LE MONDE |
La
police à Cologne, le 6 janvier, après les violences du Nouvel An contre les
femmes. ROBERTO PFEIL / AFP
Par Kamel Daoud (Ecrivain)
Que s’est-il passé à Cologne la nuit de la
Saint-Sylvestre ? On peine à le savoir avec
exactitude en lisant les comptes rendus, mais on sait – au moins – ce
qui s’est passé dans les têtes. Celle des agresseurs, peut-être ; celle
des Occidentaux, sûrement.
Fascinant résumé des jeux de
fantasmes. Le « fait » en lui-même correspond on ne peut mieux au jeu
d’images que l’Occidental se fait de l’« autre », le
réfugié-immigré : angélisme, terreur, réactivation des peurs d’invasions
barbares anciennes et base du binôme barbare-civilisé. Des immigrés accueillis
s’attaquent à « nos » femmes, les agressent et les violent.
Cela correspond à l’idée que la droite et l’extrême droite
ont toujours construite dans les discours contre l’accueil des réfugiés. Ces
derniers sont assimilés aux agresseurs, même si l’on ne le sait pas encore avec
certitude. Les coupables sont-ils des immigrés installés depuis
longtemps ? Des réfugiés récents ? Des organisations criminelles ou
de simples hooligans ? On n’attendra pas la réponse pour, déjà, délirer avec
cohérence. Le « fait » a déjà réactivé le discours sur « doit-onaccueillir ou
s’enfermer ? » face à la misère du monde.
Le fantasme n’a pas attendu les faits.
Le rapport à la femme
Angélisme aussi ? Oui. L’accueil du réfugié, du
demandeur d’asile qui fuit l’organisation Etat islamique ou les guerres
récentes pèche en Occident par une surdose de naïveté : on voit, dans le
réfugié, son statut, pas sa culture ; il est la victime qui
recueille la projection de l’Occidental ou son sentiment de devoir humaniste
ou de culpabilité. On voit le survivant et on oublie que le réfugié vient d’un
piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme.
En Occident, le réfugié ou l’immigré sauvera son corps mais
ne va pas négocier sa
culture avec autant de facilité, et cela, on l’oublie avec dédain. Sa culture
est ce qui lui reste face au déracinement et au choc des nouvelles terres. Le
rapport à la femme, fondamental pour la modernité de l’Occident, lui restera
parfois incompréhensible pendant longtemps lorsqu’on parle de l’homme lambda.
Il va donc en négocier les termes par peur, par compromis ou
par volonté de garder « sa
culture », mais cela changera très, très lentement. Il suffit de rien, du
retour du grégaire ou d’un échec affectif pour que cela revienne avec la
douleur. Les adoptions collectives ont ceci de naïf qu’elles se limitent à la
bureaucratie et se dédouanent par la charité.
Le réfugié est-il donc « sauvage » ? Non.
Juste différent, et il ne suffit pas d’accueillir en donnant des papiers et un
foyer collectif pour s’acquitter. Il faut offrir l’asile au
corps mais aussi convaincre l’âme
de changer. L’Autre vient
de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le
monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au
désir. L’accueillir n’est pas le guérir.
« La femme étant donneuse de vie et la vie étant perte de
temps, la femme devient la perte de l’âme »
Le rapport à la femme est le nœud gordien, le second dans le
monde d’Allah. La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée.
Cela dénote un rapport trouble à l’imaginaire, au désir de vivre, à la création et
à la liberté. La femme est le reflet de la vie que l’on ne veut pas admettre. Elle est
l’incarnation du désir nécessaire et est donc coupable d’un crime
affreux : la vie.
C’est une conviction partagée qui devient très visible chez
l’islamiste par exemple. L’islamiste n’aime pas la vie. Pour lui, il s’agit
d’une perte de temps avant l’éternité, d’une tentation, d’une fécondation
inutile, d’un éloignement de Dieu et du ciel et d’un retard sur le rendez-vous de
l’éternité. La vie est le produit d’une désobéissance et cette désobéissance
est le produit d’une femme.
L’islamiste en veut à celle qui donne la vie, perpétue
l’épreuve et qui l’a éloigné du paradis par un murmure malsain et qui incarne
la distance entre lui et Dieu. La femme étant donneuse de vie et la vie étant
perte de temps, la femme devient la perte de l’âme. L’islamiste est tout aussi
angoissé par la femme parce qu’elle lui rappelle son corps à elle et son corps
à lui.
La liberté que le réfugié désire mais n’assume pas
Le corps de la femme est le lieu public de la culture :
il appartient à tous, pas à elle. Ecrit il y a quelques années à propos de la
femme dans le monde dit arabe : « A qui appartient le corps
d’une femme ? A sa nation, sa famille, son mari, son frère aîné, son
quartier, les enfants de son quartier, son père et à l’Etat, la rue, ses
ancêtres, sa culture nationale, ses interdits. A tous et à tout le monde, sauf
à elle-même. Le corps de la femme est le lieu où elle perd sa possession et son
identité. Dans son corps, la femme erre en invitée, soumise à la loi qui la
possède et la dépossède d’elle-même, gardienne des valeurs des autres que les
autres ne veulent pas endosser par [pour] leurs
corps à eux. Le corps de la femme est son fardeau qu’elle porte sur son dos.
Elle doit y défendre les
frontières de tous, sauf les siennes. Elle joue l’honneur de tous, sauf le sien
qui n’est pas à elle. Elle l’emporte donc comme un vêtement de tous, qui lui
interdit d’être nue parce que cela suppose la mise à nu de l’autre et de son
regard. »
« On voit, dans le réfugié, son statut, pas sa
culture ; il est la victime. On voit le survivant et on oublie que le réfugié
vient d’un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme »
Une femme est femme pour tous, sauf pour elle-même. Son
corps est un bien vacant pour tous et sa « malvie » à elle seule.
Elle erre comme dans un bien d’autrui, un mal à elle seule. Elle ne peut pas ytoucher sans se dévoiler, ni l’aimer
sans passer par tous
les autres de son monde, ni le partager sans
l’émietter entre dix mille lois. Quand elle le dénude, elle expose le reste du
monde et se retrouve attaquée parce qu’elle a mis à nu le monde et pas sa
poitrine. Elle est enjeu, mais sans elle ; sacralité, mais sans respect de
sa personne ; honneur pour tous, sauf le sien ; désir de tous, mais
sans désir à elle. Le lieu où tous se rencontrent, mais en l’excluant elle.
Passage de la vie qui lui interdit sa vie à elle.
C’est cette liberté que le réfugié, l’immigré, veut, désire
mais n’assume pas. L’Occident est vu à travers le corps de la femme : la
liberté de la femme est vue à travers la catégorie religieuse de la licence ou
de la « vertu ». Le corps de la femme est vu non comme le lieu même
de la liberté essentielle comme valeur en Occident, mais comme une
décadence : on veut alors le réduire à la
possession, ou au crime à « voiler ».
La liberté de la femme en Occident n’est pas vue comme la
raison de sa suprématie mais comme un caprice de son culte de la liberté. A
Cologne, l’Occident (celui de bonne foi) réagit parce qu’on a touché à
« l’essence » de sa modernité, là où l’agresseur n’a vu qu’un
divertissement, un excès d’une nuit de fête et d’alcool peut-être.
Cologne, lieu des fantasmes donc. Ceux travaillés des
extrêmes droites qui crient à l’invasion barbare et ceux des agresseurs qui
veulent le corps nu car c’est un corps « public » qui n’est propriété
de personne. On n’a pas attendu d’identifier les coupables, parce que cela est
à peine important dans les jeux d’images et de clichés. De l’autre côté, on ne
comprend pas encore que l’asile n’est pas seulementavoir des
« papiers » mais accepter le
contrat social d’une modernité.
Le problème des « valeurs »
Le sexe est la plus grande misère dans le « monde
d’Allah ». A tel point qu’il a donné naissance à ce porno-islamisme dont
font discours les prêcheurs islamistes pour recruter leurs
« fidèles » : descriptions d’un paradis plus proche du bordel
que de la récompense pour gens pieux, fantasme des vierges pour les kamikazes,
chasse aux corps dans les espaces publics, puritanisme des dictatures, voile et
burka.
L’islamisme est un attentat contre le désir. Et ce désir
ira, parfois, exploser en
terre d’Occident, là où la liberté est si insolente. Car « chez
nous », il n’a d’issue qu’après la mort et le jugement dernier. Un sursis
qui fabrique du vivant un zombie, ou un kamikaze qui rêve de confondre la
mort et l’orgasme, ou un frustré qui rêve d’aller en Europe pour échapper, dans
l’errance, au piège social de sa lâcheté : je veux connaître une
femme mais je refuse que ma sœur connaisse l’amour avec un homme.
Retour à la question de fond : Cologne est-il le signe
qu’il faut fermer les portes
ou fermer les yeux ? Ni l’une ni l’autre solution. Fermer les portes
conduira, un jour ou l’autre, à tirer par les
fenêtres, et cela est un crime contre l’humanité.
Mais fermer les yeux sur le long travail
d’accueil et d’aide, et ce que cela signifie comme travail
sur soi et sur les autres, est aussi un angélisme qui va tuer. Les réfugiés et les
immigrés ne sont pas réductibles à la minorité d’une délinquance, mais cela
pose le problème des « valeurs » à partager, à imposer, à défendre et
à faire comprendre. Cela
pose le problème de la responsabilité après l’accueil et qu’il faut assumer.
Kamel Daoud est un écrivain algérien. Il est
notamment l’auteur de Meursault, contre-enquête (Actes
Sud, 2014), Prix Goncourt du premier roman. Il est également chroniqueur au Quotidien
d’Oran. Cet article a d’abord été publié en Italie dans
le quotidien La Repubblica.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/31/cologne-lieu-de-fantasmes_4856694_3232.html#yc4KwsrVhSf5HDlx.99