pour générer du contre-discours, il faut des chercheurs, des communicants, des journalistes. Et les chercheurs universitaires n’ont pas les moyens de le créer. C'est donc à l’Etat de financer cet observatoire. Mais qu’il ne le contrôle pas. Mon dernier souhait, c’est que la France revendique un siège à l’Organisation de la coopération islamique. Un pays qui a plus de 4 millions de musulmans sur son territoire doit être présent dans les instances représentatives internationales de l’islam.
Quels commentaires vous inspirent le processus de radicalisation des trois terroristes, les frères Kouachi et Coulibaby, à l’origine des attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes ?
On ne sait pas encore grand-chose sur eux. Mais ce sont des gens qui ont probablement appliqué une nouvelle réglementation théologique qui s’appelle la taqiya, c’est le droit de dissimuler pour le plus grand bien de la rue. C’est un concept chiite au départ, qui permettait l’art de la dissimulation pour résister aux sunnites. Ce concept a été repris par les sunnites selon l’idée que pour échapper à la police, il faut dissimuler sa pratique de la religion. Il a été très appliqué dans les prisons pour échapper aux services de renseignement qui opéraient en milieu carcéral, parce que les musulmans très pratiquants étaient évidemment largement surveillés et identifiés. Maintenant, on assiste donc à un phénomène nouveau où ce ne sont plus les plus radicaux qui appellent à la prière par exemple. C’est ce qui explique que quand les personnes ciblées par les services de renseignement pensent qu'elles commencent à être surveillées, elles ont tout le comportement qu’on attend d'elles. Elles rentrent dans le rang, cherchent du travail. Et à un moment, on les perd. C’est pour ça qu’il faut étudier de près le rôle des femmes qui est devenu très important. Dans le cas de Coulibaby, c’est sa femme qui faisait passer les messages.
Il semble que les liens entre Amedy Coulibaly et les frères Kouachi se soient noués en prison. La prison doit-elle être une priorité de cette politique de contre-radicalisation ?
On s’est beaucoup focalisé sur les prisons et c’est vrai que le milieu carcéral est un lieu de radicalisation mais 80% des jeunes qui partent en Syrie ne sont pas passés par la case prison. C’est un vieux problème que les politiques ont toujours refusé d'embrasser dans sa totalité, confortant l'argumentaire des prédicateurs salafistes en prison selon lequel l'islam (qui est la religion la plus représentée en prison) n'est pas traitée à égalité avec les autres religions. Aujourd'hui la moyenne d'âge des aumôniers est élevée, souvent ce sont des retraités qui exercent bénévolement et cela leur coûte de l'argent. Je sais que l'administration pénitentiaire est l'administration la plus active pour identifier la radicalisation et dans les prisons la situation est plutôt bien connue car il y a eu beaucoup d’études, notamment celles de Farhad Khosroskhavar (lire son entretien dans Marianne en kiosques,ndlr). Ce qui me paraît plus important est de savoir ce que l’on fait des cas les plus inquiétants après la fin de leur peine.
Manuel Valls a indiqué que près de 1 400 djihadistes français ou résidents en France sont« concernés » par des départs pour combattre en Syrie et en Irak. C’est un chiffre en augmentation constante. Que peut faire l’Etat pour enrayer ces vagues de départs ?
Il faut faire voter une loi qui interdise à tout Français d’aller se battre dans une zone couverte par une résolution de l’ONU. C’est une loi qui, sur le principe, est tout à fait logique et même assez simple. La raison pour laquelle les politiques n’osent pas aller dans ce sens-là, c’est que cela interdirait à tout français juif qui fait son service militaire au sein de Tsahal d’aller se battre dans les territoires occupés. Je vous rappelle le cas du soldat franco-israélien Gilat Shalit qui a fait son service militaire en Israel, et dont on a fait un héros parce qu’il était détenu par le Hamas. Mais il faut savoir ce qu’on veut…
Le refus des amalgames et les idéologies antiracistes ont longtemps interdit d'aborder la question islamiste en tant que telle. On fait mine aujourd’hui de découvrir les problèmes à l’école ou que ces idéologies meurtrières s'articulent autour d'un système de croyances précis. A votre connaissance l’administration française s’est-elle emparée du problème ?
Quand il y a eu la conférence de presse des familles d’enfants partis en Syrie, Jean-Marc Ayrault s’est senti obligé de commander un rapport à un préfet. Comment imaginez-vous qu’un préfet va critiquer le quai d’Orsay, ou mettre en cause l’organisation du ministère de l’Intérieur ou bien encore expliquer qu’il faut imaginer une structure de contre-radicalisation qui soit extérieure à l’administration ? C’est impossible. On est donc dans un système qui s'autocensure. Dans mon rapport, je cite le cas du rapport Obin de 2004 contre lequel une alliance de nos grands penseurs, à laquelle il faut ajouter la passivité de l'administration de l'Education nationale, a obtenu le résultat le plus fréquent dans ce genre de situation complexe : ne rien faire ! Or le rapport demandait simplement qu'on ouvre un débat qui permette de ne pas laisser les enseignants seuls face au problème de la montée des radicalismes religieux de toutes natures (témoins de Jéhovah, radicalisme juif et évidemment musulman...). Mais c’est un sujet tabou depuis longtemps. Mohamed Arkoun, qui était un philosophe et un grand islamologue, avait déjà travaillé sur le sujet dans les années 80 pour l’Education nationale. Son travail a été complètement saboté pour des raisons administratives. Je fais le recensement dans le rapport d’une vingtaine de projets essentiels qui n’ont jamais vu le jour. On part donc de très loin. La question des aumôniers en prison, l’enseignement de la théologie étaient déjà abordés par Mohamed Arkoun. L’administration n’y a jamais apporté de réponses. Aujourd’hui, on peut reprendre le dossier.
Cela nécessiterait également une révision de la politique étrangère de la France. Pour le moment, le discours de Laurent Fabius sur l’Arabie saoudite et le Qatar n’a pas varié d’un pouce…
Il y a une génération de néoconservateurs dans la sociologie du ministère des Affaires étrangères qui est complètement déconnectée des réalités de terrain et le ministre n'en est que le sommet. Le président lui-même est un homme qui manquait d’expérience internationale. Il faudrait véritablement s'arrêter et réfléchir sur les différents axes de la politique extérieure, mais la pression médiatique rend obligatoires les annonces ou alors l'immobilisme pour faire croire que la France tient fermement à ses principes...
Propos recueillis par
Régis Soubrouillard
Journaliste à Marianne, plus particulièrement chargé des questions internationales