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La police à Cologne, le 6 janvier, après les agressions sexuelles perpétrées contre des femmes pendant les fêtes du Nouvel An. ROBERTO PFEIL / AFP
Essentialisme
Le texte repose sur trois logiques qui, pour être typiques d’une
approche culturaliste que de nombreux chercheurs critiquent depuis quarante
ans, n’en restent pas moins dangereuses. Pour commencer, Daoud
réduit dans ce texte un espace regroupant plus d’un milliard d’habitants et
s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres à une entité homogène, définie
par son seul rapport à la religion, « le
monde d’Allah ». Tous les hommes y sont prisonniers de Dieu et
leurs actes déterminés par un rapport pathologique à la sexualité. Le
« monde d’Allah » est celui de la douleur et de la frustration.
Certainement marqué par son expérience durant la guerre
civile algérienne (1992-1999), Daoud ne s’embarrasse pas de nuances et fait des
islamistes les promoteurs de cette logique de mort. En miroir de cette vision
asociologique qui crée de toutes pièces un espace inexistant, l’Occident
apparaît comme le foyer d’une modernité heureuse et émancipatrice. La réalité
des multiples formes d’inégalité et de violences faites aux femmes en Europe et
en Amérique du Nord n’est bien sûr pas évoquée. Cet essentialisme radical
produit une géographie fantasmée qui oppose un monde de la soumission et de
l’aliénation au monde de la libération et de l’éducation.
Psychologisation
Kamel Daoud prétend en outre poser un diagnostic
sur l’état psychologique des masses musulmanes. Ce faisant, il impute la
responsabilité des violences sexuelles à des individus jugés déviants, tout en
refusant à ces individus la moindre autonomie, puisque leurs actes sont
entièrement déterminés par la religion.
Les musulmans apparaissent prisonniers des discours
islamistes et réduits à un état de passivité suicidaire (ils sont
« zombies » et « kamikazes »). C’est pourquoi selon Daoud,
une fois arrivés en Europe, les réfugiés n’ont comme choix que le repli
culturel face au déracinement. Et c’est alors que se produit immanquablement le
« retour du grégaire », tourné contre la femme, à la fois objet de
haine et de désir, et particulièrement contre la femme libérée.
PSYCHOLOGISER DE LA SORTE LES VIOLENCES SEXUELLES CONTRIBUE
À PRODUIRE L’IMAGE
D’UN FLOT DE PRÉDATEURS SEXUELS POTENTIELS, CAR TOUS ATTEINTS DES MÊMES MAUX
PSYCHOLOGIQUES. PEGIDA N’EN DEMANDAIT PAS TANT
Psychologiser de la sorte les violences sexuelles est
doublement problématique. D’une part, c’est effacer les
conditions sociales, politiques et économiques qui favorisent ces actes
(parlons de l’hébergement des réfugiés ou des conditions d’émigration qui
encouragent la prédominance des jeunes hommes). D’autre part, cela contribue à
produire l’image d’un flot de prédateurs sexuels potentiels, car tous atteints
des mêmes maux psychologiques. Pegida n’en demandait pas tant.
Discipline
« Le réfugié est-il donc sauvage ? », se
demande Daoud. S’il répond par la négative, le seul fait de poser une telle
question renforce l’idée d’une irréductible altérité. L’amalgame vientpeser sur tous les
demandeurs d’asile, assimilés à une masse exogène de frustrés et de
morts-vivants. N’ayant rien à offrir collectivement
aux sociétés occidentales, ils perdent dans
le même temps le droit à revendiquer des
parcours individuels, des expériences extrêmement diverses et riches.
Culturellement inadaptés et psychologiquement déviants, les
réfugiés doivent avant toute chose être rééduqués. Car Daoud ne se contente pas
de diagnostiquer,
il franchit le pas en proposant une recette familière. Selon lui, il faut « offrir
l’asile au corps mais aussi convaincre l’âme
de changer ». C’est ainsi bien un projet disciplinaire,
aux visées à la fois culturelles et psychologiques, qui se dessine. Des valeurs
doivent être « imposées » à cette masse malade, à
commencer par le respect des femmes.
Ce projet est scandaleux, non pas seulement du fait de
l’insupportable routine de la mission civilisatrice et de la supériorité des
valeurs occidentales qu’il évoque. Au-delà de ce paternaliste colonial, il
revient aussi à affirmer, contre « l’angélisme
qui va tuer », que la culture déviante de cette masse de
musulmans est un danger pour l’Europe. Il équivaut àconditionner l’accueil
de personnes qui fuient la guerre et la dévastation. En cela, c’est un discours
proprement anti-humaniste, quoi qu’en dise Daoud.
De quoi Daoud est-il le nom ?
Après d’autres écrivains algériens comme Rachid Boudjedra ou
Boualem Sansal, Kamel Daoud intervient en tant qu’intellectuel laïque
minoritaire dans son pays, en lutte quotidienne contre un puritanisme parfois
violent. Dans le contexte européen, il épouse
toutefois une islamophobie devenue majoritaire. Derrière son cas, nous nous
alarmons de la tendance généralisée dans les sociétés européennes à racialiser
ces violences sexuelles.
Nous nous alarmons de la banalisation des discours racistes
affublés des oripeaux d’une pensée humaniste qui ne s’est jamais si mal portée.
Nous nous alarmons de voir un fait divers
gravissime servir d’excuse à
des propos et des projets gravissimes. Face à l’ampleur de violences inédites,
il faut sans aucun doute se pencher sur les
faits, comme le suggère Kamel Daoud. Encore faudrait-il pouvoir le faire sans réactualiser les
mêmes sempiternels clichés islamophobes. Le fond de l’air semble l’interdire.
Noureddine Amara (historien), Joel Beinin (historien), Houda
Ben Hamouda (historienne), Benoît Challand (sociologue), Jocelyne Dakhlia
(historienne), Sonia Dayan-Herzbrun (sociologue), Muriam Haleh Davis
(historienne), Giulia Fabbiano (anthropologue), Darcie Fontaine (historienne),
David Theo Goldberg (philosophe), Ghassan Hage (anthropologue), Laleh Khalili
(anthropologue), Tristan Leperlier (sociologue), Nadia Marzouki (politiste),
Pascal Ménoret (anthropologue), Stéphanie Pouessel (anthropologue), Elizabeth
Shakman Hurd (politiste), Thomas Serres (politiste), Seif Soudani
(journaliste).
- Collectif
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