Régis Debray en 2010. (ERIC DESSONS / SIPA)
L'Obs La mobilisation nationale consécutive aux assassinats perpétrés à «Charlie Hebdo» et à la porte de Vincennes pourrait-elle montrer plus de ressources républicaines et de capacités de sursaut qu’on n’en attribuait ces derniers temps à la France ?
Régis Debray Oui, à l’heure où nous parlons, c’est un formidable encouragement. «Quelque chose meurt en nous quand un ami s’en va.» Non. Quand des amis comme ceux-là s’en vont, morts au champ d’honneur, quelque chose de profond se réveille en nous tous. Challenge and response, défi et renouveau. Cela vaut pour les civilisations, comme pour les pays et les individus. Et cela vaut bien de passer sur la récupération bizarre, voire obscène, de joyeux francs-tireurs par tous leurs ennemis réunis, au dedans comme au dehors. Paris vaut bien une comédie unanimiste. La République vaut bien un quiproquo. On devrait pouvoir repartir. Imaginez des politiques à la hauteur ! On peut rêver.
Depuis plus de vingt ans, on le voit à nouveau dans ce livre «Un candide à sa fenêtre», votre réflexion porte sur le délitement de l’idée de France, sur l’espèce de déliquescence qui affecte le grand récit national, et l’antipathie sourde que ce dernier inspire même à beaucoup d’entre nous. Chez vous pourtant, cela ne débouche jamais, contrairement à tant d’autres aujourd’hui en France, sur un déclinisme sinistre. Qu’est-ce qui vous permet de garder espoir en ce pays ?
D’abord, le noble instinct de conservation. Et puis la langue, et l’humour – parce qu’au fond, le français, ma vraie patrie, c’est beaucoup plus grand que l’Hexagone. Il y a là une vitalité, une veine d’impertinence, une résilience qui ne renonce pas, en France, en Algérie, au Québec, au Liban. On est bien forcé pourtant d’observer chez nous un appauvrissement du vocabulaire, un tarissement du poétique, un «casse-toi pauv con» généralisé.
Mais il y a de la ressource. Quand vous lisez Kamel Daoud par exemple[«Meursault, contre-enquête», NDLR], vous vous dites : ah, il y a encore une mise des mots sous tension, une intensité d’écriture. Bien sûr, minoritaire. Mais, ça l’a toujours été. Malraux disait que la secte littéraire, c’était 10.000 personnes. Au-delà, c’est un malentendu. Ou un opportunisme.
Espoir d’ordre culturel, donc. D’ordre politique ? Je crains que de ce côté, on ne soit à la fin d’un cycle, celui qui est né aux alentours de 1789 et qui liait la lutte pour le pouvoir à une confrontation d’idées. La première a sans doute 50.000 ans, en tout cas 3.000 ans attestés. C’est une lutte d’intérêts, de factions, de clans. Mais la Révolution a inventé autre chose en France qui arrimait l’éternelle bagarre pour les places à une idée de l’homme et de l’avenir, à un universel. On a souvent l’impression qu’on en est revenu là-dessus au statu quo ante, «ôte-toi de là que je m’y mette».
[...]
L’agitation autour de l’islam ne cesse de monter en France. Outre les événements tragiques survenus à «Charlie Hebdo», le nouveau roman de Michel Houellebecq traite précisément de ces questions sur un mode polémique. Est-ce que vous pouvez comprendre le fait que certains voient dans cette religion un facteur de déstabilisation majeur pour les pays européens ? Ou est-ce qu’il y a là pour vous une panique excessive qui finit du reste par devenir autoréalisatrice ?
Evitons surtout la paranoïa. Il y a un problème sérieux lié non à l’immigration en soi, mais au fait que beaucoup d’enfants d’immigrés ne se sentent plus français et n’ont pas envie de le devenir. Aux Etats-Unis, les arrivants arborent le drapeau américain. Pourquoi ? Parce que les politiques y ont un petit drapeau étoilé sur le revers du veston, parce que, lorsque vous arrivez dans un aéroport, vous avez un stars and stripes de 10 mètres sur 20.
Nous, nous avons une classe dirigeante qui a honte de sa langue et de son lieu de naissance: c’est ringard, franchouillard, moisi. Comment voulez-vous que les immigrés se sentent un attrait pour ce qui rebute nos gens du bon ton ?
Le vrai problème, ce n’est pas la présence musulmane, du reste aussi éclatée et diverse que le monde chrétien de souche. C’est notre incapacité à nous faire aimer des nouveaux venus. C’est plus un problème franco-français qu’un problème franco-musulman. Pourquoi rien à la place du service militaire ? Pourquoi n’a-t on pas ritualisé la naturalisation comme le font les Etats-Unis, pourquoi «la Marseillaise» à l’école est-elle jugée pétainiste ? Leur religion biblico-patriotique rend les Américains confiants dans leur destin, parfois même un peu trop. Nous avions un équivalent dans le culte laïque de la patrie ou du savoir ou du progrès. Les fondements symboliques sont aux abonnés absents.
C’est la fierté qu’il faut désormais récupérer. Pourquoi est-ce que nous n’arrivons plus en France à mobiliser notre passé prestigieux et nos mythologies autrement que sur un mode muséal ? Les pays comme la Chine ou l’Inde entretiennent leur mytho-histoire. Chez nous, le mythe, Barthes aidant, passe pour un affreux mensonge. La Maison de l’histoire de France était mal partie, avec Sarkozy en initiateur, on avait envie de fuir. Mais cette affaire était révélatrice, comme je le dis dans mon «Candide».
Qu’est-ce qu’une nation ? C’est une fiction qu’on accepte parce qu’elle nous augmente. L’histoire s’en allant, ne nous restent que des mémoires, parcellaires et antagonistes. On est passé de la molécule aux atomes. Ça se paie. [...]
Propos recueillis par Aude Lancelin
Un candide à sa fenêtre. Dégagements II
par Régis Debray, Gallimard, 400 p.
par Régis Debray, Gallimard, 400 p.
Source : "l'Obs" du 14 janvier 2015.