L’hostilité assumée d’une partie de la jeunesse aux valeurs républicaines pose la question d’une réforme de l’école. Comment mieux accueillir ceux qui se sentent discriminés ? Réponses de François Dubet, sociologue.
Ecole et discriminations. Les deux domaines de recherche sociologiques de François Dubet pourraient paraître éloignés et pourtant, ils sont totalement connexes. Car depuis près de vingt ans, l’auteur de "L’hypocrisie scolaire" (Seuil, 2000) et de l’excellent "Les places et les chances" (Seuil, 2010) tire la sonnette d’alarme.
Sous son vernis méritocratique, l’école française est, dit-il, une "machine à fabriquer des inégalités", qui réserve les chances de réussite sociale à une élite déjà favorisée et exclut une grande partie, la moins bien lotie sur le plan socio-culturel.
Un état de fait ancien, mais qui prend une résonance nouvelle au moment où quelque 200 "incidents" ont été répertoriés dans l’enceinte des établissements scolaires, faisant suite aux attentats contre "Charlie Hebdo".
Voici l’extrait d’une interview que François Dubet avait donnée à "L’Obs" en février 2013, lors la sortie d’un essai qu’il coordonnait, "Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations" (Seuil).
Dans votre essai, vous citez le cas d’une enseignante qui, photographiant sa classe, "oublie" de prendre ses élèves les plus colorés... Est-il représentatif de ce qui se passe à l’école ?
- Non, c'est un cas particulier, car globalement il n'existe évidemment aucune volonté de discriminer chez les enseignants. Mais le fait est que l'école est une machine à fabriquer des inégalités. Le système est ainsi fait : les écoles reflètent les particularités socio-ethniques des quartiers qui les entourent. On y trouve donc des profils sociologiques identiques d'enfants éprouvant les mêmes difficultés scolaires, soufrant du même échec à la clé. Les élèves d'origine étrangère le savent, bien sûr. Du coup, ils se mettent à interpréter tous les incidents de la vie scolaire comme une traduction de la xénophobie supposée des enseignants.
Le fait est pourtant, écrivez-vous, que l'école française "ne sait pas quoi faire des différences".
- Absolument. La massification de l'enseignement a conduit les petits Français à passer de longues années à l'école, quelle que soit leur origine sociale, culturelle, religieuse, etc. Or les enseignants ne sont pas formés pour composer avec les spécificités des uns et des autres. L’institution scolaire doit apprendre à savoir quoi faire des différences plutôt que de souhaiter un retour de l'"école sanctuaire" où les problèmes sociaux, culturels et personnels n'existeraient pas. Mais c'est une fiction, car la société envahit l'école !
Mais l'idée du "sanctuaire" n'est-elle pas une manière de lutter contre les communautarismes ?
- Je crois que nous vivons surtout dans un fantasme de communautarisme. En France, on peut être le député des chasseurs de palombes sans être accusé de communautarisme, mais pas celui des minorités ! Pourtant, l'élection se doit de représenter la vie sociale : il y a des circonscriptions de paysans, d'ouvriers, de cadres et des circonscriptions de gens qui vont à la mosquée. Pourquoi ne pas l'assumer franchement ? C'est un système hypocrite. Nous sommes résolus à lutter contre les discriminations, mais personne ne semble encore prêt pour une seconde étape : tenir compte des caractéristiques culturelles, ethniques, religieuses du peuple français.
En tenir compte à quel point ?
- Observons l'exemple du Québec. Dans les années 1990, le pays a compris qu'il était métissé, qu'il ne fallait plus imaginer que sa population se convertirait massivement au catholicisme et parlerait comme Robert Charlebois ! Les Québécois se sont interrogés : pourquoi ne pas permettre aux citoyens de garder leur culture, d'être musulmans, d'origine indienne ou juifs orthodoxes, sans remettre en question les principes démocratiques et les libertés individuelles ? C'est ainsi qu'est née la politique des "accommodements raisonnables". Elle consiste à assouplir les normes réglementaires - par exemple celles du monde du travail - pour moins discriminer les minorités, mais sans contrevenir au respect de l'égalité des citoyens.
Il existe déjà un semblant d'"accommodements raisonnables" en France : dans les cantines, on offre un plat de substitution aux enfants ne consommant pas de porc, sans empêcher les autres d'en manger. Peut-être est-il l'heure d'aller plus loin ? Et en tout cas de réaliser que la France ne sera plus jamais 100% blanche, hétérosexuelle et chrétienne. Et qu'un jour peut-être nous ne serons plus inquiets qu'une jeune Française porte un voile si elle l'a choisi et paraît épanouie de le porter.
Propos recueillis par Arnaud Gonzague
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