Pourquoi la France est-elle ciblée ?
Société ouverte, carrefour géographique, guerres étrangères, djihadisme global, combattants étrangers et français en Syrie… Un faisceau de raisons convergentes permet de comprendre pourquoi le territoire français est devenu la cible des campagnes terroristes de l'organisation de l'État islamique.
La nature a horreur du vide, les terroristes l’adorent. Cela fait maintenant plusieurs décennies qu’ils profitent des différentes zones de non-droit, ou des territoires mal contrôlés, pour s’entraîner et préparer leurs actions. Il y a eu l’Irlande du Nord et les camps palestiniens au Liban dans les années 1970 et 1980. L’Afghanistan et la Libye dans les années 1980 et 1990. Le Yémen et l’Irak après l’invasion américaine de 2003. Aujourd’hui, il y a le Sahel et surtout la Syrie.
Les cibles extérieures (on ne parle pas ici des attentats internes aux pays où ces terroristes se forment et frappent comme le Yémen, l’Irak ou le Nigeria) évoluent elles aussi en fonction des groupes terroristes et de leurs objectifs, qui sont, il ne faut pas l’oublier, tout autant politiques que médiatiques : les États-Unis à la fin des années 1990 et en 2001, l’Espagne et la Grande-Bretagne en 2004 et 2005, la France aujourd’hui.
Si Al-Qaïda, et en particulier sa branche sahélienne (AQMI), appelle depuis des années à frapper l’Hexagone, elle n’y est jamais parvenue, se contentant d’actions sur le continent africain (prises d’otages, attaques de soldats ou d’expatriés). L’État islamique (ou Daech), au contraire, a réussi à meurtrir quatre fois la France en moins d’un an : tuerie à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher en janvier 2015, attaques dans l’Isère en juin et dans le Thalys en août et, vendredi 13 novembre, série d’attentats-suicides dans Paris.
Un faisceau de raisons convergentes permet de comprendre pourquoi le territoire français est désormais la cible numéro 1 de Daech. Passons-les en revue :
- L’État islamique (EI) a adopté une stratégie de djihad global en réponse aux attaques contre lui
Comme l’explique le journaliste David Thomson, spécialiste de la mouvance djihadiste, dans un entretien à Mediapart : « L’EI est passé depuis plus d’un an à une stratégie de djihad global, comparable à ce que faisait Al-Qaïda, et non plus à une stratégie de gain territorial et militaire. En septembre 2014, pour la première fois, le porte-parole officiel de l’EI, Abou Mohammed al-Adnani, enjoint aux membres de l’EI de tuer, par tous les moyens et partout, les ressortissants des pays membres de la coalition. » La coalition est celle qui s’est formée à la fin de l’été 2014 sous l’égide des États-Unis pour combattre l’émergence rapide de Daech et ses gains territoriaux en Syrie et en Irak.
La France en fait partie, au même titre que la Grande-Bretagne, l’Australie, le Canada, la Jordanie, le Maroc et plusieurs pays de la péninsule Arabique. Même si l’écrasante majorité des bombardements sont effectués par les Américains, la France fait partie des autres pays les plus actifs et qui s’en vante le plus. De plus, après avoir initialement limité ses frappes au territoire irakien, Paris a annoncé fin août 2015 qu’elle opérerait désormais aussi en Syrie.
- Le nombre de djihadistes français en Syrie
Selon le ministère de l’intérieur, il y aurait « plus de 520 jeunes Français ou résidents habituels sur notre sol présents en Irak et en Syrie. Près de 250 sont d’ores et déjà revenus en France alors que 700 ont manifesté des velléités de départ sur zone. 137 individus y ont trouvé la mort. D’une manière générale, près de 1 800 Français ou résidents habituels sont impliqués d’une façon ou d’une autre dans les filières irako-syriennes ».
D’après plusieurs études, les Français représentent le contingent occidental le plus important, loin devant les Britanniques, les Allemands ou les Belges. Parmi les autres pays du Maghreb ou du Proche-Orient qui « fournissent » le plus de soldats à Daech, on compte la Tunisie et le Maroc, deux anciennes colonies françaises. Selon les policiers français, Ayoub el-Khazzani, l’agresseur du Thalys, a effectué un séjour en Syrie, de même que le Français Mehdi Nemmouche, le tueur du Musée juif de Bruxelles. Les enquêteurs semblent également convaincus qu’Amedy Coulibaly, responsable de la prise d’otages et de la tuerie de l’Hyper Cacher, prenait ses ordres de Daech – sa compagne a d’ailleurs rejoint la ville de Raqqa, capitale officieuse de l’État islamique en Syrie.
Selon l’ancien patron du pôle antiterroriste de Paris, les djihadistes « ne rêvent que d’une chose, c’est d’attaquer la France. Ils ont plein de monde, ils ont trop de monde. Ils peuvent se permettre d’envoyer des kamikazes et de perdre des gens » (voir vidéo ci-dessous).
La France est le pays qui compte le plus de musulmans en Europe
- Les guerres de la France
De la même manière qu’Al-Qaïda se fonde initialement contre la présence des États-Unis sur le sol saoudien, les djihadistes font de l’implantation française dans des pays musulmans un casus belli. Le bombardement de la Libye (même s’il s’agissait d’aider les révolutionnaires, dont des islamistes, à se débarrasser de Kadhafi), l’intervention au Mali contre une coalition dirigée par des djihadistes, l’opération Barkhane, menée dans plusieurs pays du Sahel contre les réseaux islamistes, l’intervention en Centrafrique pour éviter un bain de sang à la suite de la déstabilisation du pays par des milices musulmanes, et maintenant les frappes en Irak et en Syrie, toutes ces actions sont vécues comme une provocation, voire une agression.
Dans la logique de l’islam radical pratiqué par Daech, les Français sont des infidèles qui foulent illégalement le vaste territoire du Prophète. Il convient donc de les combattre pour les faire partir. On a suffisamment qualifié l’idéologie de Daech de « moyenâgeuse » pour ne pas la prendre au mot : l’EI combat les « Croisés ».
- L’héritage colonial et la population de foi musulmane de la France
Sans revenir en détail sur la triste histoire de la décolonisation française et de la guerre d’Algérie (Charonne, octobre 1961), il est indéniable que l’héritage colonial de la France est un passé qui n’est jamais mort (pour reprendre l’expression de William Faulkner à propos du Sud des États-Unis). Il ne faut pas oublier non plus que la France a « administré » la Syrie et le Liban de 1920 à 1946.
Mais le plus important dans la logique de Daech est sans doute que la France est le pays qui compte le plus de musulmans en Europe (et de juifs également), et un parti xénophobe qui fait un carton dans les sondages et les urnes. Selon le vieux principe du « diviser pour mieux régner », il s’agit pour les terroristes et leurs commanditaires de dresser les communautés les unes contres les autres, comme ils le font sur leur territoire (sunnites contre chiites, chrétien et kurdes) : chrétiens et juifs contre musulmans, racistes contre « les arabes », pacifistes contre va-t-en-guerre, Front national contre front républicain, musulmans laïques contre musulmans islamistes… Comme le rappelle Marc Trevidic dans la même interview, à propos de la logique d’Al-Qaïda, épousée par Daech : « Il faut que les populations musulmanes se soulèvent, et pour cela il faut leur taper dessus » (voir également à ce propos l’interview de Pierre-Jean Luizard sur Mediapart).
Flux de combattants étrangers vers la Syrie (les chiffres datent de 2014). © New York Times- La France, société laïque et ouverte
La France est un des pays les plus farouchement laïques de la planète, parfois jusqu’à l’outrance. Cela contrevient bien entendu à l’idéologie wahhabite dont s’inspire Daech où la seule source de loi et d’interaction entre les gens est le Coran et ses hadiths. Les lois sur l’interdiction du port du voile à l’école en 2004 et sur l’interdiction du voile intégral dans les lieux publics en 2010 ont été perçues comme des agressions par les islamistes. La loi sur l’autorisation du mariage homosexuel en 2013 n’est qu’une goutte d’eau supplémentaire dans une coupe qui, pour les fanatiques musulmans, déborde déjà depuis fort longtemps.
Le terrorisme étant affaire d’efficacité autant que de symbolique, le fait que les cibles des attentats en janvier et novembre 2015 aient été la liberté d’expression (Charlie Hebdo), les juifs (Hyper Cacher), les bistrots et les lieux d’amusement (Paris, Stade de France) rentre parfaitement dans la logique de la destruction d’une société détestée par les soldats de Daech.
- La France est un carrefour géographique
Contrairement à la Grande-Bretagne ou aux États-Unis, protégés par mers et océans, ou aux pays du Sud et de l’Est de l’Europe qui contrôlent leurs frontières plus sévèrement, la France demeure un pays largement ouvert. Par voie terrestre, on n'y rentre que par des pays « amis », qui appartiennent à l’espace Schengen. Ainsi, quel que soit le renforcement de la sécurité intérieure et de la surveillance dans l’Hexagone, peu de choses empêchent les terroristes de se préparer et de s’armer en dehors des frontières tricolores avant d’y rentrer pour commettre leurs opérations meurtrières. On l’a vu lors des attentats de cette année 2015, dont les ramifications s’étendent souvent en Allemagne ou en Belgique.
source : http://www.mediapart.fr/
